Parmi les sept grands domaines retenus dans la rénovation du musée des
Arts et Métiers, celui de l'instrument scientifique rappelle que, comme tous
les autres métiers, ceux de la science nécessitent des outils. Objet technique,
l'instrument scientifique est lié autant à l'histoire de la science à laquelle
il s'associe, qu'à son propre développement. Aussi, cette double perspective
jusque-là occultée, constitue‑t‑elle un véritable problème muséologique posé à
la présentation des instruments scientifiques.
Un deuxième problème relatif à cette catégorie d'objets est la relative
imprécision que renferme la notion même d'instrument scientifique. En réfléchissant
sur la fabrication des instruments scientifiques du XVIIIe siècle, Jean‑Dominique
Augarde rappelle que l'on admet généralement comme tels, les instruments
primitfs de la mesure du temps et les globes, et que l'on en exclut, parfois,
les horloges[1].
Faut‑il, comme il se suggère, les diviser en fonction des disciplines
auxquelles ils se rapportent, au
risque, comme pour les instruments d'observation, de se trouver partagé entre
l'astronomie, l'optique, la biologie ou l'épistémologie des théories de la lumière
? Paolo Brenni indique que la définition varie selon l'époque, le contexte ou
la situation géographique, et propose diverses approches classificatoires[2] :
l'objet associé à la recherche scientifique (détecteur, mesureur… ), ou l'objet‑instrument
professionnel (type sextant ou théodolite), ou enfin, l'objet appareil‑didactique
qui permet de démontrer une propriété physique (appareil à montrer la propriété
des chocs par exemple). Cette dernière catégorisation s'inspire davantage de
l'histoire des sciences et du rôle fonctionnel de l'instrument : appareils
d'observation, modèles mécaniques, instruments d'électricité, etc. Elle semble
mieux répondre à la double exigence muséologique d'historicité et de technicité
déjà mentionnée, en permettant de situer l'objet au carrefour de diverses
intentions.
L'option alors retenue,
comment rendre l'objet intelligible au public ? Déjà James Bradburne a posé
la question : "pourquoi les intruments scientifiques sont‑ils si
muets, si opaques ?"[3].
Rendre lisible leur fonctionnement sans que la présentation muséale ne s'y réduise, suppose
une mise en perspective historique de l'apport des techniques. Ainsi, par
exemple, le dépouillement et la simplicité technique, voire la rusticité de la
balance de Coulomb en font un objet presque inintéressant aujourd'hui, au
regard du gigantesque jeu d'engrenages en bois qui, lui, retient l'attention.
Pourtant le rôle de la balance magnétique dans l'avancement des lois du magnétisme
et de l'électricité est incontournable.
Il est donc nécessaire de clarifier nos critères. Notre propos étant
centré sur le rôle de l'objet dans l'avancement des sciences, deux questions
interviennent : l'une relative à la hiérarchie des instruments à retenir,
et l'autre concernant leur antériorité dans la découverte scientifique.
Concernant les objets antérieurs au XIXe siècle, cette dernière question n'a, semble‑t‑il,
pas encore trouvé un consensus "Les
interférences entre la technique et la pensée scientifique sont encore
obscures. (… ) S'il paraît que le progrès technique n'a pu encore profiter du développement
scientifique, il est malaisé de savoir dans quelle mesure la pensée
scientifique a pu trouver un quelconque aliment dans les problèmes techniques.
Les deux thèses ont été soutenues sans que des arguments décisifs aient pu être
produits" [4].
A défaut de systématiser, une approche pragmatique serait de choisir
des instruments remarquables du point de vue de l'avancement des sciences. Mais
alors, comment déclarer qu'une découverte est cause de progrès scientifique ?
Et, plus encore, comment définir et caractériser le progrès
scientifique ?
Après quelques éléments de réponses préalables, nous préciserons notre
approche du champ des instruments scientifiques et en présenterons quelques uns
qui, répondant aux critères de progrès, ont fait date dans l'avancement des
sciences, et constituent de fait, les premiers rudiments d'un tableau indicatif[5].
Science et progrès scientifique[6]
Décrire et expliquer la nature, sans pour autant agir, tels sont les
objets de la science, selon Descartes dans le discours de la méthode :
"nous rendre maîtres et possesseurs
de la nature"[7].
Visée d'une réalité et production de concepts, la science est donc une représentation
abstraite du monde sans souci immédiat d'action ou d'efficacité pratique, ce en
quoi elle se distingue des savoirs techniques.
La succession de ses nombreux énoncés qui, vérifiés, au fil des temps,
prennent alors valeur de vérité, s'apparente au progrès scientifique que G.G
Granger caractérise par trois aspects :
- l'extension
d'un champ de connaissances (la découverte de la pile Volta est à l'origine de
toute l'électrocinétique)
- une précision
accrue (le perfectionnement de l'outillage d'observation en astronomie)
- une compréhension
meilleure, où comprendre signifie intégrer un fait ou une loi dans un système
de concepts qui apparaissent comme résultant de ce système ; plus
largement, c'est plonger une théorie dans une théorie plus large (passage de
l'alchimie à la chimie).
Ces critères marquent la différenciation du progrès
scientifique du progrès technique : il ne s'agira donc pas de confondre
l'apparition d'un objet révélateur d'un savoir technique nouveau, offrant une
meilleure capacité d'intervention, avec la mise au point d'un nouvel instrument
scientifique dont résulte un progrès de la science. Dans l'appréciation du rôle
joué par l'instrument, la recherche d'explications est donc première, au
service de l'avancée des sciences. C'est ce qui guidera notre choix des
instruments.
A propos d'instrument scientifique
La dénomination d'instrument scientifique s'étend à
des objets variés dont nous avons précédemment évoqué l'ambiguïté.
Si l'on se réfère à son origine, le terme instrument provient du latin
instrumentum, avec in qui veut dire
dans, et struo qui veut dire
construire, un instrument est donc un objet dont on se sert pour construire
quelque chose. Nous étendrons cette définition au domaine abstrait de la
construction de concepts. L'adjectif scientifique renvoie au domaine de la
science, domaine d'usage de l'instrument, qu'il s'agisse de mesurage, de démonstration
ou de recherche. Nous nous limiterons au domaine de la physique.
Notre choix s'appuyera en partie sur l'inventaire des
instruments scientifiques d'intérêt historique conservés en France et publié
par le Centre de documentation d'histoire des techniques qui a été effectué
dans les années 1960 sous les auspices du Comité national français d'histoire
et de philosophie des sciences dans le cadre d'un inventaire mondial. Cet inventaire est établi à partir des instruments qui ont servi à des
savants illustres, ou encore qui marquent un progrès dans l'évolution des
sciences. Les limites de notre propos nous force à sélectionner quelques
instruments seulement, que nous jugeons significatifs du progrès scientifique[8].
Les instruments anciens d'observation
astronomique
Les instruments de Tycho Brahe, et le renouvellement
des données astronomiques
Nous ne remontrons pas jusqu'aux lointaines origines
des connaissances scientifiques des civilisations préhelléniques, dont les
vestiges constituant déjà les premiers linéaments de ce qui deviendra la
science.
Considérons seulement la première des sciences
d'observation, l'astronomie, dont
les instruments remontent à des époques reculées, et dont les formes ont
cependant assez peu évolué malgré leur apparente diversité. Comme la science
elle‑même, ces instruments sont nés de certaines pratiques de la vie
quotidienne : mesure des dimensions des champs ou de l'écoulement du temps
par l'observation des astres, du soleil, avec l'arbalestrille, le gnomon,
l'anneau astronomique ou l'astrolabe[9].
L'observation reposait sur une visée réalisée à l'aide de pinnules et
d'alidades qui rendaient les premiers instruments lourds et massifs, et de médiocre
précision. Copernic (1473 - 1512) avait estimé qu'avec les instruments alors en
usage, une marge d'erreur de 10 minutes était un idéal inaccessible. Un siècle
plus tard, Tycho brahé (1546 - 1601) pense lui, non pas en minutes mais en
secondes. Il prend en compte le fait qu'avec des appareils de petites
dimensions, l'erreur de visée est forcément amplifiée. Soucieux de réformer les
tables établies par Copernic, et auxquelles il ne croyait pas, il construit des
appareils d'observation, plus légers et particulièrement grands pour l'époque,
comme personne n'en avait eu jusqu'alors. : son premier instrument, le
grand quadran pour la mesure des astres mesure 19 pieds de rayon ; le
sextant qu'il construisit pour mesurer les distances angulaires était de 5
pieds de diamètre, entièrement fait de laiton[10],
avec une division des cercles nouvellement conçue pour obtenir une précision
suffisante, soutenu par un parallélépipède en matière légère devant assurer la
planéïté des supports, qui alors, étaient souvent déformés sous le poids des
matériaux. On peut lire dans le texte qu'il fournit, l'intérêt de la
subdivision et des dispositifs de visée des intruments. Tycho Brahé laisse une œuvre
considérable d'observations méthodiques dont l'influence est forte : non
seulement le quart de cercle et les secteurs gradués deviendront les
instruments habituels des astronomes[11],
mais les mesures deviennent plus précises et sytématiques, conduites
durablement pour suivre l'évolution de la position des astres dans le temps.
Les tables nouvelles qu'il réalise alors, vont permettre à son élève, Képler
(1571 - 1630) d'établir la nature d'une trajectoire de planète, et les lois qui
portent son nom ; un siècle plus tard, Newton (1642 - 1727) utilise ces
travaux pour élaborer sa théorie de la gravitation. Ainsi naîtront les premières
bases de la mécanique rationnelle qui, pendant quatre siècles, va rendre compte
des mouvements de l'univers, jusqu'à ce que la théorie de la relativité la
mette en cause.
De la science expérimentale à la science
instrumentale
La lunette astronomique, objet dans l'avancement de
l'astronomie et de l'optique
L'évolution des connaissances astronomiques va connaître
un fort développement dès le XVII° siècle. Jusque là, l'aristotélisme domine l'étude
de la nature et conforte l'inutilité de l'instrument. L'impuissance de son
enseignement par les méthodes scholastiques et la concurrence des théories cartésiennes
dans le deuxième quart du XVII° siècle font croître le besoin d'explorer de
nouvelles voies. La physique devient expérimentale, avec pour corollaire, l'élaboration
de l'appareillage moderne. Les relations science et technique se resserrent,
les progrès de l'une allant servir l'autre : l'expérimentation peut se développer.
C'est dans ce contexte qu'est découverte la lunette
astronomique, instrument dont l'origine est encore très discutée mais qui a joué
un rôle essentiel en astronomie. Parmi les premières lunettes, celles
construites à partir de 1608 en Hollande ont des lentilles taillées en cristal
de roche, avec un objectif convexe et oculaire concave. On se rappelle que
Galilée en aurait entendu parler ou même aurait examiné une lunette à Venise en
1609. Il en construit une qui grossit trente fois les objets, et est la première
utilisable pour les observations astronomiques ; c'est avec elle que le
savant découvre les satellites de Jupiter, puis étudie la lune et le soleil. La
qualité des images est encore médiocre, mais ne freine pas ses conclusions qui,
contrairement aux dogmes religieux, tendent à faire de la terre une planète
comme les autres. La lunette de Galilée, malgré ses imperfections, ouvre l'ère
de la nouvelle astronomie, désormais science d'observation[12].
Et pourtant, malgré les découvertes de Galilée, les spécimens de lunettes
astronomiques demeurent assez rares et la construction de ces instruments reste
difficile. Les premières sont constituées de lentilles encastrées dans des
tubes de cartons coulissant l'un dans l'autre.
Peu à peu, une sorte de dialogue va s'affirmer entre
réflexion théorique et perfectionnement technique : la nécessaire vérification
de la théorie rend urgents les perfectionnements instrumentaux. L'obtention de
meilleures images entraîne un développement de l'optique qui, peu à peu, va
prendre naissance. Képler, le premier, étudie la réfraction dans les lentilles,
et donne l'idée de construire des lunettes avec un oculaire convexe ‑
comme l'objectif ‑ d'où un champ plus grand, une image redressée et des
observations plus commodes. Descartes publie sa Dioptrique en 1637 et propose
de faire mieux converger les faisceaux par des lentilles plan-convexe de
section conique[13].
L'optique mathématique commence à s'établir, mais les astronomes demandent une
augmentation de la puissance des lunettes, renvoyant aux recherches sur la
distance focale des lentilles qui, en augmentant, concourt à un allongement des
tubes. Ceux‑ci, devenus en laiton (afin de pouvoir être fixés sur des quarts de
cercle d'observation) deviennent trop lourds et trop chers. Huyghens (1629 -
1695), qui taille sa première lunette en 1655, propose de remédier à cet inconvénient en remplaçant le tube
par un support rigide, manié à l'aide de poulies et de cordages[14].
Appelé à l'observatoire de Paris récemment crée par Colbert, il rencontre les
astronomes Picard, Auzout et Cassini. En décembre 1666 se généralisera l'emploi
du micromètre selon les techniques décrites par Auzout.
Désormais seuls subsistent les problèmes de
fabrication des lentilles - taille, polissage, nature du verre - qui
peuvent alors prendre de grandes dimensions. Citons pour mémoire : le problème
de la qualité du verre d'optique, dont l'approvisionnement est encore problématique
en 1665, la confection des lentilles ‑ par frottement manuel sur des
formes métalliques, ou par le travail au tour ‑ le choix de l'abrasif et
du produit à polir, l'habileté des procédés pour obtenir des verres homogènes,
réguliers et des lentilles optiquement centrées[15].
Plus tard dans le siècle, les connaissances théoriques progressent assez
rapidement grâce aux travaux de Huyghens sur l'aberration chromatique des
lentilles et permet l'amélioration des instruments en construisant un oculaire
avec deux lentilles plan-convexes en crown[16]. A partir 1683, les frères Huyghens, qui
viennent de construire une machine à tailler les verres, parviennent, après des
essais peu fructueux, à exécuter des objectifs satisfaisants pour l'époque, de
34 pieds de distance focale, puis de 85, 120, 170 et 210 pieds[17].
L'optique instrumentale est en train de sortir de la science pure : alors
ses applications peuvent se développer[18].
L'horloge
à pendule et la physique mathématique
Si l'optique géométrique ne traite que de l'espace,
l'astronomie doit conjuguer à la fois les observations spatiales et le temps.
Le perfectionnement des instruments de mesure du temps au XVIIe siècle, est lié
au souci novateur de la précision, que rend nécessaire la nouvelle approche expérimentale
des sciences. La réflexion sur le mouvement des corps amène une remise en cause
de la physique aristotélicienne : le principe aristotélicien du mouvement
postule que pour une force double, la vitesse du corps est double, et donc
qu'un corps deux fois plus lourd tombe deux fois plus vite. L'étude de la chute
des corps ouvre alors sur une science nouvelle : la mécanique voit le jour
avec Galilée, dont la tradition veut que, préoccupé par la mesure des courts
intervalles de temps pendant lesquels tombent les corps, il ait découvert en
1583, l'isochronisme des oscillations du pendule. Celui qu'il utilise pour ses
mesures était étalonné par le nombre des battements effectués en un jour sidéral,
et constituait un moyen délicat, pénible et approximatif des mesures de courtes
durées. Il eut sans doute l'idée de se servir du pendule pour régulariser la
marche des horloges dont la médiocre précision ne permettait pas une
utilisation scientifique[19].
Il ne semble pas cependant, avoir dépassé le stade de la conception et ne
laisse que des dessins. La chronométrie, liée à la précision des instruments
allait à apparaître.
C'est à
Huyghens que l'on doit la première horloge à pendule, construite sur ses
indications en 1657 à La Haye, par Salomon Coster : pour la première fois,
un balancier librement suspendu transmet ses mouvements réguliers au mécanisme
d'une horloge, adaptant le pendule "régulateur" au réglage de celle‑ci[20].
Ce nouvel instrument de mesure des durées résulte d'une longue étude théorique
des oscillations du pendule, dont Huyghens démontre l'isochronisme des faibles
amplitudes, jusque là seulement admis. Avec ce dispositif, la précision des
horloges se trouve réduite à environ dix secondes par vingt‑quatre heures, soit
une amélioration considérable de la fiabilité des instruments. Pourtant,
demeure pour Huyghens, le problème de l'élimination du défaut d'isochronisme
qu'il constate pour les grandes amplitudes. Conjuguant mathématiques et mécanique
appliquée, il adopte un procédé de réduction automatique de la longueur du
pendule avec augmentation de l'amplitude des oscillations. Cette réduction est
obtenue par deux lames en forme d'arcs de cycloïde contre lesquelles vient
partiellement s'enrouler le fil d'attache du pendule. Cette technique empirique
ne le satisfaisant pas, il entreprend l'étude du pendule cycloïdal dont il
publie la théorie en 1673 dans son grand ouvrage Horologium oscillatorium[21].
Il vient ainsi de trouver la courbe isochrone, dont il réalise une application
par les horloges cycloïdiques qu'il fait construire. Il étudiera, dans la même
visée, le cas du pendule conique pour de futures horloges à pendule conique.
Ses recherches entraînent en même temps, l'amélioration des connaissances sur
le mouvement circulaire, la force centrifuge, l'étude des développées de courbes
géométriques, telles la cycloïde (ou roulette), et les coniques. Newton et Leibniz feront la synthèse de ces
travaux et en dégageront de nouveaux calculs, annonçant celui des fluxions et
l'ouvrage majeur de Newton, Philosophiae
naturalis principia mathematioca de 1687[22].
Au XVIIIe siècle, les problèmes de garde‑temps sur
les navires pour connaître la position en mer, auront comme conséquence le
perfectionnement de l'horloge à pendule. Par une meilleure connaissance des
dilatations, la mise au point du pendule à compensation thermique est réalisée
vers 1760, simultanément par l'anglais John Harrison et le français Ferdinand
Berthout, dont l'horlogen (n°8) mise au point en 1771, varie quotidiennement de
l'ordre de la seconde[23].
Tout au long du siècle, s'améliore la précision des instruments scientifiques.
Ces exemples
illustrent comment se sont mutuellement fortifiés et développés les
progrès de la science et le perfectionnement des instruments qui, au cours des
XVIIe et XVIIIe siècle, sont au cœur des découvertes, faisant de la science,
une science instrumentale, changeant ainsi l'image du savant qui, d'érudit et
penseur de la métaphysique, devient savant de laboratoire, qui construit et
manie ses instruments pour mieux comprendre le monde naturel.
Les instruments des cabinets de physique
pour la diffusion de la science expérimentale
A partir du XVIIIe siècle, une vague d'intérêt pour
la science pénétre des couches de plus en plus étendues du public. Héritière
des collections d'amateurs de l'élite intellectuelle du siècle précédent, la
vogue des "cabinets" de curiosité se conjugue avec le développement
de la vulgarisation naissante de la science, portée par l'action militante de
ceux, tels Voltaire et la marquise du Chatelet, qui diffusent la nouvelle théorie
newtonienne, inaccessible à la
majorité dans les traités scientifiques. Ainsi la grande bourgeoisie cultivée fait entrer la science dans
les salons mondains, et, manifestant son intérêt pour la nouvelle physique,
entretient des cabinets de science, où peuvent s'expliquer les découvertes.
Ceux du savant Charles et du Duc de Chaulnes comptent, à la fin du siècle,
parmi les plus riches à cette époque.
Cette époque de la science au service des lumières,
voit l'instrument scientifique devenir l'auxiliaire de la démonstration, et de
la preuve expérimentale[24].
C'est ainsi que l'Abbé Nollet, l'une des figures les plus typiques de la
vulgarisation, installe un cabinet à Paris où il répète en public les expériences
les plus nouvelles, dont les plus célèbres portent sur l'électricité statique.
Le C.N.A.M conserve encore de nombreuses pièces de son cabinet de
physique : pendules, billes d'ivoire, tubes de Mariotte, fontaine
intermittente, éolipile, pompe à feu (d'après Papin), bouteilles de Leyde,
machines pour l'étude de la statique. Nollet apporte un soin particulier à la
construction de ses instruments, qu'il explique dans l'ouvrage qu'il publie en
1770, L'art des expériences ou avis aux
amateurs de la Physique sur le choix, la construction et l'usage des instruments,
sur la préparation et l'emploi de drogues qui servent aux expériences.
Cependant, si aucune grande découverte, l'électricité
mise à part, n'est sortie de cette physique expérimentale, celle‑ci a joué un
très grand rôle dans l'histoire du développement de la science. Tous les phénomènes observés seront
formalisés au siècle suivant. Tous les instruments d'un usage ultérieur
courant, sont dès cette époque construits. Ceux inventés aux siècles précédents
‑ thermomètres, baromètres, hygromètres ‑ sont devenus des intruments de précision.
A la fin du XVIIIe siècle, des balances de
précision de toutes sortes
Les balances
de Lavoisier dans la révolution chimique
Depuis longtemps, déjà connues dans les âges reculés
par les changeurs et les orfèvres, les balances font partie du décor habituel
des officines d'apothicaires, mais ne sont pas, jusque là, d'une grande précision.
Vers 1780, apparaît en france, une nouvelle génération de constructeurs
capables d'égaler ceux, réputés, d'Angleterre. Lavoisier, chimiste contemporain
de la Révolution française, persuadé que le phlogistique ne sert pas à grand
chose pour expliquer l'augmentation du poids des "chaux" dans la
calcination des métaux, prévoit une expérience qui doit détecter toute
variation de masse dans une enceinte hermétique. Il a besoin pour cela, d'une
balance qui, d'instrument de mesure devient intrument de prévision. Ce genre de
balances n'existent pas : Lavoisier demande à deux fabricants parisiens, Mégnié
puis Fortin, de les concevoir : le fléau, au lieu d'être suspendu est porté par
une tige ; le couteau est triangulaire et un fil à plomb assure de la
position verticale ; pour plus de précision, on lit la position de l'aiguille
avec une lunette. Résultat, la balance de Mégnié exposée au musée du C.N.AM.
est sensible à 5 milligrammes en pesant 6 00 grammes ; celle de Fortin, en
1788, peut supporter 10 kg avec une précision de 25 milligrammes environ. Elle
sera utilisée par la Commission des poids et mesures pour définir le
kilogramme. Cette balance coûtera
6 00 livres (environ 120 000 de nos francs actuels) à Lavoisier [25],
c'est dire l'importance du coût de la précision dans les conclusions du savant.
On sait que ces premiers résultats se prolongent par l'analyse de l'air et l'étude
des combinaisons gazeuses, en particulier la synthèse et la décomposition de
l'eau, où il pèse systématiquement et soigneusement les corps avant et après
l'expérience. A partir de ces mesures, Lavoisier édifie le nouveau système de
la chimie, encore valable aujourd'hui.
Le
"poids" du feu et le calorimètre à puits de glace de Lavoisier et Laplace
Dans la même préoccupation de pesée des fluides
encore indéterminés, il cherche à peser le feu. Il invente, pour cela, un
calorimètre, avec le savant Pierre‑Simon de Laplace, astronome, mathématicien
et physicien. C'est une sorte de gros récipient métallique, calé et bien isolé
où l'on met, dans la partie grillagée supérieure, de la glace qui doit fondre
sous l'effet de la chaleur produite par une expérience ou la respiration d'un
animal placé dans le calorimètre : c'est la méthode "du puits de glace",
de mesure de la chaleur par son équivalent en eau de fusion recueillie et pesée. Ces travaux et l'usage du calorimètre,
constitueront les bases méthodologiques de la calorimétrie au XIXe siècle.
La balance
magnétique de Coulomb
La fin du XVIIIe siècle voit le
couronnement de la physique newtonnienne. Un courant mécaniste règne sur la
science. Tout est interprété en terme de forces. Cependant, le magnétisme et l'électricité
demeurent confus et leurs explications contradictoires. Depuis la découverte de
l'électricité atmosphérique en 1750 par Franklin, les connaissances stagnent,
et leur approche reste qualitative.
Charles Coulomb (1736 - 1806), officier du génie
militaire et ingénieur actif commence à s'occuper du magnétisme pour participer
à un concours ouvert par l'Académie, sur la fabrication des aiguilles aimantées :
il cherche à évaluer la force magnétique d'un barreau aimanté, dont la faible
valeur suppose un instrument sensible. Il a l'idée d'utiliser la torsion d'un
fil, au départ en soie grège, et découvre que la force avec laquelle il revient
sur lui‑même, augmente avec la torsion subie : "Comme la résistance (du fil) était extrêmement faible, il conçut
qu'elle pourrait servir à mesurer les plus petites forces avec une extrême précision.
Pour cela il suspendit en équilibre une longue aiguille horizontale à l'extrémité
d'un fil de métal. En supposant cette aiguille au repos, si l'on écarte d'un
certain nombre de degrés de sa position naturelle, le fil qui se trouve ainsi
tordu tend à l'y ramener par une suite d'oscillations dont on peut oberver la
durée ; cela suffit pour que l'on puisse évaluer, par le calcul, la force
qui a détourné l'aiguille.… Coulomb (la) nomma balance de torsion. Il s'en
servi bientôt pour découvrir les lois qui suivent les attractions et les répulsions
électriques et magnétiques. Il trouva qu'elles sont les mêmes que celles de
l'attraction céleste."[26].
En fait, ces lois étaient déjà pressenties, mais jamais elles n'avaient reçu de
confirmation aussi précise. La poursuite de ces travaux conduit à la
formalisation du magnétisme et de l'électicité, donc à l'avancement de ces
sciences.
La balance de Coulomb exposée au CNAM provient du
cabinet du savant Charles. Elle se présente comme une boîte de verre
cylindrique, avec un tube vertical au centre, traversé selon son axe par un fil
suppportant une longue aiguille d'acier. Ses dimensions (diamètre 642 mm x
hauteur 980 mm) sont légèrement supérieures à celle utilisée par Coulomb. Son
apparence est particulièrement banale, ne laissant supposer aucune qualité
particulière, n'accrochant le regard par aucun détail technique, ni même décoratif,
susceptible d'induire une lecture minimum. L'importance de cet instrument
appartient à l'histoire des sciences : pour la première fois, un
instrument est spécialement inventé pour une recherche particulière, faisant
par là‑même, partie de la découverte.
Ainsi s'est peu à peu déplacée la notion d'instrument
scientifique qui, d'objet artisanal et d'emploi usuel, devient objet de
laboratoire, puis dispositif de recherche, annonçant les gigantesques
installations tels les accélérateurs de particules et autres synchrotron.
[1]
Jean-Dominique AUGARDE, "La fabrication des instruments scientifiques du
XVIIIe siècle et la corporation des fondeurs", Nineteenth‑Century sientific instruments ant their makers, Papers
présented at the fourth Scientific Instruments Symposium, Amsterdam 23-26
October 1984, Ed. P.R. de Clercq, Amsterdam 1985 ; Leiden 1985, p. 53 - 61
[2]
Communication aux conférences du Centre scientifique d'Orsay, 18 novembre
1992.
[3]
James M. BRADBURNE, "Astrolabe tous azimuts, problématique d'une
exposition des instruments scientifiques", La Revue du musée des Arts et Métiers,, p. 55 - 57
[4]
Bertand GILLE, Technique et pensée scientifique, conclusion de "Les XVe et
XVIe siècles en Occident", Histoire
générale des techniques, sous la Direction de Maurice DAUMAS, PUF, tome 2,
1965, p.125.
[5]
Nous nous sommes référés aux ouvrages suivants : Maurice DAUMAS (sous la
direction de), Histoire générale des
techniques, PUF, tome 1, 2, 3 ; Histoire
générale dez Sciences, PUF ;
Sous la direction de Maurice DAUMAS,
Histoire de la Science, des origines au XXe siècle, Encyclopédie de la Pléïade,
1963 ; Sous la direction de Jean ROSMORDUC, Histoire
de la Physique, Technique et Documentation - Lavoisier, Petite collection
d'histoire des sciences, tome 1, 1987 ; R. MASSAIN, Physique et Physiciens, Magnard, 5ème édition, 1966, et, Chimie et Chimistes, Magnard, 1962.
[6]
Nous reprendrons les conclusions de G.G. GRANGER, dans La science et les Sciences
, PUF, Collection Que-Sais-Je, 1993.
[7]
Cité par G.G GRANGER, op. cit, p. 46
[8]
En sont exclus les globes terrestres et tous les appareils de gnomonique, tels
les cadrans solaires. Voir à ce sujet M. DAUMAS, op cit., p. 6.
[9]Voir
au CNAM, l'astrolabe de Rennerus Arsenius, atelier de Gemma Frisius, Louvain
1569.
[10]
Jusqu'alors, les intruments étaient en fer, ou bois, ou pierre, ce qui les
rendait lourds et peu maniables, donc d'une précision médiocre.
[11]
Voir au C.N.A.M., les cadrans géométriques 4545, 4543 (daté de 1606). Voir
aussi une extension du principe du carré géométrique : C.N.A.M., 923, ni
signature, ni date.
[12]
C'est des ateliers personnels de Galilée et de Scheiner que sortent les premières
lunettes utilisables par les astronomes.
[13]
Il tenta en 1628 de faire tailler par Ferrier des verres elliptiques ou
hyperboliques, mais le travail se révéla impossible à mener à bien. Voir M.
DAUMAS, Les instruments scientifiques aux
XVIIe et XVIIIe siècles, Presses Universitaires de France, 1953, p. 45.
[14]
D'après M. DAUMAS, Histoire de la
science, encyclopédie de La pléïade, p. 125, plusieurs savants de sont
disputés la paternité de cette idée : l'anglais Hooke, le Français Auzout, et
le Hollandais Huyghens,
[15]
Voir le détail donné par M. DAUMAS, Les
instruments …, p. 47
[16]
Et pourtant cette avancée théorique reste à peu près inutile aux artisans qui
maintiennent leur tradition manuelle du polissage des verres.
[17]
M. DAUMAS, Les instruments…, , p. 56.
[18]
Nous avons laissé le cas des microscopes, dont le perfectionnement retentira
sur le développement des sciences biologiques.
[19]
A cette époques, montres et horloges
ne pouvaient constituer de sérieux intruments de mesure du temps, leurs
indications pouvant varier d'une demi‑heure à une heure d'un jour à l'autre.
[20]
Jusqu'alors, les horloges à poids et montres à ressort moteur n'avaient aucune
périodicité constitutive ; l'entraînement des rouages était impulsé par la
chute du poids, ou la détente du ressort, ce qui faisait que la roue "d'échappement",
tapait sur les pales d'une tige, ou "verge" et mettait en rotation
alternative un "folio", qui agissait alors comme régulateur de la
chute du poids ou de la détente du ressort. On parlait de "l'échappement à
roue de rencontre".
[21]
Un exemplaire de ce pendule cycloïdal est visible dans la reconstitution du
cabinet du savant Charles, au C.N.A.M. Cet objet constituait une application de
l'étude de la cycloïde qui avait défrayé la chronique savante : presque
tous les mathématiciens de l'époque, Fermat, Pascal, Descartes s'en sont préoccupés,
depuis que le Père Mersenne avait posé le problème, en 1615 à Roberval.
[22]
Ces longues recherches pour perfectionner les instruments de mesure du temps
ont eu de nombreuses incidences. L'un des problèmes qui préoccupèrent les
savants fut l'adoption d'une mesure universelle des longueurs, dont le pendule
battant la seconde constituait le centre (pour une indication grossière, on
peut évaluer la longueur d'un tel pendule à Paris, à une longueur d'environ un
mètre.
[23]
Les variations des chronomètres de marines actuels sont de l'ordre de un dixième de seconde.
[24]
La machine du physicien Atwood, pour démontrer les los de la pesanteur et des
mouvements des solides, date de cette époque. On peut en voir un exemplaire dans
le cabinet reconstitué de Charles, au C.N.A.M.
[25]
Estimation fournie par Bernadette BENSAUDE et Nicolas JOURNET, "Rien ne se
perd, rien ne se crée, tout se pèse", Les
cahiers de Science et V ie, Hors série n° 14, avril 1993, p. 49.
[26]
Extrait de tome III des Mélanges
scientifiques et littéraires du physicien français Jean-Baptiste BIOT.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire