INTRODUCTION
Au cours de ce siècle, de nombreux changements et diverses réformes ont marqué l'enseignement des sciences physiques.
Pourtant, maints problèmes
abondent encore aujourd'hui. De nombreuses plaintes s'élèvent, venant des
élèves, des familles, autant que des enseignants. Périodiquement, des récriminations, des publications, des colloques même, dénoncent
l’insupportable : l'excès récurrent de formalisation et d'abstraction de la physique dans
les lycées, voire les collèges[i].
Cet aspect, pourtant considéré comme inséparable de l'enseignement de la physique,
prendrait une dimension envahissante, occultant son caractère expérimental,
celui‑là même devant fonder la discipline. Que n'a‑t‑on parié sur cet
enseignement devenu impossible ?
D'où l'idée d'interroger l'histoire pour comprendre, non pas
l'abstraction inhérente à la définition même de la
physique —
d'autres s'y sont employés — mais pour saisir l'origine de ce qui, dans
son enseignement, dévie vers un excès de formules ou
équations mathématiques. Car le problème est bien
celui de la place de l'approche expérimentale
des phénomènes et
de celle des expériences concrètes au regard de leur
étude mathématique : quid de l’étude qualitative de la physique ? Et finalement
d'appréhender ce qui devrait faire sens dans cet enseignement.
Chaque science relève
en réalité d'une construction historique. La dénomination "sciences
physiques",
très courante aujourd'hui, constitue pourtant un sujet permanent de perplexité pour la plupart des élèves.
Car le terme Physique exprime
une science ancienne, assez bien circonscrite à l'étude des phénomènes de
la nature.
Quel besoin d'adjoindre le terme science à
celui de physique ?
Quel supplément de signification apporte ce pluriel dans la locution
"sciences physiques" ?
Y aurait‑il "des physiques"
? Sinon, pourquoi évoquer plusieurs "sciences"
?
L'histoire nous apprend que sous ce vocable se cachent en fait
deux sciences,
la physique et
la chimie,
toutes deux enseignées par le même professeur dans l'enseignement public dès la
Révolution française. Or qu'y a‑t‑il de commun pour un élève entre, d'une part,
la destruction et la combinaison des corps spécifiques à la chimie et
d’autre part, l’étude physique des
phénomènes naturels
et des propriétés générales communes à tous les corps ?
Nous devons nous souvenir que l'existence de la chimie telle
que nous la concevons aujourd'hui, est apparue sous la Révolution, sur les
ruines de l'ancienne chimie (alchimie)
du Moyen âge, avec l'élimination du concept de phlogistique par Lavoisier et ses collaborateurs. Pour les savants
de la fin du XVIIIe siècle, la théorie chimique
s'inscrit alors dans une visée newtonienne, où des forces agissent
intérieurement à la matière,
faisant pendant, au niveau microscopique, aux orces
macroscopiques qui règlent les mouvements de l'univers :
la physique Laplacienne
et sa notion centrale de force comme
explication finale,
règne à la fois sur la physique et
à la chimie.
Les deux sciences
sont ainsi reliées par la notion commune de force,
d'où l'idée d'une chimie comme
branche particulière de la physique.
Elles ne bénéficient cependant pas toutes deux d'une égalité de considération.
Pendant les vingt dernières années du XVIIIe siècle, la popularité de la chimie
nouvelle
est immense ; la physique et
la chimie — dans
les écoles centrales[ii]
alors instituées sous la Révolution française — sont chacune dénommées
distinctement l'une de l'autre. Chacune trouve sa place à travers sa
dénomination. Pourtant dès le
début du XIXe siècle, avec la création des lycées en
1802, la chimie s'efface
devant la Physique qui
fait alors, dans l'enseignement, figure d'archétype de la science expérimentale.
Issue du terme grec "Physis", qui signifie la nature,
la Physique est
l'une des plus anciennes sciences, révérée comme connaissance fondamentale
liée à celle des faits de nature et
déjà enseignée sous la Renaissance comme philosophie naturelle.
Cette matière d'enseignement est alors spécialement destinée aux
futurs théologiens ou médecins. Il n'est donc pas étonnant que, du fait de son
antériorité et de son importance, sa prédominance puisse l'emporter une fois
retombé le prestige de la nouvelle chimie.
D'où la réunion des deux sciences
dans le pluriel "sciences"
auquel on adjoint le qualificatif mis au pluriel — physiques —
faisant référence à la seule physique ancienne
et rappelant ainsi l'existence de deux branches dans l'étude de la nature.
Dans les lycées du
début du XIXe siècle, la physique et
la chimie sont
donc enseignées conjointement par un professeur nommé
"professeur de sciences physiques"
— nom que nous gardons encore aujourd'hui. —marquant ainsi la supériorité
historique de la physique.
Leur enseignement dans le cursus classique des lycées et
collèges royaux[iii],
relève alors d’une formation scientifique
largement minoritaire car dominée par celui, hégémonique, des humanités sur
toute cette période, comme le rappelle André de Peretti :
"Tout au long du XIXe siècle, les programmes scolaires
ont reflété la lutte incessante entre les partisans d'un enseignement
"humaniste" classique et ceux d'une éducation scientifique"[iv].
Or, si la physique comme
la chimie,
étudient la nature,
leur différence repose alors principalement, sur l’approche formelle
et mathématique qui, encore aujourd'hui, caractérise la physique, et lui
confère par-là même, son ascendant sur la chimie. Car, ce sont bien les
mathématiques
— hier et aujourd'hui, considérées comme matière d'excellence
scientifique — qui, par leur "domination reposant sur une démarche essentiellement déductive,
font un tort considérable à l'ensemble des sciences
(expérimentales)"[v].
Si aujourd'hui, dans les lycées,
la suprématie des humanités a
cédé la place aux mathématiques
considérées comme discipline formatrice d'esprit à l'instar du latin au
XIXe siècle, la question de la place et du rôle de la physique est
toujours en suspend. On se prend à s'interroger : quelle place attribuer à
la mathématisation
dans l’enseignement de la physique ?
Quel sens accorder à l'expérience caractéristique de son enseignement ? Pourquoi des travaux
pratiques introduits seulement en 1902, exactement
un siècle après la création des lycées ?
Ces questions à l'enseignement de la physique renvoient
à nombre de reproches qui ne peuvent plus, aujourd'hui, être laissés de côté.
Les griefs qui reviennent régulièrement sont ceux de l'expérience, du formalisme et
de l'abstraction,
comme en témoigne un sondage d'enseignants et d'élèves paru dans le numéro hors
série de la revue Science et Vie, en
septembre 1992 (n°180). On constate en effet, que la suprématie des
mathématiques
est dénoncée, même par les professeurs :
“Les épreuves du bac C sont mathématisées
à outrance. La résolution de problèmes
de physique ?
Rien que des maths appliquées! L’enseignement des sciences expérimentales a vraiment été calqué sur celui des
maths. Voilà le réflexe des profs — enfin, de certains. Ils rejettent
l’approche expérimentale
pour partir d’un modèle,
mathématisé
si possible, et considéré comme un dogme. Si l’expérience viole le modèle,
c’est elle qui a tort, pas le modèle.
C’est oublier la démarche historique, car, enfin, on ne construit pas un modèle comme
ça, en claquant les doigts.”[vi]
Quant aux lycéens, leur avis est catégorique : “La physique c’est
le stress mortel” pour Arnaud (16 ans)[vii] ;
"Je suis carrément allergique", ajoute Séverin (15 ans)[viii].
Les raisons les plus souvent invoquées sont l'aspect formel au
détriment du bon sens quotidien : "Tout ce qu'on fait en cours c'est
abstrait […] au lieu d'une démonstration,
on a juste un théorème à apprendre ! Comment voulez-vous que ça rentre ?"…
" Les profs ne prennent pas d'exemples, ou alors, pas les bons… Si on
partait de phénomènes de
la vie courante, on comprendrait plus facilement. Par exemple en physique,
pour les quantités de mouvement et les trajectoires, on pourrait prendre un
accident de voiture, ça serait quand même plus concret…"[ix]
Le caractère abstrait de
la physique apparaît
aussi dans les objets d'étude : " Les profs nous bassinent avec les
protons, les neutrons, les électrons et tout. Mais qu'est‑ce que c'est
vraiment l'électricité ? Je n'en sais rien…"[x]
Finalement, la physique apparaît
comme quelque chose de compliqué et d'autant plus hermétique qu'elle s'appuie
sur les fameuses formules :
"Il y en a tellement que ça se mélange !…[il faut] se les mettre dans le
crâne…[il faut] trouver la bonne au bon moment", et pour l'élève, le vrai
problème c'est "qu'on gratte du papier, on
fait des calculs,
on applique des machins, mais on ne voit pas très bien à quoi ça peut être
utile"[xi].
La perte de sens est manifeste, et finalement, tout se passe comme si une
déviation intervenait, qui, de l'expérience caractéristique en physique,
parvenait à un cours de mathématiques appliquées, comme le
déplorent certains professeurs de
collège en parlant des cours de leurs collègues de lycées :
"la physique et la chimie sont des sciences expérimentales enseignées de façon théorique"[xii].
L'expérience introductive, démonstrative ou autre est, la plupart du temps,
même en classe de 1ère S, réduite à des schémas au tableau : "La prof
écrit le titre au tableau, puis elle dicte ce qu'il faut savoir", les
élèves prennent des notes "et puis c'est tout", parfois les
enseignants donnent des photocopies tandis que d'autres travaillent "à
partir de schémas des bouquins", "ce qui n'est pas très parlant"[xiii].
De la seconde à la terminale, on invoque le temps pour expliquer la part
réduite de l'aspect expérimental :
"Au bac D, on est censé décrire une expérience. Le problème,
c'est qu'on a pas le temps de les réaliser en classe. Alors on regarde sur le
livre, la prof nous raconte comment ça se passe. On les fait à l'écrit,
quoi…", "On ne peut pas se permettre de faire des expériencesà chaque fois"[xiv].
Pourtant, des travaux pratiques sont théoriquement prévus à raison d'une
heure et demi par semaine, "mais en réalité, on n'en fait quasiment
jamais, on n'a qu'une heure par mois"[xv].
Toutes ces protestations rejoignent ainsi la question cruciale des rapports
entre mathématisation
et expérimentation
en physique, dualité qui pose à l'enseignement, un véritable problème au niveau des lycées.
La question ne peut être résolue frontalement. Avant d'essayer
de la traiter, il convient de s'interroger sur l'origine même de cette dualité
spécifique à la physique.
Et pour cela, faire l'analyse historique des rapports mutuels qu'ont entretenus
les phénomènes naturels
avec, d'une part, les formes mathématiques nécessaires (les lois
auxquelles ils semblent obéir, d'autre part, avec la naissance des concepts
et l'étude expérimentale
de la nature.
Comment l'idée de nature régie
par des lois
a‑t‑elle surgi dans notre civilisation ? Comment l'étude de la causalité
a-t-elle été menée ?
Chapitre 1. - Position du problème : expérience et formalisme, dualité de la physique
I. Histoire de la formation de la pratique scientifique
Les tous premiers débuts de la physique sont étrangers à l'idée d'une nature régie par des lois. Cette conception n'apparaît
en Europe que vers les XVIe et XVIIe siècles, avec la naissance de la physique mathématique.
1. La physique d'Aristote : un système pour une nature non mathématisable
En
tant que l'un des philosophes préoccupés de l'étude de la nature,
Aristote (384 - 322 av J.-C.) établit le premier
une philosophie
de la nature : la Physique. Il
affirme, dès le livre II, la distinction entre mathématiques et physique :
"Il convient d'examiner par quoi le mathématicien se distingue du
physicien".
Son argumentation est la suivante : "appartiennent aux corps
physiques les surfaces, solides, grandeurs et points qui sont l'objet des
études mathématiques. En outre, l'astronomie est
autre chose que la physique ou
n'est-elle pas plutôt partie de la physique :
il serait absurde, en effet, qu'il appartînt au physicien de connaître l'essence du soleil et de
la lune, et non aucun de leurs attributs essentiels, d'autant qu'en fait les
physiciens
parlent de la figure de la lune et du soleil, se demandant si le monde et la
terre sont sphériques ou non. Ce qu'il faut dire, c'est donc que ces attributs
sont aussi l'objet des spéculations du mathématicien, mais non en tant qu'ils
sont chacun la limite d'un corps naturel ; et, s'il étudie les attributs,
ce n'est pas en tant qu'ils sont attributs de telles substances. C'est
pourquoi, encore, il les sépare"[xvi].
Aristote sépare donc l'étude mathématique de l'étude physique à propos du même objet ou phénomène.
La matière de l'objet est ce qui concerne la physique,
alors que les formes géométriques et les grandeurs relèvent des mathématiques. S'il fait intervenir
le nombre — objet mathématique —
c'est pour caractériser le temps — objet d'étude du physicien — qu'il
associe au mouvement : "C'est en percevant le mouvement que nous
percevons le temps… nous connaissons le temps quand nous avons déterminé le
mouvement en utilisant, pour cette détermination, l'antérieur-postérieur ; et
nous disons que du temps s'est passé quand nous prenons la sensation de
l'antérieur-postérieur dans le mouvement… quand nous percevons l'antérieur et
le postérieur, alors nous disons qu'il y a temps ; voici en effet ce qu'est le
temps : le nombre du mouvement selon l'antérieur‑postérieur"[xvii].
La confusion entre objets physiques
et objets mathématiques
est néanmoins levée : "Le temps n'est donc pas mouvement mais n'est qu'en
tant que le mouvement comporte un nombre. La preuve c'est que le nombre nous
permet de distinguer le plus et le moins, et le temps, le plus et le moins de
mouvement ; le temps est donc une espèce de nombre. Mais nombre s'entend
de deux façons : il y a en effet, le nombre comme nombre et nombrable, et
le nombre comme moyen de nombrer. Or, le temps, c'est le nombré, non le moyen
de nombrer. Or le moyen de nombrer et la chose nombrée sont distincts"[xviii].
Ainsi, le temps et la mesure du
temps sont deux concepts
différents, le premier appartenant au monde de la physique,
le second à celui des mathématiques. Le nombre relève ici
seulement de la mesure.
Cette séparation de la physique et
des mathématiques
n'est pas une simple question de statut du nombre comme mesure. Car pour Aristote,
l'ordre du monde aristotélicien ne peut être régi par des considérations
mathématiques
du fait de sa nature statique, soumise à quelques principes élémentaires. Selon
son système,
tout mouvement requiert une cause qui,
à elle seule, l'explique : ou bien cette cause
est intrinsèque à l'objet en cas de mouvement naturel (il est lourd : il
tombe, il est léger : il s'élève), ou, pour les mouvements dits violents,
la cause
est externe, donc connue. Dans cette vision du monde terrestre, l'état naturel
des corps est le repos, et cela ne nécessite aucune explication.
Le monde aristotélicien est statique, donc non mathématisable par nature[xix].
La question des règles auxquelles obéit le mouvement est hors de question
puisque la vision aristotélicienne du monde est une représentation hiérarchisée
de l'univers : le ciel, monde supérieur, est le lieu de l'éternel donc de
la perfection mathématique qui régit les mouvements célestes ; la terre
est un monde orienté selon six directions naturelles — le haut et le bas,
la droite et la gauche, l'avant et l'arrière — selon lesquelles changent
les corps et les phénomènes soumis
à des modifications incessantes, par essence imparfaits donc étrangers aux
mathématiques.
Ainsi se représente‑t‑on le monde en Europe pendant une vingtaine
de siècles, du 4ème siècle avant J. C. jusqu'à la Renaissance. Au tournant des
XVIe et XVIIe siècles, un changement de point de vue apparaît qui entrevoit les
débuts de la mathématisation
de la nature avec
des travaux scientifiques sur la vision.
2. Képler et la vision : une première mathématisation de la nature
Voir est une action
quotidienne qui nécessite la présence de lumière, phénomène encore
mal connu dont les premières conceptions remontent aux explications
pythagoriciennes (VIe siècle av J.C.) et euclidiennes (IVe et IIIe siècle av.
J. C.). Jusqu'alors, on considère que la vision se fait au moyen de rayons
visuels émis par l'œil et se dirigeant vers les objets. Par contre, Aristote prétend que la traversée des substances
transparentes par la lumière n'est due qu'à un état des substances : la lumière ne constitue pas une entité
physique indépendante des corps, mais caractérise l'état du corps qui
présente alors, une certaine disposition. On est là dans l'approche statique du
monde terrestre qu'il défend.
Au XVIIe siècle, l'astronome allemand,
Képler (1571 - 1630) change pour la première
fois la manière de penser[xx]
: il définit la lumière comme une espèce immatérielle, indépendante, qui
sort d'une source et qui est reçue dans l'œil. Ses travaux sur la chambre noire
et les lentilles l'amènent à présenter l'optique comme une science autonome
dont les objets — les rayons lumineux, les images réelles et virtuelles —
permettent de comprendre le fonctionnement des lentilles et de répondre aux
questions d'intensité lumineuse, tout ceci en utilisant la géométrie et l'arithmétique. Ainsi sépare‑t‑il
l'existence du phénomène naturel
de sa compréhension en mathématisant ainsi, pour la première fois, un phénomène
physique :
pour lui, la lumière n'est pas une "magie naturelle" et elle obéit à
des lois
mathématiques[xxi].
Il prend pour le dire, certaines précautions : "La manière dont se fait la
vision n'a jusqu'ici jamais été pleinement comprise par personne. Ainsi je prie
les Mathématiciens d'y prêter la plus grande attention afin que quelque
certitude touchant cette fonction, la plus noble qui soit, se fasse enfin jour
dans la Philosophie"[xxii].
Assimilant l'œil au dispositif de la chambre noire, Képler explique que la construction de l'image
est inversée par croisement des rayons et qu'elle se forme sur la rétine, contrairement à l'idée antérieure de
l'émanation. L'optique constitue de fait, le premier domaine mathématisé
de la nature : par le recours aux
mathématiques
dans les explications
du monde naturel, Képler annonce par là, les positions futures de
Descartes (1596 - 1650) qui, vingt ans plus tard, continue l'étude
de l'optique géométrique et établit irrévocablement que la perception visuelle
ne se réduit pas à une simple sensation, mais à un processus complexe gouverné
par la géométrie et par le mouvement[xxiii].
3. Galilée et la naissance de la physique mathématique
A
peu près en même temps que Képler,
Galilée,
savant italien (1564 ‑1642), opère une révolution de même ampleur en
géométrisant la chute des corps (alors nommée la chute des graves). La
notoriété de ce savant est telle que l'histoire l'a retenu comme le fondateur
de la physique mathématique.
Ses études sur le mouvement fondent une approche radicalement différente de
celle d'Aristote,
auquel il s'oppose.
Dans la physique aristotélicienne, le mouvement d'un lieu dans un autre
— phénomène observé et bien connu déjà à cette époque — est le signe
d'un déséquilibre, d'une privation, d'une tension provisoire vers le repos,
position naturelle. Le mouvement marque toujours un
désordre — phénomène non parfait, donc, non mathématisable —
tandis que le repos, lui, n'a pas besoin d'explication (mathématique).
Galilée s'oppose à Aristote en postulant que l'ordre de la nature est, au contraire, un ordre intrinsèquement mathématique.
Selon un passage de Il saggiatore,
"la philosophie [c'est‑à‑dire la physique] est écrite dans cet immense
livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers,
mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique pas d'abord à en comprendre
la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit
dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles,
des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est
humainement impossible d'en comprendre un mot"[xxiv].
Il s'en suit que la mathématisation
a une portée générale, et qu'elle n'est plus restreinte, comme le croyait
Aristote,
aux mouvement circulaires uniformes des objets célestes dont les seuls
mouvements étaient considérés comme mathématisables.
Pour Galilée,
les mathématiques
prennent la place de la logique
des argumentations aristotéliciennes. Elles s'imposent comme la méthode de recherche de la physique :
"Je me vois déjà rabroué par mes adversaires et je les entends me crier
dans les oreilles qu'une chose est de traiter la nature en physicien et autre chose en mathématicien, que les géomètres doivent
demeurer dans leurs songeries et ne pas se mêler des sujets philosophiques où
la vérité est fort différente de la vérité mathématique, comme si la vérité
n'était pas une. Comme si la géométrie,
à notre époque, pouvait porter préjudice au développement de la vraie
philosophie.
Comme s'il était impossible d'être philosophe et géomètre, comme si celui qui
sait la géométrie ne
pouvait savoir la physique ni
raisonner en physicien des
problèmes
de physique."[xxv].
Galilée applique ce changement de position
théorique à l'étude du mouvement
uniformément accéléré — celui de la chute des corps —
dans la IIIe journée des Discours[xxvi]. A l'explication du "pourquoi" du mouvement, il
oppose la description mathématique du "comment" l'objet tombe.
L'utilisation de diagrammes avec triangles géométriques
sert à mettre en évidence — par leur aire — le chemin parcouru sur un
plan incliné : il transforme les instants du temps et les degrés de
vitesse d'un mobile en grandeurs strictement géométriques, sans, pour cela,
introduire les formules mathématiques actuelles du
mouvement uniformément accéléré. Il procède ainsi à une véritable abstraction :
en "faisant un dessin",
il invente la cinématique moderne. En somme, Galilée,
relègue la question de la cause
du mouvement chère à Aristote,
et donne une interprétation géométrique aux grandeurs physiques fondamentales
du mouvement en travaillant sur un mouvement idéal, sans frottement. D'où, son
insistance : "J'accorde que les conclusions établies dans l'abstrait se
modifient dans la réalité…[…]. Si on veut traiter scientifiquement ce problème [du mouvement], il convient d'en faire
abstraction et,
après avoir découvert et démontré les lois
en supprimant toute résistance, de les compléter, au moment de les utiliser
concrètement, par ces limitations que l'expérience nous enseigne"[xxvii].
En quelque sorte, Galilée part de l'idée que le mouvement d'un
corps en chute libre doit être décrit par une forme mathématique qu'il
faut rechercher à l'aide de la géométrie. C'est ce mouvement idéal qui représente
le phénomène, celui-là même qui
s'effectuerait sans perturbations [sans frottements] et qu'il faut apercevoir
dans le déplacement d'un corps en train de tomber.
Cette deuxième façon de concevoir la mathématisation
de la nature appelle trois niveaux d'abstraction qui demeureront des points sensibles des
enseignements scientifiques : 1° Abstraction de
la cause du mouvement qui cède la place au comment se fait le mouvement :
"L'occasion ne semble pas favorable pour rechercher la cause
de l'accélération du mouvement naturel…[le but étant de]… découvrir et
démontrer quelques propriétés d'un mouvement accéléré [quelle que soit la cause
de son accélération], où la grandeur de la vitesse croît le plus simplement
possible en proportion même du temps"[xxviii].
A l'explication de l'origine du mouvement, Galilée substitue la description mathématique.
2° Abstraction des
conditions particulières et sensibles de l'expérience, en la supposant faite
dans le vide. En négligeant les frottements, Galilée effectue le passage à la limite du
mouvement, considérant que pour lui, dans le vide, tous les corps tombent
également vite — alors que Newton n'a pas encore énoncé de principe —
et qu'une péripétie locale [le frottement différent selon les corps
différemment lourds] explique les écarts de vitesse observés dans les
expériences ordinaires : "Si nous prenons comme principe que tous les
corps tomberaient également vite dans un milieu où ne se manifesterait aucune
résistance à la vitesse du mouvement […], nous serons en mesure de déterminer correctement les proportions des vitesses de
mobiles semblables ou dissemblables soit dans le même milieu, soit dans
différents milieux pleins, et pour cela résistants"[xxix]. L'expérience
concrète représente avec maladresse, une expérience idéale qui s'en trouve dévoilée. En
quelque sorte, en s'opposant à l'expérience sensible au nom d'un vide
irréalisable, Galilée transcende les résultats obtenus, leur
donnant un statut de loi de
la nature.
3° La dernière abstraction est
celle de l'utilisation de diagramme géométrique,
représentatif des grandeurs de la chute libre. Vitesses et temps de chute sont
représentés par des segments de coordonnées, dont résulte une combinaison en
triangles représentatifs de l'espace parcouru. Par le recours à la géométrie,
il énonce ainsi la loi de
la chute libre dont les espaces parcourus sont proportionnels aux carrés des
temps de chute, loi aujourd'hui
admise dans la physique classique.
On retiendra dans cette démarche,
que l'aspect sensible des expériences est gommé au profit d'une abstraction constitutive
de la loi recherchée.
Cette façon de procéder met l'accent sur la capacité à minimiser les détails
concrets et parfois gênants de l'expérience vécue, pour ne retenir que l'idéal à atteindre : cette
agilité intellectuelle relève d'une formation d'esprit que le novice ne possède
pas forcément au départ et qui, on le comprendra facilement, constitue un
obstacle de taille à l'enseignement de la physique.
Pour Galilée,
l'affirmation selon laquelle l'homme doit rechercher la géométrie dans
le fonctionnement de la nature est
une position acquise du fait de ses recherches antérieures. C'est d'ailleurs
dans cette direction qu'il établira plus tard, la loi de
l'isochronisme des oscillations du pendule simple. La situation n'est pourtant
pas toujours aussi simple, et peut même causer des erreurs d'appréciation.
L'exemple de Galilée et du pendule est à cet égard
parlant : ayant le souci de négliger les données immédiates, Galilée est conduit à généraliser ses résultats
à tout pendule, alors qu'un pendule aux oscillations de grande amplitude
échappe à cette loi. L'isochronisme des oscillations ne vaut que pour les
petites oscillations. D'ailleurs Huyghens établira après lui, un véritable pendule
isochrone dont le déplacement est cycloïdal, et non circulaire. La question de
l'abstraction mathématique
requiert
des compétences de rigueur et de précision dont l'enseignement doit tenir
compte.
La mathématisation
de la nature, ainsi
définie — parfois excessivement — par Galilée,
bien qu'encore inachevée, annonce la mise en place de la formalisationnewtonienne
conduisant à la Dynamique.
De ces deux approches, celle de Képler suivant laquelle l'homme voit selon la
géométrie, et de Galilée qui affirme que dans le mouvement,
l'homme doit voir sa géométrie,
on retiendra le souci d'expliquer le monde par le recours à la géométrie.
4. L'invention de la science moderne : l'expérimentation
Cette mathématisation
de la physique, bien qu'incomplète, va durer jusqu'au XXe siècle. Elle
constitue l'un des aspects majeurs de l'enseignement de la physique.
Ce n'est pourtant pas le seul. Car l'expérience quotidienne qui s'offre à nous, est loin de présenter un
aspect mathématique immédiatement
décelable. Il faut prendre du recul et de la distance, l'abstraction est nécessaire : ce détour, s'il
n'est pas effectué, rend complètement opaque l'appréhension des faits de nature.
La seule sensation devient alors l'unique recours. C'est pourquoi, pendant de
nombreuses années la nature apparaît
comme hermétique, incompréhensible, comme le regrette Roberval (1602 - 1675) : "La Physique est
toute véritable ; mis elle est fort cachée ; elle ne se découvre aux hommes que
par la vertu de ses effets"[xxx].
D'où l'apparition d'une science moderne
caractérisée par l'invention de l'expérimentation dont Pascal en France et Boyle en Angleterre, sont parmi les
initiateurs les plus illustres : "Les secrets de la nature sont
cachés ; le temps les révèle d'âge en âge, et quoique toujours égale en
elle‑même, elle n'est pas toujours également connue…[…] Les expériences qui
nous en donnent l'intelligence multiplient continuellement ; et comme
elles sont les seuls principes de la physique,
les connaissances multiplient à
proportion"[xxxi]
tel est l'état de la pensée scientifique au milieu du XVIIe siècle. On
reconnaît l'idée que l'expérience est une façon d'interroger la nature,
et que sa multiplication est une méthode pour mieux la comprendre. L'exemple à
propos duquel Pascal va mettre en œuvre sa démarche de pensée, concerne le problème des Fontainiers de Florence, auquel
Torricelli avait déjà travaillé. Il s'agissait de
comprendre l'arrêt à une certaine hauteur, de la montée de l'eau pompée,
problème qui
mettait en échec l'explication fournie pour l'ascension de l'eau et
selon laquelle "la nature a
horreur du vide". Torricelli ayant transposé le problème en utilisant
du mercure dans un tube renversé sur une cuve, avait émis l'hypothèse contradictoire de l'existence du vide
dans le haut du tube, laissé par la descente du mercure.
Pascal entreprend une étude systématique de ce
problème,
menant une expérimentation
ayant depuis, valeur d'exemple : "Je me contente, de montrer un grand
espace vide et laisse à des personnes savantes et curieuses à éprouver ce qui
se fait dans un tel espace". Pour la première fois, le savant montre
ostensiblement à des observateurs soigneusement choisis, des faits d'expérience qui doivent prendre sens. C'est La grande expérience de l'équilibre des liqueurs faite au
Puy-de-Dôme et publiée en 1648, où il démontre que le phénomène se
reproduit toujours de la même façon et que le vide existe. Il reproduit
l'expérience de Torricelli à différents moments et différentes
altitudes et multiplie les relevés :"…parce que les effets de cette
dernière expérience des deux tuyaux (l'expérience de Torricelli)
qui s'expliquent si naturellement par la seule pression et pesanteur de l'air,
peuvent encore être expliqués assez probablement par l'horreur du vide, je me
tiens dans cette ancienne maxime : résolu néanmoins de chercher
l'éclaircissement entier de cette difficulté par une expérience décisive. J'en
ai imaginé une qui pourra seule suffire pour nous donner la lumière que nous
cherchons, si elle peut être exécutée avec justesse. C'est de faire
l'expérience ordinaire du vide plusieurs
fois en même jour, dans un même tuyau, avec le même vif-argent[xxxii],
tantôt au bas et tantôt au sommet d'une montagne, élevée pour le moins de cinq
ou six cents toises[xxxiii]
pour éprouver si la hauteur du vif-argent suspendu dans le tuyau se trouvera
pareille ou différente dans ces deux situations. Vous voyez déjà, sans doute,
que cette expérience est décisive de la question que, s'il arrive que la
hauteur du vif-argent soit moindre au haut qu'au bas de la montagne (comme j'ai
beaucoup de raisons de le croire, quoique tous ceux qui ont médité sur cette
matière soient contraires à ce sentiment), il s'ensuivra nécessairement que la
pesanteur et pression de l'air est la seule cause de
cette suspension du vif-argent, et non pas l'horreur du vide, puisqu'il est
bien certain qu'il y a beaucoup plus d'air qui pèse sur le pied de la montagne,
que non pas sur son sommet, au lieu qu'on ne saurait dire que la nature abhorre le vide au pied de la montagne plus que sur son
sommet"[xxxiv].
Pour cela, il réunit les conditions déjà posées par Képler et Galilée : avoir
de bons instruments
(des tubes de verre très longs spécialement construits pour lui), de bons
témoins (son beau-frère, Périer,
conseiller de la Cour des aides ; des ecclésiastiques et des séculiers (un
docteur en médecine et d'autres conseillers de la Cour des aides), publie un
compte-rendu objectif de ses observations, expose la théorie du phénomène.
Il fonde à cette occasion, l'hydrostatique moderne avec Les Traités de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse
de l'air.
Un nouveau style expérimental
de recherche sur la nature est
né, avec des étapes désormais consacrées : isolation d'un phénomène pertinent
pour la question posée, détermination des paramètres significatifs, analyse de
la variation de ces paramètres lors d'une reproduction devant des personnes
choisies, discours rhétorique aussi objectif que possible, assurant de la
non-subjectivité de l'expérience. Autant de contraintes qui
font de l'expérience une reconstruction savante prétendument naturelle et
indiscutable de ce qui, sans elle, ne serait qu'une évidence sans visibilité,
une nature opaque
et hermétique. C'est ce style expérimental
qui, avec Robert Boyle,
au cours du XVIIe siècle, en Angleterre, devient emblématique de la philosophie
naturelle : nouvelle physique de
celui qui se consacre à l'étude de la nature,
et officie au cours d'expériences, à la façon d'un prêtre de la nature.
D'où les caractéristiques de l'activité scientifique qui vont
dominer toute la recherche du XIXe siècle. D'abord, importance première de
l'expérience, assortie de son exactitude
et de sa répétabilité, nécessité d'une méthode dite expérimentale,
relégation de tout subjectivisme, présentation expérimentale
devant un groupe. Ces traits caractéristiques de l'activité scientifique sont
ceux qui prévalent encore aujourd'hui dans certains enseignements Mais se
limiter strictement à cette démarche laisse de côté divers aspects qui prennent alors l'allure de
biais pouvant fausser l'idée que l'on peut se faire d'une démarche en
science expérimentale : par exemple, les choix arbitraires et artificiels
de l'espace expérimental sont souvent omis, ainsi que les faits d'histoire où les passions sont gommées au profit
de l'image désintéressée d'un savant curieux ; l'idée d'une recherche au
déroulement linéaire est souvent renforcée par une présentation toujours
irréfutable, comme si l'échec n'était jamais envisageable et la spéculation
ignorée. En somme, l'expérience — telle que transmise encore par
certains discours scientifiques du dernier XIXe siècle — se veut
représentation fidèle et naturelle de la nature qui,
ainsi, se montrerait à nu dans les espaces des hommes de science. Comprendre
les faits de nature reviendrait
à faire ou voir des expériences. C'est l'idée qui prévaut encore
aujourd'hui majoritairement dans le grand public. Et c'est ce qui
pose problème dans sa traduction enseignante.
La dualité que nous venons ainsi de mettre à jour, témoigne du
rapport permanent entre l'expérience et les mathématiques. Pour Képler et Galilée,
les mathématiques
— sous la forme d'une théorie —
commandaient et organisaient l'expérimentation
par une abstraction s'opposant
à l'expérience sensible. Pascal et Boyle,
au contraire, postulent que la nature se
montre à nous par l'expérience et qu'il revient au savant de décrypter ce qui
est donné à voir ; d'en ressortir les lois
qu'elle cache et qui sont présentes. On mesure bien combien les deux démarches
sont inverses, mais en même temps complémentaires. Dans tous les cas,
l'abstraction est l'opération de constitution du
savoir. C'est peut être ici que commencent les difficultés de l'enseignement.
On peut se demander finalement, si l'histoire des conceptions en
physique ne
reflète pas cette dualité qui se manifeste au cours du temps : expérimentation
ou formalisme? Cette alternative prévaut aux
débuts de l'enseignement, à
travers le choix des méthodes,
des procédés, des programmes et
des plans d'études.
II. Quel enseignement de la physique édifier aux XIXe et XXe siècles ?
Tout au long du XIXe siècle, l'enseignement des sciences physiques va connaître une marginalisation récurrente. Excepté
l'épisode marquant de l'expérience de la "bifurcation" sous le second empire, les
variations des plans d'études vont donner l'image d'une matière que l'on
n'étudie qu'à la fin du cursus secondaire, lorsque les apprentissages
mathématiques de base ont été satisfaits. Une physique descriptive et phénoménologique, dite physique élémentaire,
est enseignée en classe terminale[xxxv]
et constitue un apport d'information sur les phénomènes de la nature. Cette physique élémentaire
ne comprend aucuns calculs. La physique dite physique
spéciale est destinée à ceux qui veulent se préparer au concours d'entrée des
écoles du gouvernement[xxxvi].
Son enseignement est très mathématisé dans la mesure où les parties de la physique concernées connaissent elles‑mêmes
un développement formalisé. Physique élémentaire et physique formelle se
conjuguent dans les lycées : aux classes normales, la physique élémentaire des
phénomènes ; aux classes supérieures, la physique mathématisée pour une
très petite minorité d'élèves[xxxvii]
1. De la physique et chimie expérimentales à l'enseignement des sciences physiques
Lorsque prend naissance un enseignement de la physique et chimie comme science moderne dans les écoles centrales de la
Révolution française, les autorités prennent alors soin de spécifier qu'il
s'agit de sciences expérimentales, montrant par là leur volonté
de placer l'expérience au cœur de l'enseignement. Il y a volonté de rompre avec la
physique des systèmes, trop scolastique, au profit
d'explications de type newtoniennes où les explications du cours sont rapportées
aux expériences présentées pas le professeur. Car à cette époque, il ne s'agit
pas encore de faire manipuler les élèves, le maître étant seul à mettre en
œuvre les expériences. La volonté des législateurs est que naisse une science
fondée sur la modernité — la chimie de Lavoisier sera à l'honneur, et la vision
unificatrice des forces newtoniennes remplace l'appproche cartésienne. Ainsi
espère-t-on mettre fin à la philosophie naturelle des anciens collèges,
comme moyen de connaissance du monde naturel à des fins d'argumentation théorique aux
visées théologiques des fondateurs de cet enseignement.
Si l'expérience est au cœur de l'enseignement, la méthode n'en demeure pas moins toujours magistrale : les professeurs proviennent pour un tiers, du personnel des anciens collèges,
et pour deux tiers, des personnels de santé[xxxviii]
Cet important courant d'une origine naturaliste des professeurs, marque l'image
de la physique et chimie à cette époque. De plus, on constate que ces professeurs se
distinguent des anciens physicienphilosophies : à la
différence de ceux‑ci, ils n'ont jamais enseigné de philosophie. Cette démarcation est
significative d'un nouveau courant pour l'enseignement de la physique et chimie
expérimentales. Pour autant, leur formation ne leur permet pas réellement de
mettre en œuvre un enseignement expérimental pratique : chacun interprète les
textes à sa façon, d'où l'enquête
lancée auprès d'eux afin de définir le nouvel enseignement[xxxix].
L'analyse des cours
manuscrits conservés aux Archives nationales[xl],
révèle l'absence d'un modèle unique. La rédaction est presque toujours complète (seuls
deux cours sont sous forme de
plan détaillé). Le propos est dense, selon une forme discursive traditionnelle.
L'approche mathématique intervient seulement dans le chapitre sur la mécanique
— définition de la quantité de mouvement, étude de la chute libre à la
manière de Galilée.
Le cours, entièrment oral, est présenté selon une approche qualitative : le
professeur fait appel à l'expérience des étudiants pour les sensibiliser à la propriété visée et
introduire à une approche sensible du thème ; il énonce ensuite la
propriété et réalise enfin une expérience de preuve devant les élèves. A la fin
du XVIIIe siècle, la physique est proche des faits de nature vus à travers des expériences. Les calculs sont presque inexistants.
La création des lycées en 1802 par Napoléon Bonaparte marque un retour à la tradition de
l'Ancien régime. Au lieu de choisir une section comme dans les écoles
centrales, l'élève est réparti dans des classes fixes à l'année. Il y étudie
autant les matières scientifiques que les disciplines classiques : latin et mathématiques sont les disciplines dominantes. Les éléments des sciences
mathématiques et physiques sont enseignées durant six années auxquelles peuvent
s'ajouter deux années de mathématiques transcendantes et haute physique.
C'est un professeur de mathématiques qui, dans chaque lycée[xli],
enseigne les sciences physiques, comme l'indiquent les
tableaux ci‑après. Les sciences expérimentales sont en quelque sorte, annexées aux mathématiques
puisqu'enseignées par un professeur nommé en mathématiques. Une étude de
l'origine des premiers professeurs de sciences physiques montre que les deux‑tiers d'entre eux
sont issus des écoles centrales, la plupart ayant occupé une chaire de sciences
expérimentales[xlii].
La variété règne parmi les trajectoires personnelles : seule une petite
minorité (un tiers) de ces nouveaux professeurs parvient à continuer de
n'enseigner que les seules sciences physiques.
|
1er
professeur de
mathématiques
|
2ème professeur de mathématiques
|
3ème
professeur de
mathématiques
|
||||||
|
6ème classe de
mathéma-tiques
|
5ème classe de
mathéma-tiques
|
4ème classe de
mathéma-tiques
|
3ème classe de
mathéma-tiques
|
2ème classe de mathéma-tiques
|
1ère classe de
mathéma-tiques
|
|||
|
math
+
histoire naturelle
|
math
+
éléments de la sphère
|
math
+
physique
|
math
+
astronomie
(éléments)
|
math
+
chimie
|
math
+
minéralo-gie : son utilité dans les arts
|
|||
Répartition
des matières enseignées par les professeurs de mathématiques dans les lycées (arrêté du
10 décembre 1802)
|
1ère classe de math
transcendantes
|
2ème classe de math
transcendantes
|
|
calcul différentiel
appliqué à la mécanique
+
théorie des fluides
+
géométrie appliquée aux plans et
cartographie
|
électricité
+
optique
|
Matières enseignées par le
professeur des classes de mathématiques transcendantes en 1802
On peut dire que la première génération
des professeurs de sciences physiques se caractérise par une diversité des origines et une
spécialisation en sciences physiques encore peu affirmée, au profit des
mathématiques. Il faut dire qu'une
formation des professeurs n'est envisagée qu'à partir de 1808, et que le
premier examen des candidats à l'École normale a lieu en 1809[xliii].
Dans les six premières classes de lycée, le professeur — quand il
fait place, à côté de l'enseignement des mathématiques, à un enseignement des
sciences physiques — donne un enseignement
de physique élémentaire, de chimie ou d'histoire naturelle. Dans les classes transcendantes,
pour se spécialiser en sciences, l'élève commence par le calcul différentiel et
la théorie des fluides, laquelle correspond en fait, à une présentation
analytique de la mécanique. Calculs et équations constituent ainsi le lot de l'enseignement scientifique dans
la 1ère classe transcendante. La deuxième classe transcendante est consacrée à
la physique — dite physique spéciale — laquelle étant formalisée est
alors considérée comme la physique la plus élevée, d'où, l'absence de chimie
dans ces classes supérieures. On y enseigne ainsi l'électrostatique, science
qui se mathématise avec les travaux de Coulomb (loi d'attraction des forces électrostatiques inversement proportionnelle au carré des
distances). De même, l'optique — formalisé depuis Descartes —
est étudié à travers les lois de la réflexion et de la réfraction, qui mènent aux applications
telles que lentilles et leurs formules. On peut donc considérer
qu'au niveau des classes de 2ème année de mathématiques transcendantes,
l'enseignement de la physique est essentiellement consacré à l'apprentissage de
lois ou de formules :
l'expression mathématique y est synonyme d'excellence pour
l'enseignement d'une science expérimentale.
Tout au long des XVIIIe , XIXe et XXe siècles, la question d'une
physique élémentaire ou spéciale est récurrente. Le terme physique
élémentaire renvoie à une physique considérée comme basique : les phénomènes
sont vus sous leur angle phénoménologique, et la position épistémologique de
cette physique en fait une commencement indispensable à la physique dite
spéciale. Par contre, la physique spéciale a recours aux mathématiques pour le formalisme, lequel lui confère son
statut épistémologiquement supérieur. Mais, aussi, dans ces nomenclatures,
peut-on distinguer une rémanence de la physique d'Aristote (voir supra, chap. 1, I, 2) : la physique dite
élémentaire reprendrait la physique dite générale et première — celle qui entre
en commun avec tous mes phénomènes, en particulier les forces et l'étude de la matière — et la physique dite spéciale, la
physique particulière. Le terme élémentaire évoque donc l'idée d'un tout
structuré en parties successives, épistémologiquement mais aussi temporellement
parlant.
Lorsqu'en 1809, les chaires de physique sont créées, l'enseignement de la physique et chimie devient autonome et distinct de celui des mathématiques. Un changement d'organisation
entraîne un report de la physique
dans la 6ème classe (classe terminale) appelée classe de philosophie, ainsi que dans la 7ème ou
classe de mathématiques transcendante pour les futurs spécialistes en sciences.
Là encore, la séparation se fait sur la présence ou non de calculs mathématiques : les philosophes apprennent la physique
élémentaire, celle qui décrit les phénomènes de la nature. Aux scientifiques, la
physique et son cortège de lois et de formules. Cette situation, bien que se
modifiant plus ou moins selon les nombreux plans d'études qui se succèdent, va
perdurer tout au long du XIXe siècle, fixant la dichotomie entre physique
qualitative et élémentaire — pour la majeure partie du cursus
classique — et physique mathématique — pour les classes d'excellence
scientifique. La majeure partie des étudiants font des études humanistes, et
étudient une physique consacrée aux propriétés de la matière, aux récits des
découvertes des lois. Cette sorte de vaste panorama sur l'évolution des
sciences est présentée par le professeur de sciences physiques ; celui-ci, accompagne parfois son exposé
de la présentation d'une reproduction de l'appareil à l'origine de la
découverte ; il évoque alors son utilisation sans, généralement, le faire
fonctionner. Il est intéressant de noter qu'un professeur tente assez rarement
de reproduire l'expérience décisive du savant qui l'a mise au point. D'où les doubles
critiques qui sont faites à l'enseignement de la physique et chimie :
des contenus trop exhaustifs, une part importante consacrée aux descriptions
d'appareils, des approfondissements excessifs qui frôlent la discussion de
chercheur, un souci exacerbé de la précision dans les résultats numériques,
comme à la faculté. Mais aussi, dans les classes scientifiques, une
présentation mathématisée et coupée de l'expérience, où le formalisme seul constitue l'objectif de la préparation des concours
d'admission aux Écoles du gouvernement.
2. De la bifurcation à l'enseignement spécial : affirmation du caractère à la fois expérimental et pratique de l'enseignement des sciences physiques
La lourdeur de l'enseignement est mise en cause par la réforme
de la bifurcation à la moitié du siècle (1852) : la création d'une filière
spécifique donne toute leur place aux sciences. Pour la première fois, il est
possible à un élève de la filière scientifique, de passer directement le
baccalauréat ès sciences, lequel était précédemment soumis à l'obligation de
réussite au baccalauréat ès lettres. Désormais, le baccalauréat ès sciences est
exigé à l'admission de toutes les écoles, sauf l'École navale, et les programmes
de concours sont obligatoirement tirés de ceux des lycées. En même temps qu'un
changement d'organisation de l'enseignement, les responsables veulent modifier
les pratiques enseignantes, et plus particulièrement, les méthodes
des professeurs. La question du rapport
abstraction / expérience en sciences expérimentales est officiellement posée.
Fortoul,
ministre de l'instruction publique et des cultes aux débuts du Second Empire,
réunit une commission à laquelle participent Dumas,
Thénard et Le Verrier.
Les deux premiers sont de grands chimistes ; Le Verrier (1811 - 1877) est astronome et
polytechnicien. Tous trois sont professeurs à la Faculté des sciences de Paris, et prennent activement
part aux questions d'enseignement. Le baron Louis Jacques Thénard (1777 - 1857), connu comme défenseur de
l'aspect expérimental des sciences physiques est, de surcroît, intéressé par les applications
industrielles de la chimie. Il rejoint le Conseil royal
en 1830 et veille alors au bon équipement des laboratoires par de nombreuses
circulaires. On lui doit l'aménagement et le développement des cabinets de
physique dans
les lycées. Jean‑Baptiste Dumas (1800 - 1884) donne ses premiers
enseignement de chimie générale à l'École centrale dont il est l'un des membres
fondateurs. Docteur en médecine et docteur es sciences, il devient adjoint de
Thénard dès
1836. Élu comme doyen de la faculté des sciences de Paris de
1842 à 1850, il se consacre à l'administration et à l’inspection
générale en même temps qu'il accède à la vice‑présidence du Conseil supérieur
de l'Instruction publique, poste qu'il occupera jusqu'en 1864. Son influence
sera déterminante pour la définition d'un nouvel enseignement scientifique,
puisqu'il rédige la plupart des instructions officielles. Sa conception de
l'enseignement s'inspire des caractères fondamentaux suivants :
l'enseignement doit être élémentaire, expérimental, appuyé par une démarche historique et ouvert sur la vie quotidienne et la pratique.
Son rapport sur l'enseignement scientifique remis dès 1847 à la demande du
ministre de l'époque, Salvandy,
fait déjà apparaître les grandes directions de sa pensée : "La
Faculté pense que la physique, la chimie, les sciences naturelles doivent être
enseignées dans les collèges à un point de vue tout à fait usuel. Il s'agit de
donner une idée juste de toutes les parties essentielles de ces sciences, une
explication suffisante des phénomènes naturels que l'élève est dans le
cas d'observer, une connaissance claire des objets ou appareils qui passent sans cesse sous
ses yeux ou dans ses mains et non pas seulement une exposition dogmatique de la
théorie. …(La Faculté) est sûre que l'enseignement des
sciences physiques ou naturelles l'a été (faussé) à son tour, pour les mêmes
élèves (qu'en mathématiques) par les résultats du
concours général, où l'on a obtenu, sur des questions trop spéciales et trop
abstraites, des succès qui ont pu faire illusion.… L'enseignement de la
physique, par exemple, devenant de plus en plus abstrait, le nombre des élèves
qui le suivent d'une manière efficace a toujours été diminuant, surtout pour la
classe de mathématiques spéciales. (…) On a, il est vrai, amélioré
l'enseignement [en classe de mathématiques élémentaires], mais il reste encore
du bien à faire dans le même sens. Il faut rendre à ces études leur caractère.
Elle doivent être calculées pour la masse des élèves, et il importe pour
atteindre ce but de les faire rentrer dans un ordre d'idées plus expérimental
et plus pratique ; de les fonder sur une exposition de la marche même des
découvertes ou des inventions, de les appuyer toujours sur des faits ou des
expériences nombreuses, bien enchaînées et bien exécutées… [Car] il faut bien
le dire, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, enseignées sans
manipulations, sans l'examen attentif des objets réels qu'elles apprennent à
connaître, sont des études stériles… L'objet philosophique de ces études est
entièrement perdu de vue, quand on veut en faire des sciences de pure
spéculation, et qu'on adresse à la mémoire de l'élève leurs formules générales ou leurs classifications. Outre que les sciences
physiques et naturelles apprennent à la jeunesse une multitude de faits
considérables pour la connaissance de soi-même et celle de la nature entière, elles ont encore ce caractère particulier, qu'elles
l'initient largement, quand elles sont bien enseignées, à la connaissance de
l'art d'observer, de l'art d'expérimenter."[xliv]
Aussi, pour la première fois en 1854, des instructions
officielles sont publiées. En réaction contre l'enseignement surchargé et trop
mathématisé des lycées, et que certains jurys de concours imposent en aval,
notamment celui de l’École polytechnique, les textes officiels
conseillent : "Bornez votre enseignement ; loin de vous engager
par delà du programme, restez plutôt en deçà. Mais
quand vous faites une expérience fondamentale analysez‑en les conditions essentielles avec soin
; faites-en bien ressortir les conséquences immédiates […] Défiez-vous des
exposés abstraits […] Ce sont les faits qui ont servi de point de départ à
toutes les découvertes […] ; ce sont les faits qui la guideront encore dans
l'avenir [.…] dans l'exposition des grandes théories, on ne saurait trop
recommander aux professeurs de marcher du connu à l'inconnu. Ils donneront pour base à
leurs leçons, en pareil cas, une idée ou un fait familier aux élèves, vulgaire
s'il se peut, et ils en feront sortir devant eux, par voie de déductions, en
justifiant celles-ci par des expériences appropriées, toutes les conséquences
que la science en a tirées. Tous ce qui tend à confondre l'étude des sciences
physiques avec les observations et les notions de la vie commune doit
être saisi avec empressement [.…] On ne saurait donc trop recommander aux
professeurs de physique de commencer l'exposition de toutes les grandes théories par
un précis historique très fidèles, et, au besoin, par l'exacte reproduction de
l'expérience d'où l'inventeur est parti. Ils n'oublieront pas que la physique
est une science expérimentale, qui tire parti des mathématiques pour coordonner ses découvertes, et non point une science
mathématique qui se soumettrait au contrôle de l'expérience"[xlv]
La physique ainsi enseignée doit être plus pratique, ouverte sur la vie,
montrée avec des appareils simples et familiers. Le souci du caractère pratique
doit se concrétiser dans la présentation des résultats expérimentaux. Qu'il
s'agisse de résultats, de coefficients de dilatation, etc…, on trouve en effet,
régulièrement avant 1850, un nombre de chiffres significatifs impressionnant,
qui renforce de fait, l'aversion des élèves pour la physique. Les instructions
de 1854 souhaitent que les nombres ne rebutent plus et soient présentés "dans ce qu'ils ont de
pratique et en rejetant ce qui est luxe et de pure curiosité scientifique"[xlvi].
Enfin, avec les Saint‑Simoniens, Napoléon III
pense que le progrès industriel est la première condition du progrès social,
d'où l'intérêt de faire place aux applications de la vie quotidienne. A
l'instigation de Dumas, Fortoul explique que la science, sans perdre de
sa dignité, peut descendre à l'explication des pratiques les plus usuelles des arts, de l'hygiène et
même de l'économie domestique. La science enseignée s'inscrit dans l'utile, ce
qui, après les tentatives avortées du XVIIIe siècle[xlvii], rompt avec la
nature désintéressée et abstraite qui la caractérisait jusqu'alors.
Ces nouvelles instructions ont pour conséquence l'apparition dans les manuels
et les cours, de descriptions d’objets techniques et d'applications de la
science. A partir de la deuxième moitié du siècle, ces descriptions s’ajoutant
ainsi aux descriptions d'instruments et de dispositifs expérimentaux habituels, il en résulte un
accroissement considérable des ouvrages, ainsi qu'une surcharge importante des
programmes.
Dès 1859 la bifurcation est remise en cause devant l'hostilité
quasi générale des parents et des enseignants. Pour Bertrand,
membre de l'Institut et mathématicien, l'affaiblissement des études
scientifiques — sous‑entendu des études mathématiques — est une conséquence
certaine de la bifurcation "les résultats des examens du baccalauréat, les
réponses des élèves dans les classes des lycées et la lectures des compositions
du concours général donnant des résultats trop concordants pour laisser aucune
place au doute"[xlviii].
Il incrimine, à mots couverts, le temps qu'il juge trop long, consacré aux
sciences physiques et qui manque à l'enseignement mathématique : "Ces
sciences sont étudiées aujourd'hui avec le même soin que les mathématiques et
les élèves y attachent une importance égale, mais le champ étant beaucoup plus
vaste, les résultats obtenus ne sont pas comparables [à ceux obtenus en
mathématiques] […] on peut se demander si, pour la plus grande partie des
élèves, une ignorance complète ne serait pas préférable aux notions confuses
qu'ils ont acquises […] Je vous avoue que pour moi je me trouverais en
désaccord complet avec les idées qui ont inspiré le plan d'études actuel […] je
crois qu'un jeune homme de dix huit ans peut sans inconvénient ignorer
complètement un grand nombre de choses que l'on cherche à lui apprendre
aujourd'hui."[xlix].
En 1890, Zevort directeur de l'enseignement secondaire
résumera la situation : "C'était une conception fausse des besoins de la
grande majorité de la clientèle scolaire que celle qui consistait à imposer les
mêmes études aux aspirants à l’École polytechnique et à la masse qui réclamait
un enseignement plus pratique et moins élevé"[l]. L'expérience de la bifurcation prenant fin, la question de la formation
courte, sans latin et
de niveau moyen, pour futurs travailleurs de l'industrie, du commerce ou de l'agriculture,
réapparaît[li].
En 1865, Victor Duruy publie un plan d'études, ainsi que des
programmes et des méthodes
particulières à l'enseignement spécial secondaire qu'il vient de créer. Cet
enseignement secondaire spécial parallèle à l'enseignement classique s'en veut
différent, non seulement par l'absence du latin, mais par ses méthodes qui
doivent être autres. Il doit dégager un esprit nouveau qui développe chez
l'élève un esprit propre à embrasser les professions jusqu'alors occultées par
l'enseignement secondaire, sans qu'il s'agisse d'une véritable préparation
professionnelle. Les sciences y sont donc enseignées autrement. Pour la
première fois, un enseignement des sciences repose sur une approche pratique,
la théorie n'étant plus au centre des cours. On mène les élèves au
laboratoire de chimie pour faire des manipulations, sur le terrain pour le levé des
plans, dans la campagne pour étudier certaines cultures, dans les usines pour
voir fonctionner des appareils. La présidence de Jean‑Baptiste Dumas à la commission mise sur pied pour
"s'occuper d'une branche de l'enseignement public placée au‑dessus de
l'instruction primaire et qui viendrait la continuer parallèlement avec
l'instruction secondaire donnée par les collèges et les lycées" n'y est
sans doute pas pour rien[lii].
Le formalisme n'apparaît pas comme tel dans ce nouvel enseignement.
Celui-ci connaît ainsi un grand succès, surtout hors des grands
lycées parisiens qui se consacrent principalement à la préparation aux concours
des écoles du gouvernement. Cependant, le profil à la fois professionnel et
secondaire de ce nouvel enseignement apparaît comme une contradiction devant favoriser
son évolution. Se rapprochant tant par ses programmes que par ses méthodes,
de l'enseignement classique — lui-même contesté — on assiste alors vers la fin du siècle,
à une fusion dont résulte finalement un enseignement moderne en 1890.
3. L'encyclopédisme et la question des méthodes remis en cause
Toutes ces transformations de l'enseignement secondaire n'en
demeurent pas moins seulement structurelles. En particulier, les anciennes
méthodes perdurent, y compris dans les enseignements scientifiques qui
continuent à être centrées sur la mémoire. Les recommandations sur les
modalités de l'enseignement scientifique sont ambiguës : le professeur,
méthodique dans ses leçons, doit ou bien adopter une démarche déductive [la loi d'abord], soit s'appuyer sur une expérience, "il doit, par l'intérêt
des choses enseignées, communiquer à [l'élève] la curiosité scientifique et,
par l'exemple du vrai, développer en lui, s'il en a le germe, l'esprit d'invention.
L'enseignement scientifique, bien compris, donne donc tout à la fois, le
savoir, la discipline et l'éveil"[liii].
Aucune méthode d'enseignement n'est clairement
affichée, laissant toute initiative au professeur, lequel, s'il s'agit d'un
professeur de l'enseignement classique, maintient une pratique traditionnelle,
ignorant délibérément celle qui,
du fait quotidien va à la découverte des phénomènes. Les conseils donnés avec
les programmes sont éloquents : " à la démonstration des vérités scientifiques, le professeur rattachera à
l'occasion l'exposé des méthodes et l'histoire des découvertes"[liv].
La démarche est démonstrative, et donc, principalement déductive. La méthode de découverte, facultative, ne donne
lieu qu'à un exposé accompagné d'un point de vue historique. L'enseignement
méthodologique de la physique ne s'inscrit plus dans une approche pratique, mais dans la
"logique de la science"[lv],
formulation qui n'est pas sans rappeler une branche de la philosophie : "C'est pour cette
même raison d'éducation générale de l'esprit… que par là [l'approche logique de
la science] le professeur de sciences peut relier ses leçons à celles des
professeurs de lettres, d'histoire, de philosophie.… Tout en exposant les
lois et l'évolution de la nature, les lois et les progrès de
l'esprit humain, il collabore à sa manière à l'enseignement de l'histoire des
humanités."[lvi]. Ainsi
l'enseignement moderne est ramené dans le giron de l'enseignement classique.
Les cours s'en trouvent ainsi alourdis, centrés sur la mémoire,
renforçant l'impression de fatigue des élèves. Ceux-ci doivent retranscrire la
leçon sur un cahier : pratique qui rejoint celle générale de la rédaction de
cours. La description prend le pas sur la compréhension et le raisonnement.
Quant aux élèves se spécialisant en sciences —le plus souvent, en
mathématiques, seule matière valorisée aux
concours d'entrée dans les écoles du gouvernement — ils étudient toujours
une physique mathématisée, où le phénomène fait place à la précision des instrumentsde mesure, aux formules des dilatations, de l'électricité statique, de
l'électromagnétisme et de l'optique et ses lois. Les exercices numériques
presque inexistants au début du siècle, apparaissent progressivement, sans
toutefois atteindre la forme de problèmes
à plusieurs questions. L'importance des mathématiques à cette époque, est
surdéterminante dans les concours et les programmes des Écoles de gouvernement.
Il s'en suite que les mathématiques constituent encore la clé de
l'apprentissage en "haute" physique. Dès lors, leur présence est
incontournable quand il s'agit de formation des futures élites. Il faut, en
outre, remarquer que les lois et formules sont données telles quelles, sans participation
de l'élève , d'où la nécessité pour lui, de retenir tout par cœur. Le volume
des connaissances va augmentant, de même que le nombre des pages des traités
qu'utilisent les élèves et dont rend compte le tableau ci-après [lvii]..
Un simple Précis pour la préparation aux concours, comme le Précis de physique de Fernet en 1868, ne comporte pas moins de 300
pages. On comprend les nombreuses critiques de la fin du siècle sur la lourdeur
des programmes. Si l'on s'en rapporte aux ouvrages de Ganot,
l'encyclopédisme confine bientôt à la démesure. L'effort de mémoire s'accroît à
tous les niveaux, et l'encyclopédisme des programmes entraîne sa surcharge, d'où une fatigue des élèves
et leur démotivation.
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Nom de l'auteur
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Année
de parution
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Nombre de pages
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Boutan et d'Alméïda
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1862
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783
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Ganot
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1851
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648
|
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Ganot
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1863
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824
|
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Ganot
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1884
|
1116
|
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Pinaud
|
1851
|
455
|
|
Focillon
|
1868
|
500
|
|
Focillon
|
1890
|
570
|
Évolution du nombre de pages de certains traités de
physique expérimentale de 1862 à 1890
Lippmann,
membre de l'Académie des sciences et professeur de physique à la Faculté des
sciences de Paris, affirme que la curiosité scientifique des étudiants arrivant
à la Faculté ne cesse de diminuer, et attribue cette baisse "à l'erreur de
principe [que constitue] l'esprit d'érudition, c'est‑à‑dire à l'abus de la
mémoire [.…] les jeunes gens au lieu de s'arrêter de temps en temps pour bien
s'assimiler à fond […] continuent de travailler en effleurant seulement les
matières, sans en garder un souvenir durable […] ils ont accumulé des phrases,
des réminiscences et ils finissent par ne rien savoir du tout ; finalement
l'incuriosité, le dégoût, quelque fois l'horreur de tout ce qui ressemble à un
enseignement."[lviii]
Ces propos valent autant pour l'enseignement classique que pour l'enseignement
moderne.
De même, avec une autre argumentation, l'encyclopédisme est
dénoncé par Darboux,
membre de l'Académie des sciences et doyen de la Faculté des sciences de
Paris : "la situation actuelle trouve son origine dans le
développement d'une foule de branches successives ajoutées à l'enseignement
secondaire […] on a introduit successivement dans le plan d'études les
sciences, l'histoire, les langues vivantes, la philosophie […] accumulation de connaissances[…] propre à dégoûter de
toute étude"[lix].
On retrouve dans ce propos, les arguments déjà mentionnés par Bertrand,
à propos de la bifurcation, lesquels allaient dans le sens d'un retour à
l'ancien plan d'études où les mathématiques avaient un poids plus important parmi les matières autres que
les lettres.
En sciences physiques, Fernet,
ancien professeur de sciences physiques et inspecteur général de l'Instruction
publique considère que "pour la physique, par exemple, il n'est pas
douteux qu'on puisse les (les programmes) alléger beaucoup. Certains
paragraphes de ces programmes sont restés à peu près ce qu'ils étaient il y a
cinquante ans ; d'autres sont devenus pires, en ce qu'on a conservé tout
ce qui y était, et qu'il a fallu y ajouter, pour tenir compte des progrès de la
science. Il faudrait en retrancher tout ce qui n'a qu'un intérêt purement
historique, ou purement théorique"[lx].
Enfin, selon
Berthelot [1827 - 1907], secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences, ancien ministre de l'Instruction publique [1886],
inspecteur général de l’enseignement supérieur pour les sciences [1876] et vice‑président
du Conseil supérieur de l'Instruction publique pendant de nombreuses années, la
différenciation classique‑moderne ne serait pas convenablement mise en œuvre du
fait de la cohabitation de leurs enseignements dans les mêmes établissements,
ce qui serait une erreur[lxi].
Car, d'une part, la taille des établissements devient excessive "quand
dans un lycée il y
a 1 200 internes, sans préjudice de plusieurs centaines d'externes, il est
encombré […] il est impossible de faire autre chose que de suivre la tradition
[…] [dans ces conditions] les directeurs sont dans l'impuissance de faire
aucune réforme ni innovation profonde, ou de transformer l'organisation générale
de leur établissements"[lxii].
D'autre part, parce que "Ces maux ont encore été aggravés par
l'institution de l'enseignement moderne […] or il est à peu près impossible de
pratiquer dans le même établissement plusieurs méthodes
d'enseignement"[lxiii].
Berthelot considère en effet, que cette proximité
a fait tendre les deux types d'enseignements vers "une même uniformité de
routine" entraînant une similitude des méthodes, alors qu'une
"variété de méthodes aurait dû exister entre ces deux différents
enseignements… [nécessitant] de consacrer à l'enseignement moderne, des
établissements absolument séparés de ceux de l'enseignement classique"[lxiv].
Le statut de l'enseignement moderne est contesté. Aux difficultés
d'enseignement des disciplines s'ajoutent celles de la concurrence des
enseignements classiques et modernes. Double dualité pour l'enseignement de la
physique que
celle de la formalisation opposée à la physique qualitative, et
celle d'un enseignement moderne concurrent de celui des latinistes humanistes.
D'où l'opinion de ceux qui voient en l'enseignement moderne un
enseignement jugé trop théorique. Ainsi Pruvost,
ancien professeur de mathématiques et inspecteur général de l'Instruction publique, voit dans
cette évolution trop théorique de l'enseignement moderne, l'une des causes de
la désertion des élèves, les enseignements devant être, selon lui, adaptés aux
conditions locales : "On a donné à cet enseignement (moderne], un
caractère plus théorique que pratique ; je crois que c'est un malheur (…]
A Brest, quand on a substitué l'enseignement à l'enseignement spécial, les
classes de seconde et de première moderne ont diminué considérablement. Pour en
assurer le recrutement, on a dû recréer au lycée un enseignement absolument pratique ; en particulier on
a installé des ateliers. En effet, la plupart des élèves de seconde et de
première moderne se destinent à entrer dans les mécaniciens de la flotte, et le
programme des examens comprend le travail du fer. A Lyon, la classe de
première n'est pas très peuplée, parce que les élèves la quittent pour entrer
dans des maisons où on prépare à l'industrie lyonnaise. A Rouen il en est de même,
ainsi qu'au Havre : "les élèves vont dans des maisons où on les prépare au
grand commerce d'outre‑mer (.…] Je crois qu'il y aurait avantage (…] à varier
les programmes, suivant les localités, à partir de la classe de seconde et à
les rendre plus pratiques"[lxv].
C'est en fait toute l'ambiguïté entre un enseignement secondaire à vocation
scientifique, et un enseignement technique à destination professionnelle.
Berthelot propose de reconsidérer l'enseignement
moderne, position qu'il va défendre avec ardeur, d'autant plus que sa position
de chimiste accompli et reconnu plaide en faveur de l'enseignement
expérimental. Ce chimiste, d'abord nommé préparateur au Collège de France a
mené durant une dizaine d'années des recherches sur la chimie organique au terme desquelles il soutient à la fois une thèse
de chimie sur les synthèses organiques (1854], et une thèse de pharmacie (1858][lxvi].
Chimiste infatigable, il parvient en dépit de l'opposition de Pasteur à obtenir une chaire de chimie organique
au Collège de France, organisant ainsi et développant cette jeune discipline[lxvii].
Berthelot voudrait donc, à travers de nouvelles
méthodes,
faire de l'enseignement moderne un enseignement secondaire à vocation
scientifique, égal en prestige à l'enseignement classique. L'une des conditions
serait "(d'imprimer à] l'esprit de l'élève une direction nouvelle
assujettie à des méthodes auxquelles la culture classique n'a pas façonné les
esprits… (que l'élève] soit intéressé et qu'il ait fait un travail
d’assimilation personnelle… (et que pour cela] la pratique des cours soit
interdite car c'est le moyen d'enlever aux enfants toute initiative… . En
faisant travailler leur esprit, vous (aurez] atteint le but."[lxviii].
La conséquence pour lui, serait de supprimer le détail des programmes pour
laisser libre cours à l'initiative individuelle du professeur et de l'élève. On
pourrait y voir, en quelque sorte, un retour aux anciens cours des écoles
centrales où chaque professeur était censé construisait son programme.
Ces opinions successives traduisent, en fait, les
ambiguïtés de la mise en œuvre de
l'enseignement moderne et du malaise de l'enseignement secondaire. A celles-ci
s'ajoutent, à la fin du siècle, des demandes sociales auxquelles — du fait
de leur grande diversité — l'enseignement secondaire ne répond plus. Ainsi, les
études classiques, fréquentées par la vieille bourgeoisie aisée pour accéder
aux carrières libérales et aux fonctions publiques, ne répondent plus ni à
l'attente de la nouvelle bourgeoisie industrielle et commerçante, ni à
l'avènement d'une démocratie plus utilitariste[lxix].
La nouvelle clientèle de l'enseignement moderne, autrefois portée à
l'enseignement secondaire spécial, ne trouve pas dans l'enseignement moderne la
culture instrumentale scientifique qu'elle recherche, alors qu'elle rejette
celle, trop littéraire, de l'enseignement classique qui ne lui convient pas.
Les pédagogues réformateurs défendent l'ouverture au monde de l'enseignement
secondaire et prônent de nouvelles méthodes fondées sur l'approche
expérimentale au détriment du formalisme théorique. Ces contradictions sont ressenties par tous.
L'identité de l'enseignement secondaire est en cause. De nombreux débats
jalonnent la dernière décennie du siècle, annonçant l'importante réforme de
1902, réforme qui constitue pour l'enseignement de la physique un tournant majeur.
4. La réforme de 1902 : pour un enseignement expérimental fondé sur une logique positiviste.
Avec la réforme de 1902, la place des sciences augmente dans le
plan d'études. Mais le principal changement apporté par la réforme réside dans
le nouveau rôle que l'on veut faire jouer aux sciences expérimentales. L'idée centrale est
d'adapter le système secondaire à la diversité du monde moderne ouvert sur la
démocratie. Le tableau ci‑après rend compte de la nouvelle distribution des
horaires : contrairement au siècle précédent où la physique n'intervenait que dans la classe terminale, toutes les
classes à partir de la seconde reçoivent un enseignement de physique, et ceci,
dans toutes les sections.
Répartition des horaires de
sciences physiques par section, par classe, et par semaine, dans le second cycle
des lycées
Toujours attaché à
l'humanisme, le but de l'enseignement secondaire est la formation générale de
l'homme en le préparant à la vie, non pas la vie pratique, ni l'exercice d'un
métier — car cet enseignement doit tendre à donner principalement des qualités
de méthode et de jugement. Ainsi, ira‑t‑on vers la
vie plutôt que l'érudition, vers l'éducation de la pensée, plutôt qu'une
initiation aux procédés spéciaux du métier[lxx].
Les moyens de parvenir à la mise en œuvre de ces objectifs s'inscrivent dans le
contexte intellectuel de chaque époque.
A la fin du XIXe siècle se développe un courant d'idées,
évocateur du siècle des Lumières, selon lequel l'enseignement est autre chose
qu'une transmission de savoirs théoriques. La question de l'encyclopédisme est
déplacée au profit de la formation de l'esprit : "[il faut] faire
connaître aux esprits toutes les diverses attitudes mentales qui sont
nécessaires pour qu'ils soient prêts à aborder un jour les diverses catégories
de choses. C'est à cette condition que la culture encyclopédique n'impliquera
aucun surmenage et aucune surcharge"[lxxi].
Ainsi, "[le] but [de toute éducation] doit être de faire de chacun de nos
élèves non un savant intégral, mais une raison complète"[lxxii].
La culture générale n'est plus l'apanage des humanités mais s'étend à une formation d'esprit par les langues, la
culture scientifique, la culture historique[lxxiii].
Une nouvelle forme d'humanisme prend forme, conception élargie de l'honnête
homme que défendent les universitaires républicains de la Nouvelle Sorbonne
porteur des valeurs du positivisme de la fin du siècle. De plus, la nécessité
de former les futurs scientifiques de l'enseignement supérieur et de
l'industrie, tous les deux en plein essor, suppose la formation de spécialistes
en sciences.
Finalement, qu'il s'agisse de culture générale ou de formation
scientifique, l'unanimité va se faire sur l'importance des méthodes
comme base de l'enseignement secondaire. Celles‑ci doivent assurer la modernité
de l'enseignement secondaire, car "un enseignement qui ne serait pas
moderne par la substance et par l'esprit deviendrait un péril national"[lxxiv].
Louis Liard,
directeur de l'enseignement supérieur jusqu'en 1902, affirme ainsi la dualité
de la culture idéale et considère que "les études scientifiques doivent
comme les autres, contribuer à la formation de l'homme. Ainsi les sciences
participent à la culture générale par l'importance de leurs méthodes, ouvrant
aussi bien sur une formation d'esprit que sur une compétence spécifique :
"nous voulons que [les élèves] soient munis de connaissances positives et
qu'ils n'aient pas appris à comprendre seulement pour exprimer, mais surtout
pour agir"[lxxv].
Les sciences physiques offrent pour cela, un caractère réaliste qu'il convient de
réhabiliter dans les études : "On ne saurait donner aux sciences physiques
une trop grande place dans l'éducation scientifique de la jeunesse française.
Ce pays, qui est surtout de génie idéaliste et déductif, a besoin d'un grand
bain de réalisme."[lxxvi]
Cette référence au concret va de pair avec le projet positiviste organisant la
réforme : aller des faits à l'abstraction, démarche considérée comme caractéristique des sciences physiques, auxquelles on reconnaît un
double mérite. Celui d'apporter, d'une part, l'idée de vérité positive, c'est-à-dire
du fait expérimentalement constaté, et d'autre part, l'idée de loi naturelle par la mise en relation des faits entre eux. Un
bénéfice supplémentaire avoué est l'élimination de la subjectivité, un autre
plus implicite, celui de ne plus soumettre les esprits à des lois naturelles supérieures, sous‑entendu, divines :"Le
savoir positif nous amènera à construire un système rationnel d'action et une morale indépendante de toute
hypothèse métaphysique"[lxxvii].
Il s'agit donc, finalement, de rectifier le système d'études, dominé à la fois par un enseignement littéraire
privilégiant les textes anciens et par un excès de formalisme dans l'enseignement des mathématiques. De plus, la nécessité de
rompre avec les méthodes
déductives employées jusqu'alors autant en physique qu'en mathématiques s'impose. Pour la première fois, une
telle façon d'enseigner, autre que celle, dogmatique et historique, défendue en
1852 par Fortoul est envisagée, et des exercices
pratiques créés[lxxviii].
Avec la méthode inductive, une nouvelle physique fondée sur une logique
scientifique est ainsi mise en place.
Les instructions officielles qui accompagnent les programmes
sont l'œuvre de lalatin sous‑commission des sciences physiques de révision des programmes, nommée à la demande de la
commission Ribot. Celle‑ci est composée de quatre physiciens membres de
l'enseignement supérieur — Henri Abraham,
Jean Perrin et Jules Violle de l’École normale supérieure, Paul
Janet de la Faculté des Sciences de
Paris — de deux chimistes de la Faculté des Sciences de Paris — Albin
Haller et Edouard Péchard—
et de deux inspecteurs généraux de physique[lxxix],
Gabriel Joubert et Lucien Poincaré.
Si le contenu des programmes demeure sensiblement le même
qu'avant la réforme, on doit signaler que leur progressivité dans la section
scientifique constitue un changement heureux. Mais l'innovation la plus
spectaculaire est la nouvelle conception qui préside à cet enseignement. En
rupture avec les conceptions antérieures, la sous‑commission propose une
approche réellement expérimentale de la physique et de la chimie, cohérente en cela avec la
sous‑commission de mathématiques. Le souci d'une unité de
méthodes
sous‑tend les options prises dans l'aide que les disciplines sont appelées à se
donner.
L'instauration des exercices pratiques de physique constitue l'innovation majeure dans la mise en œuvre d'une
véritable physique expérimentale[lxxx].
C'est une physique inductive et immédiate qui est recommandée, pour un enseignement à la
fois élevé, simple et très pratique qui permet d'éviter les développements
mathématiques et de recourir en priorité à l'expérience. Ainsi, cherche-t-on à
induire la loi, celle‑ci
apparaissant alors comme détachée des dispositifs anciens qui l'ont fait
découvrir. Sa mathématisationrenvoie d'abord à un aspect
graphique, représentant privilégié de la loi naturelle. Le graphique, cet outil
nouveau dans le cours de physique, transforme la description du phénomène en une mise en relation des faits. Vivement recommandé pour
son caractère empirique et abstrait, le graphique supplante, pour la première fois,
le formalisme tant décrié[lxxxi].
La formalisation mathématique devient adaptée à l'objet
de la physique. C'est un premier essai de
rapprochement des deux disciplines au service de chacune d'entre elles. Tout le
XXe siècle s'appuiera sur cette approche, prônant désormais la méthode inductive pour un enseignement expérimental de la physique. Des
réformes de la deuxième moitié du siècle tenteront d'en aménager la conception,
voire d'en modifier la vision. Mais dans la pratique, nombreux seront les
professeurs au XXe siècle, qui feront leur, ce modèle d'enseignement en physique, avec toutes les déviations
évoquées en introduction de ce travail. Les rapports de l'expérience et de la mathématisation seront au cœur des difficultés, mais avec elles, se posera
finalement la question des méthodes d'enseignement et celle de l'apprentissage.
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Chapitre 2. - Mythe et réalité : la place de l'expérience dans le cours de sciences physiques
I. Apparition de l'expérience dans le cours de physique
1. L'enseignement de la physique dans les collèges de l'Ancien régime
Dans les collèges de l'Ancien régime, les cours de physique relèvent d'un enseignement de philosophie qui dure deux ans et comprend logique, éthique, métaphysique,
physique[lxxxii].
La physique, traitant des corps naturels, est considérée tantôt comme une
science particulière donc inférieure — elle précède alors la métaphysique,
couronnement des études de philosophie — tantôt, à l'inverse,
comme au XVIIe siècle, on considère qu'elle "permet de comprendre des
concepts très généraux comme acte, puissance ou essence dont on fait
constamment usage dans toutes les sciences"[lxxxiii],
elle est alors portée à la fin des études de philosophie. Une évolution lente
se dessine : à l'ordre fondé sur la hiérarchie des matières succède celui
commandé par leur fonction. La physique peut être alors étudiée plus longuement
ou de façon plus indépendante, d'où son éloignement possible de la métaphysique.
La classe de physique n'est fréquentée que par une minorité d'élèves, destinés en
général à la cléricature ou à la médecine qui nécessitent un parcours
complet du cursus de philosophie. Or, la philosophie paraît
superflue aux familles, celles‑ci étant plutôt favorables aux humanités. Aussi, les élèves voulant
étudier la physique choisissent plutôt les séminaires pour gagner du temps, ce
que déplore par exemple, le prévôt de Lyon : "Leurs classes [des collèges]
de logique et de physique sont désertes. On enseigne la philosophie en un an au
séminaire ; et c'est ce qui y attire la foule des écoliers, qui ne
cherchent qu'à avoir bientôt expédié leurs études"[lxxxiv]. Il en résulte
des auditoires peu nombreux, souvent inférieurs à dix en classe de physique
pour les collèges de l'Oratoire [excepté ceux d'Angers et Nantes agrégés à la
faculté des arts]. Même à Juilly, devenu académie royale, les classes de
physique sont restreintes, et comprennent en général de cinq à dix élèves[lxxxv].
La situation des collèges jésuites est plus variable, comme le montrent les
données extraites de registres de classe par François de Dainville : un grand collège comme celui de
Bordeaux possède une classe de physique avec trente‑trois élèves, tandis que
celui de Chalons/Marne n' en a que deux. Les maîtres sont peu spécialisés en
sciences et font un enseignement en latin, occupant une place
importante dans les collèges jésuites, d'où cette remarque : "A feuilleter
ces vieux cahiers rédigés en latin, la langue des cours, on est d'abord frappé
par l'espèce de primauté dont jouit désormais, la physique dans le cycle des
études philosophiques"[lxxxvi].
Aux XVIe et XVIIe siècles, le cours se fait de façon
essentiellement orale : pas de manuels de physique, la leçon est magistrale et
dure en moyenne deux heures. Les professeurs sont censés faire deux leçons par jour. Le professeur dicte
un texte préparé à l'avance, les étudiants le prennent en note sur leur cahier
personnel[lxxxvii],
puis le maître abandonne son texte et développe un thème ou une question
particulière. Les étudiants l'écoutent jusqu'à ce que, par une brève série de
questions et réponses, le professeur s'assure qu'ils ont compris. Il s'agit ici
en quelque sorte, d'un cours d'argumentation relatif à des questions de
physique sans rapport avec le phénomène expérimental. Ces trois parties — dictée, développement,
questions — vont disparaître à partir des années 1650. Le professeur dicte
alors totalement un cours de sa composition. L'élève passe alors le cours à
écrire sous la dictée du professeur, ce que déplore un jésuite : "il
semble que le cours de philosophie ne soit institué que pour apprendre aux jeunes gens à
écrire"[lxxxviii].
L'usage du français se répand dans les cours de physique vers la fin du XVIIe siècle sans pour autant se généraliser,
tandis que la méthode d'exposition évolue. Elle se rapproche
de la question scolastique : présentation des théories des philosophes sur
chacun des sujets, discussion puis réfutation ou acceptation suivant les cas.
Cette présentation de la physique est couramment appelée physique des systèmes. Cette méthode se retrouve en
physique dans l'étude du système du monde, à propos du conflit héliocentrisme-géocentrisme[lxxxix].
Au XVIIIe siècle, les cours prennent une allure plus
neutre : le maître dicte le phénomène ou la propriété à connaître, puis présente, en fin de cours,
quelques expériences illustratives. A partir de 1720 on trouve ici ou là,
mentionnées en marge des cahiers, de rares expériences qui sont présentées
après le cours. Celles‑ci ne font donc pas partie intégrante des enseignements.
Significativement, ces expérimentations sont ouvertes au public, les femmes y
sont d'ailleurs autorisées.
Le cours de physique se présente alors comme un exposé d'abord philosophique
augmenté de généralités sur le mouvement et la matière, avec parfois quelques
notions d'anatomie, voire quelques points de mathématiques pures — arithmétique, géométrie ou algèbre — ou appliquées — perspective, musique,
hydraulique, arpentage, topographie, et art des fortifications. Le cas du
collège d'Harcourt constitue, au début du XVIIIe siècle, un exemple de
structure ordinaire en trois parties[xc]
(voir tableau ci-après) : des généralités sur la matière et le
mouvement ; puis, la cosmographie selon Ptolémée et Copernic ; enfin l'anatomie selon l'approche
mécaniste de Descartes[xci].
|
Généralités
|
Qu'est-ce que la Physique ? Son but, etc…
Corps naturels, matière (opinions d'Aristote, de Descartes, de Gassendi, de Le
Notre).
Forme et matière.
Du lieu, mouvement, repos, pression, résistance.
Des causes de production du mouvement (Epicure,
Péripatéticiens, Le Notre).
Quantité de mouvement, lois des corps au repos, en
mouvement, chocs.
|
|
Cosmogra-phie
|
Sphère, système de Ptolémée, Copernic.
Des éléments physiques (Anaxagore, Epicure, Descartes, etc… )
|
|
Anatomie
|
Os, veines, artères, nerfs, membranes, glandes,
muscles, tête, thorax…
Causes du mouvement mécanique, nutrition,
préparation des aliments, mouvement du sang, du cœur, respiration, etc
|
Cours de physique du
collège d'Harcourt début XVIIIe siècle
On trouve dans les collèges jésuites une distribution analogue
quoique davantage calquée sur la trame aristotélicienne : "(d'abord]
une physique générale qui traite des principes des corps, de la matière et
de la forme (…]
Ensuite, sous la qualification de physique particulière, (…] l'étude de la
mécanique, de l'hydrostatique, de l'optique. (…Viennent ensuite] les systèmes
du monde, des mouvements des astres et des planètes (…] enfin, les quatre
éléments terrestres (….] La terre porte des êtres animés : les plantes,
(…] enfin l'homme dont le corps offre un mécanisme digne de l'attention des
physiciens"[xcii].
Cette distribution est à l'évidence "une philosophie de la nature, un cours de cosmographie, un
traité de physique proprement dite, des notions de chimie, d'histoire naturelle et de
géographie physique"[xciii].
La physique comprend donc une réflexion presque métaphysique sur la substance
et la matière, un traitement mathématique du mouvement et de ses lois, et l'étude du vivant. Il
s'agit bien d'une "philosophie naturelle" qui mêle les sciences
et les mathématiques à la philosophie. L'expérience systématique n'a aucun rôle à jouer : la méthode est philosophique. C'est une
"physique des systèmes", ou physique philosophique, que l'on
enseigne dans les collèges de l'Ancien régime.
Du XVIe au XVIIIe siècle, la structure du cours de physique est ainsi commandée par les traités d'Aristote.
L'étudiant commence le cours par la "physique générale" inspirée de
la Physique d'Aristote,
puis aborde la seconde partie ou "physique particulière" traitant des
sujets tels que le ciel, la météorologie, des changements d'état de la matière,
etc… constituant les autres traités d'Aristote[xciv].
Selon les conceptions aristotéliciennes, le monde céleste au caractère parfait
est caractérisé par son immuabilité ; l'infériorité du monde sublunaire
explique alors les changements incessants qu'il subit. D'où l'importance de
l'étude du mouvement et de la matière, du lieu, du vide, du temps, et des
causes agissantes. Cette partie commune à tous les corps recouvre la physique
générale. La division "physique particulière" s'intéresse à la
structure de l'univers, de la terre et des planètes, aux phénomènes
météorologiques, à la nature de la vie et de la sensation. Ce découpage en deux catégories
de la physique perdurera jusqu'au début du XIXe siècle, avec des aménagements
qui tiennent compte, surtout chez les jésuites au XVIe et XVIIe siècle, de la
doctrine chrétienne : les professeurs sont alors tenus de suivre l'aristotélisme médiéval défendu
par Thomas d'Aquin et exigé des autorités ecclésiastiques
de l'époque.
On note cependant, que vers la fin du XVIIe siècle,
vraisemblablement par souci de maintenir un haut niveau de connaissances bien que freinés par
l'inertie des mentalités et leur respect des directives officielles, les
professeurs assimilent lentement la science nouvelle. Ils enseignent
l'héliocentrisme de Copernic,
le principe d'inertie de Galilée (niant l'absolue nécessité d'un moteur
dans un mouvement). Peu à peu, sous la pression du mouvement des idées et
malgré les injonctions des autorités religieuses à rejoindre le train commun du
péripatétisme ou à se démettre, ils acceptent la vision cartésienne de la
théorie des
tourbillons pour expliquer la pesanteur et le mouvement de la terre tout en
refusant l'idée d'univers indéfini. Le cartésianisme ne s'impose vraiment qu'à
la fin du XVIIe siècle chez les oratoriens, et au XVIIIe siècle chez les
jésuites, encore qu'il semble que chez ces derniers, son adoption corresponde
plutôt à une tentative de contrecarrer la nouvelle théorie de Newton en favorisant celle qu'elle prétend
remplacer : durant la première moitié du siècle, les jésuites font du système cartésien leur fer de lance contre le newtonisme, refusant
l'expérimentation systématique ainsi que la formalisation.
A l'opposé, bon nombre des professeurs des collèges séculiers de Paris adoptent au cours du XVIIIe
siècle, la théorie newtonienne et ses conséquences : ils attachent une
importance particulière à l'expérience — "les qualités des corps [n'étant] connues que par des
expériences"[xcv] — et
reconnaissent la nécessité d'une approche mathématique du monde considérant,
par exemple, que "la gravité… diminue quand on s'éloigne de la Terre"[xcvi].
Une physique expérimentale et mathématique commence à poindre, bien que
toujours ignorée des cursus officiels[xcvii].
Le XVIIIe siècle voit ainsi s'affronter les tenants de l'ancien
système et
ceux de la nouvelle physique. Au milieu du siècle,
l'apparition publique de la nouvelle physique expérimentale dans les cabinets
de physique de certains aristocrates ou médecins ou autres personnes fortunées,
exacerbe les débats. L'expulsion des jésuites accélère indirectement ce
mouvement, et permet, dans le dernier quart du siècle, l'installation
irréversible de la théorie newtonienne dont
l'application demeure malgré tout limitée. La plupart des professeurs qui, juste avant la Révolution, se rallient à la théorie de
l'attraction n'en restent pas moins attachés au fond d'eux‑mêmes, à la vision
mécaniste cartésienne pour expliquer le mouvement des planètes[xcviii].
L'apparition des expériences connaît ici et là, dans certains
établissements, une importance accrue : on vend même, dans les collèges
séculiers, des "cahiers en blanc pour recueillir la dictée des cours,
[comportant] des feuillets imprimés pour les figures des appareils
expérimentaux"[xcix].
Ceux-ci sont toujours dispensées en latin, la plupart de temps par le
régent de logique, ce qui ne facilite guère les explications scientifiques, et
freine l'introduction d'expériences. Une nouvelle réforme survient en 1783 qui
sépare les cours de physique et de philosophie en les attribuant à deux professeurs différents. Mise en œuvre au collège Louis‑le-Grand en 1784,
la situation est moins avancée ailleurs. Après l'expulsion des jésuites, il
devient finalement difficile de trouver des maîtres. L'enseignement
scientifique connaît une impasse : des professeurs manquent pour continuer
d'enseigner une physique archaïque, et en même temps les chaires
expérimentales, indispensables au développement de la nouvelle physique dans
les collèges, n'existent pas. De plus, le recours à des démonstrations expérimentales pose d'autres problèmes,
plus modernes cette fois : la plupart des collèges sont peu ou mal équipés
et manque de ressources pour y remédier. Aussi certains professeurs plus
favorisés en matériel deviendront-ils des démonstrateurs en
allant faire, en fin d'année, la tournée des collèges pour montrer aux élèves
les expériences illustrant le cours qu'ils (ont) suivi.
C'est sous l'impulsion de savants ou de professeurs en avance sur les conceptions de leur temps, et l'essor de
cours publics de physique expérimentale, que les idées vont évoluer.
2. La physique expérimentale et l'apparition de l'expérience. Les cours de l'abbé Nollet
Au cours du XVIIIe siècle,
à côté de la physique des collèges, se développe une nouvelle physique pour
laquelle un public de plus en plus nombreux se passionne : dans les
salons, à la cour et dans les cours publics de certains collèges, la physique
expérimentale éveille la curiosité, instruit la jeunesse par les expériences,
et fait l'objet d'une vulgarisation à succès. Au cours de réunions dans les
salons ou les cabinets, chacun peut observer des expériences : "[les]
mercredis [de Rohault]
à Paris et à Amiens étaient fort renommés. Au cours de ces réunions fréquentées
par des personnes de tout âge, de tout sexe et de toute profession, dont
quelques uns venaient même de fort loin, des expériences étaient commentées par
le maître qui excellait dans l'invention de toutes sortes d'instruments et de machines […]. Rohault était un conférencier
agréable [… ], il avait introduit dans les écoles de physique la
raison et l'expérience"[c]. Son Traité de
physique déjà ancien (1671) — le meilleur du début du siècle —
rencontre un tel succès qu'en 1708 paraît la douzième réédition.
Cette nouvelle façon d'exposer la physique emporte l'adhésion de quelques rares professeurs. Le Docteur Pierre Polinière montre quelques expériences dans les
collèges de l'Université et dans ceux des Jésuites : le roi aurait assisté
à son cours du collège d'Harcourt. Ce sont sans doute ces mêmes expériences
qu'il relate dans son ouvrage de 1709, les Expériences
de physique, où se dessine une nette évolution dans l'enseignement de la physique :
avec un souci de vulgarisation, son ouvrage s'adresse aux provinciaux et aux
étrangers, et comprend dix-sept planches gravées représentant beaucoup
d'instruments. Plus tard, P. Bougeant publie un Recueil d'observations sur la physique [1719], retranchant tout ce
qui demande des connaissances en géométrie, ou en algèbre : la
physique devient un amusement agréable. D'autres maîtres convaincus par
l'évolution des sciences et des idées, et notamment par la nouvelle théorie de Newton développent outils et savoir‑faire et
produisent recherches et travaux qui concourent à leur renommée. Par exemple,
le Père Regnault publie
les Entretiens d'Ariste et d'Eudoxe
[1729] réédité huit fois en 25 ans et présentant des "exercices fort
curieux et qui se font en public avec succès"[ci]. Le père Castel fait paraître son Traité de la physique sur la pesanteur universelle en 1724, enfin
le Père Paulian d'Avignon, publie un Dictionnaire de Physique en 1758 dont le
tome III comporte un projet d'exercice où sont refaites les expériences de
Newton sur les couleurs.
La création, au cours du siècle, de nombreux cabinets de
physique favorise le développement de la physique expérimentale[cii].
Par l'accent mis sur les expériences la physique devient une "science
agréable des causes naturelles et de leurs effets"[ciii], reléguant son
côté mathématique inintelligible parce trop qu'abstrait pour l'époque. Dans
certains collèges, l'intérêt pour les expériences devient assez vif pour que
les plus spectaculaires d'entre elles soient faites en public, à l'occasion
d'exercices ou de thèses. Il s'agit alors de manifestations très prisées,
annoncées à l'avance et auxquelles il est de bon ton de se rendre, à la fois
pour satisfaire une curiosité mais aussi pour apprécier la qualité des joutes
oratoires auxquelles doivent se livrer les étudiants. Même les cahiers d'élèves
portent aussi quelquefois témoignage d'expériences par des figures plus ou
moins gauches, sorte de trace fugitive ou simple phrase évocatoire, comme si
les cours de physique des collèges ne pouvaient rester totalement à l'écart de
ce nouveau courant et faisaient ici ou là, allusion aux expériences, de manière
presque insignifiante.
La tendance s'affirme avec le temps, les sciences intéressent de
plus en plus de monde. La physique expérimentale connaît une vogue sans précédent portée par
l'audience de l'abbé Nollet[civ],
vulgarisateur de talent et savant de renommée internationale. Les expériences
qu'il effectue publiquement dans son cabinet, émerveillent et instruisent. Par
la même occasion, il dénigre l'ancienne physique, opposant la conception des
systèmes à la sienne, basée sur l'expérience : "Pendant près de
vingt siècles, cette science n'a été presque autre chose, qu'un vain assemblage
de systèmes appuyés les uns sur les autres, et assez souvent opposés entre eux
[.…] On donnait pour des explications certains mots vides de sens, qui
s'étaient introduits sous les auspices de quelque nom célèbre, et qu'une
docilité mal entendue avait fait recevoir, mais dont un esprit raisonnable ne
pouvait tirer aucune lumière.… Enfin la Physique si mal cultivée jusqu'alors,
et si peu connue, parut au grand jour, et se fit goûter lorsqu'elle offrit des
découvertes utiles, des vérités évidentes, lorsqu'elle pût se faire honorer
d'être entendue de tout le monde. […] Cette réforme porta principalement sur la
manière d'étudier la nature. Au lieu de la deviner, comme
on prétendait l'avoir fait jusqu'alors, en lui prêtant autant d'intentions et
de vertus particulières qu'il se présentait de phénomènes à expliquer, on prit
le parti de l'interroger par l'expérience, d'étudier son secret par des
observations assidues et bien méditées, et l'on se fit une loi de n'admettre au rang des connaissances, que ce qui
paraîtrait évidemment vrai. La nouvelle méthode fit de véritables savants, et leurs
découvertes excitant de toutes parts l'attention et la curiosité, on vit naître
des amateurs de tout sexe et de toutes conditions"[cv]. Nollet organise
de nombreux cours publics dans son cabinet de physique, et propage sa nouvelle
méthode : c'est avec les instruments, les machines[cvi],
les thermomètres, etc., qu'il faut démontrer les faits, prouver ses
affirmations. Ses idées sont appuyées par la publication de deux ouvrages
phares Programme ou idée générale d'un
cours de physique expérimentale [1738], et Leçons de physique expérimentale en 6 tomes, où il détaille sa
conception de l'enseignement de la physique reposant sur l'importance de
l'expérience : "Depuis que j'enseigne la physique expérimentale, j'ai eu
tout lieu de reconnaître que le
moyen le plus sûr de captiver l'attention et de faire naître promptement les
idées, c'est, […] de parler aux yeux par des opérations sensibles. En
conséquence de cette vérité, je me suis pourvu de certaines machines, que j'ai
imaginées pour faire entendre aux personnes qui n'ont des Sciences qu'une
teinture très légère, et pour leur faire prendre plus facilement, et en moins
de temps, certaines notions sans lesquelles on ne saisirait pas bien l'état
d'une question, ou les preuves qui en établissent la théorie […] [Mais] je n'emploie jamais qu'un certain nombre qui soit
suffisant ; et par cette économie je gagne du temps pour des choses plus
nécessaires […] Je n'ai point voulu que le Lecteur, ébloui d'un nombre superflu
d'opérations, pût perdre de vue la
doctrine qu'il s'agit d'établir ; en lui rapportant des faits dignes
d'attention, j'ai compté mettre sous les yeux des preuves qui affermissent les
connaissances. En un mot, […] mon
intention a toujours été qu'il trouvât un cours de Physique expérimentale, et
non pas un cours d'expériences"[cvii]. Un discours
organisé autour des expériences prend forme : celles‑ci ne se
suffisent pas à elles‑mêmes. Ainsi, Nollet fonde l'idée d'un cours de physique
expérimentale, conformément au titre de son ouvrage de 1738.
Désormais, la physique expérimentale trouve une existence autonome, distincte de
l'histoire naturelle : "L'objet de la physique expérimentale est de
connaître les phénomènes de la nature, et d'en montrer les causes
par des preuves de fait : elle diffère de l'histoire naturelle, en ce que
celle-ci, sans rendre raison des effets, a pour but principal de nous donner en
détail la connaissance des corps dont l'univers est composé, de nous en faire
distinguer les genres, les espèces, le variétés individuelles, les rapports que
ces êtres ont entre eux et les différentes propriétés. La première de ces deux
sciences entreprend de nous dévoiler le mécanisme de la nature ; la dernière
nous offre, pour ainsi dire, l'inventaire de nos richesses : l'une et l'autre
sont tellement liées ensemble, qu'il est presque impossible de les séparer : un
physicien qui n'est point naturaliste est un homme qui raisonne au
hasard et sur des objets qu'il ne connaît point ; le naturaliste qui n'est pas
physicien n'exerce que sa mémoire."[cviii]. En somme, la
physique expérimentale donne une explication des faits de nature tandis que l'histoire naturelle fait
l'inventaire de ce qui existe. Le raisonnement sous-tend l'approche
physicienne. Cette conception d'origine newtonienne s'appuie autant sur
l'expérience que sur l'algèbre ou la géométrie.
Pour la première fois, en Angleterre, la liaison entre
expérimental et formalisme est établie, constituant la référence majeure[cix].
A ceux qui souhaitent découvrir des faits expérimentaux, on montre des
expériences ; ceux intéressés par la compréhension, doivent recourir aux
mathématiques. Nollet fait bien cette distinction :
"Je suppose toujours [dans les Leçons telles que j'ai coutume de les faire
depuis neuf ans] que le plus grand nombre n'est pas en état d'entendre les
expressions d'Algèbre ou de Géométrie, et certains détails qui s'écartent trop
des premiers principes ; je pense aussi que l'utilité qu'on en peut attendre,
ne serait point aperçue par ceux qui ne font que s'initier"[cx].
Néanmoins, la question du rapport entre expérience et mathématiques demande à être précisée, et Nollet prend soin de le faire : "Après
avoir recommandé de très bonne foi l'application de la géométrie à la physique, après avoir reconnu de même
que l'étude de la nature n'a commencé que depuis cette heureuse union à faire de
véritables progrès, oserais-je dire qu'il est dangereux pour un physicien, de prendre beaucoup de goût
à la géométrie ? […] Combien n'en voyons-nous [de physiciens] pas qui ne
peuvent descendre des hautes spéculations où ils se sont élevés, qui dédaignent
tout ce qui est au‑dessous ? Combien d'autres […] se plaisent à rendre en
caractères algébriques, des vérités qui ne perdraient rien de leur valeur,
quand elles seraient exprimées d'une manière intelligible à tout le monde
!"[cxi].
L'excès de formalisation nuisible à l'approche expérimentale se laisse déjà entrevoir,
que Nollet prend en compte pour la rédaction de
traités spécifiques au grand public : "Le goût de la Physique devenu
presque général, fit souhaiter qu'on en mît les principes à la portée de tout
le monde. Bientôt on vit paraître en différentes Langues des Traités
élémentaires, qui remplirent à cet égard des désirs du Public. Mais la science
dont ils traitent, se perfectionne tous les jours ; les découvertes se
multiplient, les erreurs se corrigent, les doutes s'éclaircissent : les mêmes
motifs qui ont fait écrire ces éléments, doivent porter à le renouveler de
temps en temps, pour y faire entrer les augmentations, les corrections, les
éclaircissements qui intéressent nécessairement ceux qu'une louable curiosité
rend attentifs aux progrès de cette science. D'ailleurs il est à propos que ces
sortes d'ouvrages soient proportionnés au génie et à la portée de personnes à
qui on les destine ; j'en connais d'excellents en ce genre qui réussissent en
Angleterre, en Hollande, en Allemagne, et qui, s'ils n'étaient traduits dans
notre langue, n'auraient peut être pas un aussi grand nombre de lecteurs en
France, parce que les principes y sont serrés, et qu'il faut pour les entendre,
une attention trop suivie de la part de ceux qui ne voudraient que s'amuser
utilement, et parce qu'on y a employé plus de géométrie que les gens du monde
n'en savent communément"[cxii].
Progressivement, certains maîtres se rallient à ces vues et
rassemblent le matériel indispensable à ce nouvel enseignement.
Pourtant la physique expérimentale ne réussit pas à pénétrer dans le cursus
officiel des collèges : les chaires de physique sont toujours liées à
l'enseignement de la philosophie. La physique scolastique
faite de mots et de formules est la règle dans la plupart des établissements alors
que les hommes de science s'intéressent à la physique de Newton,
à ses règles et ses méthodes.
Finalement, rares sont les professeurs qui introduisent les expériences dans leur enseignement et
tentent d’en renouveler les méthodes.
En 1753, avec la première chaire royale offerte à Nollet, la physique expérimentale pénètre officiellement dans les collèges. Si la création de
cette chaire — nommée "chaire de physique expérimentale" —
constitue une première reconnaissance royale, elle n'est cependant pas encore
agréée par les autorités universitaires, et ne représente pas encore la
physique officielle des collèges, toujours scolastique. Quant aux cours de
physique expérimentale du collège de Navarre, ils ont valeur de culture
générale et d'information scientifique pour un auditoire extérieur au collège,
les collégiens en étant exclus. La séparation demeure entre les deux physiques.
Les premiers cours de physique expérimentale comprennent seize leçons réparties
entre les deux grandes parties habituelles : propriétés générales et
propriétés particulières. Cependant, la méthode de Nollet rompt avec le discours
scolastique : dans chaque matière, il choisit ce qu'il y a de plus propre
à être démontré par l'expérience, expose l'état de la question
et présente tout ce qui peut s'y rapporter dans les arts et les machines.
A l'abbé Nollet,
succède M.J. Brisson dans la chaire de physique expérimentale du collège de Navarre. Formé par Nollet,
il consacrera sa vie, comme lui, à poursuivre l'œuvre entreprise. Son rôle
d'enseignant de physique, et de divulgateur des sciences expérimentales lui vaut aussi d'être répétiteur des enfants royaux. Son
oeuvre didactique fait autorité, particulièrement en Physique avec le Traité élémentaire publié en 1789, suivi
en 1800 des Principes physico-chimiques à
l'usage des écoles centrales[cxiii]
Cette nouvelle façon
d'enseigner la physique que prônent Nollet et Brisson prend de l'importance. Dans le débat qui
oppose maintenant Cartésianistes et Newtoniens, la voie de la physique
expérimentale progresse. Certaines écoles nationales — les écoles
d'artillerie de La Fère et du génie de Mézières — commencent à suivre cet
exemple en mettant la physique expérimentale à leur programme, de même quelques collèges
créeront une chaire de physique expérimentale[cxiv].
Après l'interdiction d'enseigner faite aux jésuites, de nombreux
cours privés ouvrent à Paris comme en province : Sigaud de Lafond (1730 - 1810) maître de mathématiques, dont le cabinet de physique est le plus beau et le plus complet qui soit à Paris, donne
son cours tous les deux mois lorsque le nombre de souscripteurs est assez
grand ; ancien étudiant en médecine à Saint Côme puis, à Paris, il devient
démonstrateur au collège Louis-le-Grand où il succède à Nollet,
en 1760, à la chaire d'anatomie, de physiologie, et de physique expérimentale.
Le physicien Charles fait un cours très suivi du monde
savant ; en 1785 sept cents souscripteurs suivent à Paris les cours du
Lycée, notamment ceux de Deparcieux chargé de l'enseignement de la physique
à la place de Monge ;
de 1770 à 1786 à Reims, à Angers, à Grenoble, à Metz, à Bourg, à La Rochelle, à
Lille, etc., sont ouverts des cours publics de physique, généralement de 9
heures du matin à 9 heures du soir[cxv].
On peut dire qu'à
la fin du XVIIIe siècle, à l'opposé des collèges où son enseignement reste
limité et en marge du cursus habituel, la physique expérimentale connaît, en France, une vogue indiscutable
parmi les grands noms de France, les bourgeois riches et lettrés et le monde
savant : les expériences lorsqu'elles ont lieu, ne sont pas intégrées au
cours traditionnel, mais présentées dans des séances publiques spéciales[cxvi].
Des démonstrateurs commencent à parcourir les collèges, offrant, en dehors des
cours, des démonstrations d'expériences plus variées les unes que les autres,
satisfaisant ainsi une curiosité caractéristique de l'esprit des Lumières.
Progressivement, se développe un intérêt croissant pour l'expérience, entraînant une
reconnaissance de fait de la physique expérimentale. En 1769 le Collège royal[cxvii]
convertit l'une de ses deux chaires de philosophie grecque et latine en une chaire de physique expérimentale. A
l'école du génie de Mézières, Nollet prend Gaspard Monge comme aide de physique, lequel lui
succède dans la chaire de physique expérimentale[cxviii]. L'importance
de ces mesures annonce le renouvellement que la Révolution apportera, en
matière d'enseignement scientifique.
3. Institutionnalisation de l'expérience dans les cours de physique et chimie expérimentales des écoles centrales. La création des cabinets de physique
En cette fin du XVIIIe siècle, domine l'esprit des
Lumières : attachement à la raison et la science, intérêt pour la
pédagogie et la politique. De nombreux philosophes critiquent l'enseignement
donné dans les collèges. Des plans d'éducation se multiplient, qui essayent de
remédier aux carences d'une éducation obsolète dominée par l'Église. Les idées
nouvelles se propagent rapidement dans les milieux aisés grâce aux journaux,
aux salons. Dès lors que la Révolution précipite la réforme de l'enseignement,
les collèges sont supprimés et l'État doit mettre en place un système public d'éducation dont il fait le fondement de la société
nouvelle. L'influence des philosophes se fait alors d'autant plus forte qu'elle
trouve un écho dans les cahiers de doléances : "[L'éducation] doit
embrasser les sciences utiles au médecin au jurisconsulte, au militaire et même
quelques arts agréables [...] On enseignera les sciences exactes, la physique, la chimie, l'histoire naturelle,
l'histoire, la géographie, les beaux‑arts et les langues vivantes, en donnant à
ces cours le temps qu'on donnait à des travaux de logique presque
inutiles"[cxix].
Divers projets d'éducation nationale sont successivement déposés, notamment
ceux de Talleyrand et de Condorcet dont la Convention s'inspire largement
dans ses lois du 7 ventôse an III et du 3 brumaire an
IV qui instituent les écoles centrales[cxx]. Dans ces
nouvelles écoles, les sciences occupent une place importante, conçue dans
l'esprit du sensualisme auquel se rallient les législateurs, proches alors des
idéologues. L'enfant commence son apprentissage du monde par une approche
sensorielle, apprend ensuite à raisonner puis à former son jugement. Il revient
à la physique et chimie expérimentales et aux mathématiques en deuxième section, d'exercer l'élève aux opérations du
raisonnement, après une éducation des sens par le dessin et l'histoire
naturelle ; la formation du jugement couronne son éducation en troisième
section[cxxi]. Dans ce cursus, plus
d'un tiers du temps est donc accordé aux sciences.
Une discipline nouvelle, la physique et chimie expérimentales, est désormais créée dans les écoles
centrales. Nous disposons de 13 cahiers de professeurs adressés à l'administration centrale à l'occasion de
l'enquête de 1799 et déposés aux Archives nationales. Ils sont presque tous
entièrement rédigés, deux se présentant sous forme de plan détaillé. Deux cahiers contiennent de rares dessins
ou croquis, principalement en mécanique, à propos des machines simples et de la
quantité de mouvement[cxxii].
Ils ne contiennent pour ainsi dire, aucun exercice[cxxiii]. Les formulations de
type algébrique sont très rares, même en ce qui concerne des lois bien établies comme celle de la chute libre ou de la pression
exercée par une colonne de liquide. Il est intéressant de noter que des expériences sont
parfois indiquées par une phrase ou expliquées, sans qu'aucun dispositif ne
soit figuré.
Ce qui frappe dans ces cours, c'est l'absence d'un modèle unique : sept professeurs sur treize ont un cours assez complet (inspiré de celui de
Brisson),
trois font surtout un cours de chimie. A l'évidence, chaque
professeur enseigne les matières qu'il domine le mieux[cxxiv]. La plus grande
variété règne dans les cahiers. La structure des cours et les explications
données, notamment dans les introductions, reflètent les modes de pensée du
professeur, trahissant souvent une inertie des mentalités : on trouve certains
chapitres empruntant les quatre éléments du discours aristotélicien, formulés
selon la suite caractéristique l'air/l'eau/le feu/la terre. Le découpage général
du cours de physique s'inscrit dans la ligne aristotélicienne traditionnelle[cxxv] — physique
générale, physique particulière — à l'image du cours de physique expérimentale
de Brisson,
auquel les professeurs se rallient majoritairement[cxxvi] (voir les deux
tableaux ci‑après).
|
BRANCHES
DE LA PHYSIQUE GÉNÉRALE
|
Différentes
parties constitutives de chaque branche
|
Quelques
exemples d'objets d'étude, de
concepts, de relations
|
|||
|
PROPRIÉTÉS
GÉNÉRALES DE LA MATIÈRE
|
Etendue
Mobilité
Raréfractibilité
Condensabilité
Compressibilité
Élasticité
Divisibilité
Porosité
Impénétrabilité
|
Expériences d'illustration
|
|||
|
|
Équilibre
Mouvement
et Forces
|
Vitesse
Force - Qté mouvt
Pendule - Chocs
|
|||
|
MÉCANIQUE
|
Statique :
:---->
Dynamique :
|
Mécanique
du solide
|
Machines simples
|
||
|
|
Mécanique :---->
des fluides :
|
Hydrostatique
Hydrodynamique
|
Th. de Pascal
Pr. d'Archimède
Écoulements
|
||
La physique générale
du cours de physique des écoles centrales
L'examen des 13 cahiers manuscrits montre que les leçons de
physique et
chimie comprennent des cours et des expériences en quantité
variable. Tantôt l'expérience est notée en marge, comme si elle était réalisée à part,
tantôt elle figure dans le corps du texte. Mais au‑delà de ces variations, tous
les professeurs adoptent une même présentation méthodique, quel que soit le
sujet. Ils procèdent généralement selon quatre temps, les trois derniers
constituant le noyau stable :
— Introduction au sensible par des références vécues
[facultatif]
— Énoncé de la propriété, ou règle, ou proposition
— Réalisation de l'expérience "preuve" et explication[cxxvii]
— Développement de quelques applications connues.
|
BRANCHES DE LA PHYSIQUE PARTICULIÈRE
|
Parties et chapitres des branches de la physique particulière
|
Quelques exemples d'objets d'étude, de concepts, de lois
|
||||
|
L'AIR
|
Propriétés Physiques
Air en mouvement
|
Pesanteur
Pression
Aérostatique
Son
Instruments
de Musique
|
Exp. de Torricelli
Baromètres
Ballons
Pompes-Siphons
Vents, Météores
Gammes - Ton
Cordes vibrantes, Sonomètre
|
|||
|
ASTRONOMIE
|
Système du monde
Mouvts apparents
Marées
Ciel
Mesure du temps
|
Histoire
Soleil-Planètes
Étoiles
Constellations
Comètes
Nuit/Jour
|
Gravitation
universelle
Loi
des mouvements
Unités
|
|||
|
DU FEU
ou
CALORIQUE
ou
CHALEUR
|
Théorie
Température
Chaleur
Dilatations
Calorimétrie
|
Fluide Subtil
Thermomètre
Solides-Liquides
Calorique"combiné"
|
Le calorique
Construction
Formules
Puits de glace
Combustions
|
|||
|
LUMIÈRE
|
Existence
Propagation
Catoptrique
Dioptrique
L'oeil
|
Matière
Rectiligne
Miroirs
Prisme-Couleurs
Applications
Défauts
|
Fluide impondérable
Théorie de l'émission
Ombres
Lois
7 rayons distincts
Instruments
|
|||
|
MAGNÉTISME
|
Aimant
Actions réciproques
|
Manifestations
Attraction
Répulsion
|
Procédés d'aimantation
Loi Coulombienne
|
|||
|
ÉLECTRICITÉ
|
Statique
Galvanique
|
Manifestation
Idioélectriques
Conducteurs
Attraction
Répulsion
Théorie d'existence
Instruments
Condensateurs
Pouvoir des pointes
Pile Volta
|
Exemples
Loi Coulombienne
Franklin/Aepinius
Haüy
Électrophore
Électromètre
Bouteille de Leyde
foudre, paratonnerre
Effets
|
|||
La physique particulière du cours de physique dans les écoles centrales
La nouveauté essentielle est l'introduction de l'expérience, qui, selon Haüy[cxxviii],
joue deux rôles : "Nous joindrons à l'exposition des phénomènes, les
expériences nécessaires pour en faciliter l'intelligence, ou pour établir les
théories qui serviront à les expliquer". En cela, il suit les conceptions
de Newton,
ainsi qu'il le rappelle : "La véritable méthode pour parvenir à l'explication des phénomènes est celle qui a été adoptée par le même Newton"[cxxix].Dans
le premier cas, la présentation expérimentale rend le phénomène sensible, donc accessible aux sens, et par là, compréhensible[cxxx], dans le deuxième cas
l'expérience confirme la théorie. Cette position de principe
s'inscrit dans la conception empiriste générale qui préside à la création des
écoles centrales, instituant ainsi la référence expérimentale en matière
d'enseignement de la physique et chimie. Ainsi les professeurs estiment indispensable le recours à l'expérience dans leur pratique pédagogique. "Il est incontestable
que l'expérience et l'observation doivent servir de base à nos connaissances physiques"[cxxxi]
: cette conception de la science exposée par Libes,
sert de fil conducteur dans leur pratique. La préoccupation est constante,
d'opposer expérience et méthodes livresques, tout en veillant à intégrer le
fait expérimental à la théorie, qu'il ne faudrait pas
confondre avec la métaphysique : "[il ne faut] pas limiter la physique aux expériences, en renvoyant les notions et définitions à la
métaphysique" [Letourneau[cxxxii]].
L'expérience est dotée du pouvoir total de vérité : "l'expérience révèle par elle-même… elle dégage la
nature… "[cxxxiii], d'où sa
force pour "démontrer, faire la preuve", et "reproduire l'effet
en petit". C'est finalement une "opération manuelle qui interroge la
nature". Quant à la manière de présenter et développer les expériences,
Libes croit "nécessaire d'insister sur la
description des appareils les plus commodes, et sur la manière de s'en servir
pour travailler avec fruit à l'avancement de la physique". Il précise
aussi : "Nous indiquerons ensuite les résultats de
l'expérience ; nous en donnerons l'explication, et nous ramènerons enfin à
la question et aux faits qui ont servi à la prouver, tout ce qui peut [se
rapporter aux] phénomènes de la nature"[cxxxiv]. On notera ici les
divers aspects auxquels renvoie l'expérience : tantôt, elle révèle la
nature, tantôt elle la reproduit, d'autre fois encore, elle sert de
démonstration, de preuve, et enfin, elle
est indissociable de la description des appareils ou instruments qui l'ont fait naître. Une telle complexité ne pourra être
résolue facilement.
Le professeur
privilégie le rôle de preuve qu'il assigne à l'expérience. Celle‑ci sert d'argument
irréfutable : la nature détient la vérité, l'expérience la prouve. La démarche est de type démonstratif ; il n'y a pas induction du particulier au général, mais à l'inverse l'expérience
témoigne pour la théorie énoncée. L'élève écoute et doit admettre la démonstration.
A l'extrême, les conceptions particulières de Beÿts (Lys), méritent d'être rapportées :
"La rédaction des cahiers n'est pas nécessaire vu le nombre de livres
élémentaires de professeurs connus des cours publics et privés […] Je leur apprends
àmultiplier journellement leurs expériences […] on travaille continuellement au
laboratoire, et il est ouvert pour les élèves depuis huit heures du matin
jusqu'à six ou huit heures du soir ; on y trouve le journal des expériences,
plusieurs le copient et tous peuvent le consulter […] chaque élève fait ses
notes selon qu'il en a besoin […] je leur ai enseigné la manière de les faire
avec concision : un trait de plume dessine une bouteille, une lettre de renvoi
marque le contenu […] ". Pour ce professeur, l'objectif principal de
la formation n'est pas tant de transmettre des contenus que de convaincre par
de nouvelles méthodes
de travail : "faire sentir tout l'agrément de l'étude" par la
motivation et la curiosité, antinomiques, selon lui, de la dictée des cours,
"ayant été extrêmement ennuyé par les cahiers durant le cours de mes
études" ; en somme il
cherche à faire de "l'étude […] un délassement". L'expérience est bien ici au cœur de l'enseignement qui, de fait, devient
un plaisir et un apprentissage, l'élève se formant à la méthode de la
découverte par la pratique de l'expérience. L'élève est considéré comme un
savant en herbe.
Alors que la pratique de l'expérience devient une exigence incontournable dans l'enseignement de la
physique et
chimie expérimentales, les professeurs se voient confrontés à un véritable défi posé par la manque
de moyens matériels.
Certains professeurs, auront recours au dessin, surtout pour les cours de
mécanique et d'hydrostatique : "J'ai fait des leçons de statique et de dynamique
la première année, faute d'instruments pour les leçons expérimentales" (Pluvinet à Rouen) ; "il n'existe point
de machines pour la démonstration des leçons de physique, sinon celles que je fais autant comme
mon temps peut me le permettre […] Je supplée à beaucoup par de très grands
dessins". Ce professeur réclame des machines électrique et pneumatique, un
appareil pneumatochimique, et précise qu'avant de faire des expériences de chimie,
"il faudra, pour le commencement de l'an VIII, construire un
laboratoire".
Chaque professeur règle à sa manière les problèmes
qui font obstacle à la bonne réalisation des cours : Ampère retient des étudiants, sorte d'adjoints
officieux qui l'aident à préparer matériel et expériences, en confiant néanmoins à
sa femme que les "cours d'algèbre sont moins fatiguants que ceux de chimie". Pragmatisme et efforts
deviennent indispensables pour que l'expérience trouve une place : Roulland (Seine-et-Marne) emprunte du matériel au
pharmacien, ou des instruments à son oncle qui les a en double. La conception générale des
cours dépend donc fortement des circonstances locales.
L'installation des cabinets de chimie et physique est une conséquence de l'aspect expérimental que doit prendre
l'enseignement de ces sciences. La loi Daunou prévoit que chaque école centrale, afin
de bien concrétiser le "nouvel enseignement de la physique et de la
chimie", dispose de locaux spécialement affectés à la conservation du
matériel et à la préparation des expériences devant illustrer les phénomènes à
enseigner[cxxxv].
Étant le plus souvent installées dans d'anciens collèges, en général dépourvus
d'instruments ou de matériel, les écoles centrales manquent de locaux pour
l'installation des cabinets. La tâche des administrations locales est double : trouver des locaux et les
meubler d'armoires, de plans de travail, etc., mais aussi pourvoir à l'acquisition de matériel nécessaire
aux expériences de physique et de chimie. Dix mille livres par an, sont promises
à chaque école centrale pour les frais d'expériences, les salaires des employés
de la bibliothèque et l'entretien du laboratoire[cxxxvi]. Cette somme
ne sera en fait que de six mille livres, comme le précise une lettre du
département de le Seine-inférieure au Conseil d'instruction publique[cxxxvii].
Dans 24 écoles centrales, un cabinet est installé. Parfois, les
objets du cabinet de l'ancien collège sont repris[cxxxviii] ; d'autres
fois, le matériel est récupéré de différents dépôts avant la Révolution ou
provient de cabinets privés, d'établissements, ou de personnes[cxxxix]
; enfin, plus simplement, l'administration départementale verse une somme
d'argent pour l'achat de matériel. Mais malgré les efforts consentis par les
administrations, les récriminations sont fréquentes : Roulland,
pourtant bien installé, se plaint de l'état du matériel, "les instruments sont surannés, la machine pneumatique est faussée, la cloche
est cassée" ; il déplore d'être contraint d'apporter de Bourges des
instruments prêtés par Sigaud de Lafond qui les a en double, ou de faire des emprunts au pharmacien de
Fontainebleau ; en Loire‑inférieure, "tous les objets d'arts manquent, et
les instruments sont imparfaits et rares" ; dans le Cantal, l'absence
d'instruments retarde l'ouverture de la chaire ; dans l'Eure, les locaux
manquent et les cours se font "au rez-de-chaussée d'une prison, sous les
barreaux" ; en Charente, où le cabinet est placé dans cinq
"mansardes de démonstration", les locaux sont insalubres
; enfin, dans l'Indre, c'est le manque d'instruments qui éloigne les candidats
à la chaire de physique et chimie. Les exigences expérimentales
de cette nouvelle discipline mettent à rude épreuve le zèle des administrateurs
et la conscience des professeurs : "les leçons d'algèbre (me) paraissent bien plus
agréables que celles de chimie, et j'espère n'en pas professer d'autres à la
suppression des écoles centrales […] Je sens mieux que cette science est
réellement fatigante pour celui qui veut l'enseigner comme il faut. Les
dépenses dont on a le souci, la préparation des expériences et le chagrin qu'on
a de temps en temps de les voir manquer, tout cela en dégoûte un peu"[cxl].
Dès ses débuts, la physique expérimentale rencontre de nombreux obstacles à sa mise en
œuvre. Cette question matérielle va devenir récurrente tout au long des siècles
suivants. Malgré cette situation et compte tenu du dénuement initial, un effort
certain a été fourni pour la mise en
oeuvre de la physique et
chimie expérimentales dans les écoles centrales. D'après les diverses sources consultées[cxli], il s'avère qu'en
l'an X, la moitié des 67 chaires identidiées peut disposer d'un cabinet de
physique ou de chimie dont la composition s'apparente à celle — la plus
complète que nous ayons trouvée — du tableau ci-dessous.
Ces collections, rendues nécessaires à l'enseignement
expérimental, témoignent des contenus enseignés et affirment le rôle, désormais
indispensable, de l'expérience — ou, du moins, son évocation — dans l'enseignement de
la physique et de la chimie.
|
Hydrostatique
Hydraulique
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siphon à jet d'eau - vis
d'Archimède - niveau
tube à 2 branches - bocaux
tubulaires en verre
fontaine de Héron -
pèse-liqueur - pistolet Volta- tubes divers
|
|
Appareil pour démontrer les propriétés de l'eau
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Eolipile
|
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L'air
L'air comme mixte
|
machine pneumatique
fontaine intermittente
fontaine de compression
entonnoir magique
baromètre
hémisphères de Magdebourg
appareil pneumato-chimique
boîte pour faire le gaz
carbonique
lampe à air inflammable
|
|
Feu et Chaleur
|
pyromètre - presse pour la
fusion de l'or par l'étincelle électrique
|
|
Astronomie
|
globes terrestres - globes
célestes
sphère armillaire
|
|
Lumière
Couleur
|
lanterne magique - miroir
pour chambre obscure
prisme de verre - miroirs
|
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Appareils pour démontrer les principes
(1)
|
Des fourneaux (à alambic,
de fusion, évaporatoire)
Un soufflet
Alambics en cuivre
Un gradumètre
Une balance (à peser 6
livres)
Petit matériel (cornues, mortiers, flacons, chaudière, capsules, plats,
ballons, cloche…)
Produits et réactifs
chimiques (acides, potasse, soufre, nitrates, sulfates, muriates, teintures,
alcool, éther, sucre cristallisé; huiles volatiles, huiles fixes… )
|
|
Appareils pour démontrer la cause de la cohérence
entre les parties intégrantes des mixtes
|
machine pneumatique
|
|
Expériences du mouvement
|
tube pour chute des corps
potence pour chute des
graves et réflexion de corps élastiques
|
|
Appareils pour démontrer
les principes de statique
|
machine en bois en forme de deux cônes collés par
la base
tables , planches , bois
|
|
Électricité
|
machine électrique -
carillon électrique
bouteille de Leyde -
électrophore - électromètre
maisonnette pour
paratonnerre
|
II. La définition de l'expérience en question : descriptions d'instruments, prétexte pédagogique ou rôle utilitaire ?
1. L'expérience, outil de la recherche pour le savant
C'est à travers leurs écrits, et notamment, dans les ouvrages
qu'ils ont publiés pour les lycées, que certains savants ont fait connaître
leur conception de la science. On comprend bien que leur ouvrage s'adressant
autant aux professeurs qu'aux élèves, indique la référence en matière de connaissances scientifiques à
transmettre. Dès le Premier
Empire, et sans doute pour remédier au désordre des contenus enseignés dans les
écoles centrales, une commission composée de Laplace,
Monge et Lacroix,
est nommée pour désigner les livres scolaires[cxliii]. Celle‑ci
"n'ayant point trouvé de livres propres à l'enseignement des sciences
physiques dans les lycées, propose d'inviter le citoyen Haüy à écrire les Traités de physique, et si ce savant ne pouvait
s'en charger, le citoyen Biot serait indiqué pour faire ce
travail"[cxliv].
Aussi l'ouvrage d'Haüy constitue‑t‑il le point de départ
officiel pour l'enseignement de la physique dans les lycées de l'Empire.
René‑Just Haüy vient, en 1802, d'être nommé professeur
de cristallographie au Muséum après avoir été professeur de physique à l’École normale de l'An III, créée pour former les futurs
professeurs et instituteurs de la République. Sa notoriété et celle de
Jean‑Baptiste Biot explique que les autorités leur aient
demandé de rédiger un manuel de physique pour lycéens. Aussi, à défaut de
cahiers d'élèves ou de manuscrits de professeurs, inexistants ou inconnus à ce
jour et en l'absence d'ouvrages présentant une physique newtonienne ou une
chimie moderne, le traité de physique expérimentale d'Haüy [1803] constitue la première base
solide d'information pour dresser l'image officielle de la physique des lycées
au début du XIXe siècle.
La philosophie de l'enseignement de la physique défendue par Haüy est présentée dès les premières pages de
l'ouvrage : "Le but d'une théorie est de lier au moindre nombre de faits généraux possible,
tous les faits particuliers qui en dépendent. […] On s'est attaché à décrire
[les faits] exactement, à les bien vérifier, à les multiplier. Tous ces faits, découverts à
différentes époques et par différents observateurs, restaient d'abord comme
isolés […] Mais enfin paraissait le génie [Newton]
auquel avait été réservé l'avantage de rassembler tous ces anneaux épars et d'en
former une chaîne continue qui en montrât la filiation et la dépendance
mutuelle.…Ainsi, l'observation et la théorie concourent également à la certitude et au
développement de nos connaissances. L'observation [éclaire] chaque fait particulier ;
la théorie [éclaire] l'ensemble
des faits […] qui [alors] se rapprochent […] et semblent n'être plus que les
différentes faces d'un fait unique […] Le système […] consiste dans une supposition purement gratuite, à
laquelle on s'efforce de ramener la marche de la nature [.…] [il] marche ainsi comme au hasard […] en un mot, le
système est le roman de la nature, et la théorie en est l'histoire […] [qui]
embrasse à la fois le passé et l'avenir ."[cxlv]
Pour Haüy,
l'expérience sert à établir les faits ou à les vérifier. L'énoncé de la théorie vient alors éclairer et réunir l'ensemble des faits qui lui
sont communs. La démarche est ainsi une juxtaposition qui permet au professeur de lier
l'expérience à la théorie. On comprend bien la démarche souhaitée :
exposer les faits et les illustrer par une ou des expériences, puis, les réunir
en ce qu'Haüy nomme une théorie. On retrouve ici la
démarche déjà mise en œuvre dans les écoles centrales[cxlvi].
Quant à Jean-Baptiste
Biot (1774 - 1862), physicien à la faculté des sciences de Paris, il publie quinze ans plus
tard, un traité de physique expérimentale et mathématique (1819) à l'usage des étudiants
en sciences. Ses conceptions rendent compte d'une évolution très sensible des
rapports entre l'expérience et la formalisation. Il se range ainsi
délibérément sous la bannière newtonienne, insistant sur la nécessaire
mathématisation de la physique comme
complément de la recherche expérimentale : "Beaucoup de personnes, en
France et ailleurs, croient que la Physique doit être présentée sous une forme purement expérimentale, sans aucun appareil algébrique. Les
Anglais, si éminents dans cette sciences, nous reprochent en général d'y
employer trop de calculs, et de la compliquer souvent
par nos formules [.…] Plusieurs d'entre eux, qui sont eux-mêmes des physiciens
très habiles et très exacts, pensent que la précision dont nous croyons ainsi
approcher est purement idéale, parce qu'elle dépasse infiniment les
limites des erreurs auxquelles les expériences sont inévitablement sujettes.
Cette question mérite d'être débattue. Mais d'abord il faut distinguer l'usage
raisonné du calcul de l'abus qu'on en peut faire [...] Mais quand on a observé
avec précision les différents modes d'un même phénomène, et qu'on a obtenu les
mesures numériques, quel inconvénient y a‑t‑il à les lier par une formule qui
les embrasse tous ? S'ils sont réductibles à quelque loi simple, mais qui
pourtant ne s'aperçoive pas du premier coup d'œil, n'est‑ce pas là l'unique
voie pour la découvrir ? […] Pour sentir combien cette méthode est sûre et jusqu'où elle peut conduire,
il n'y a qu'à voir l'usage que Newton en a fait dans ses recherches sur les
propriétés les plus subtiles de la lumière […] il observe [les incidences
obliques] et mesure de nouveau sous un grand nombre d'incidences diverses ; il
forme une table mathématique de leurs changements ; puis il lie tous ces
nombres par une formule empirique qui en reproduit les valeurs avec une
approximation presque égale à celle des observations mêmes ; […] possédant
l'expression générale, quoique empirique, […] il l'introduit, comme élément,
dans toutes les questions [où intervient] l'obliquité d'incidence des particules
lumineuses […] je le demande à toutes les personnes de bonne foi qui ont
médité cette partie admirable de l'optique […] était‑il humainement possible de
définir sans calcul ces intermittences de la lumière, et surtout de les
combiner […] de manière à en déduire numériquement toutes les apparences
produites par la réflexion à la seconde surface des plaques épaisses, c'est‑à‑dire
l'arrangement, les couleurs […] sans aucune autre donnée que l'épaisseur de la
plaque, sa nature, sa direction et l'espèce des
rayons incidents ?"[cxlvii]
Biot fait bien la distinction entre formule
et calculs des mesures. Il prône la recherche empirique d'une loi, et dénonce l'usage abusif de
formules toutes faites, ainsi que l'excès de précision. Il montre
aussi, dans le passage suivant, quel rôle doit jouer l'expérimentateur en
comparaison de l'analyste[cxlviii] :
"[…] pour l'électricité, les expériences ne déterminent rien de certain
sur sa nature physique, mais elles montrent qu'il
faut distinguer deux principes électriques […] doués de propriétés différentes
: ensuite les phénomènes de transmission et de distribution à la surface des
corps semblent donner à ces principes quelques caractères analogues à ceux des
fluides. L'analyse s'empare de ces résultats ; elle conçoit deux fluides
impondérables […] elle les doue de propriétés qui représentent les caractères
observés ; ensuite, combinant ces propriétés avec les lois générales de l'équilibre des fluides, elle se demande comment
de pareils fluides doivent s'arranger dans un corps isolé, ou soumis à d'autres
corps, dont la forme et
la position sont données. Elle tire ainsi de l'énoncé primitif toutes les
conséquences possibles qui en dérivent, et elle demande au physicien si les conséquences sont numériquement confirmées par
l'expérience. Si elles le sont, et si
cette épreuve, variée de toutes les manières imaginables, a toujours un succès
conforme aux indications du calcul, la probabilité des définitions premières
devient immense. Tel est le cas […] de l'électricité […] [et de l'analyse] de
M. Poisson[cxlix] ; […] pour croire à
l'existence réelle de deux fluides, invisibles et impondérables. Mais ce
dernier travail de l'analyse, cette dernière et sublime élaboration des
produits de l'expérience, n'appartient qu'aux géomètres du premier ordre, et ne
saurait s'exiger du physicien expérimentateur. Il faut donc que celui-ci
emprunte les résultats de l'analyse, comme il emprunterait des faits, comme un
astronome demande un télescope ; qu'il s'en serve pour diriger ses expériences,
pour les tourner vers les points que la
théorie annonce être le plus importants ou les plus délicats. Alors,
sans avoir besoin de connaissances mathématiques bien étendues, il pourra, par la bonne direction de ses
travaux, affermir la science, l'étendre et être utile à l'analyse même […]
[…] Mais pour que cette alliance soit utile, on doit observer
avec le plus grand soin deux conditions indispensables : c'est que
l'analyse sur laquelle on s'appuie soit rigoureuse, et que les expériences
auxquelles on la compare ou qu'on lui confie soient très exactes. Je ne sais
même si ce dernier point n'est pas le plus important à recommander. Car après
tout, si l'analyse est fausse, l'observation le fera bientôt apercevoir ; au lieu que, si les données
fournies par l'expérience sont fautives, l'analyse n'a presque aucun moyen de le
reconnaître ; elle ne fait que les combiner, et en déduire rigidement de
fausses conséquences."[cl].
Telles sont les conceptions les plus reconnues de la démarche de recherche en physique au début du XIXe siècle : expérience et formalisme cohabitent sans que soient clairement identifiés les choix à
opérer. Il n'en demeure pas moins que ces conceptions portent sur une activité
de recherche scientifique, bien qu'énoncées dans des ouvrages d'enseignement.
Par leur pratique professionnelle, ce sont finalement les professeurs qui ont à charge de définir le statut de l'expérience — et du
calcul — dans le cours de sciences physiques.
2. Les conceptions successives de l'expérience dans le cours de sciences physiques
Si l'on examine la
situation de l'enseignement des sciences au début du XIXe siècle, dans les
lycées ou collèges royaux, il est clair que le point de vue du savant n'est pas
encore mis en œuvre[cli].
Chaque professeur assure son cours de physique selon la méthode qu'il juge adéquate compte tenu des
conditions concrètes dont il dispose. Généralement, dans les classes de
physique élémentaire, sa compétence est jugée par l'inspecteur général, d'après
sa capacité à exécuter de nombreuses expériences en classe. De nombreux
exemples illustrent la complexité et les contradictions des différentes
situations. Tel professeur à Strasbourg est jugé comme bon, faisant beaucoup
d'expériences avec soin malgré les médiocres résultats des élèves[clii]. Tandis qu'un autre, Mermet à Pau, enseigne sans instruments. Cela n'empêche pas de le
trouver, un peu plus tard, meilleur qu'un autre de ses collègues, Billet,
auquel il succédera à Marseille et qui est pourtant reconnu scientifiquement
meilleur. Il s'avérera qu'en fin de carrière, inspecté par l'inspecteur général
Vieille,
Mermet est considéré comme talentueux, avec la
précision suivante : "certes, plus mathématicien qu'expérimentateur".
Mermet enseigne alors dans la deuxième année de
physique en classe de spéciale, classe bien connue par l'excès de formalismeen physique.
La variété règne dans les enseignements de physique. Ces variations ne sont guère
étonnantes si l'on considère l'écart que présentent les conseils de Biot d'avec les premiers conseils de méthodes
publiés en 1821 à la suite du premier programme de sciences physiques (1819) : "Le professeur lit une partie des
rédactions de la leçon précédente faite par les élèves. Il examine les
solutions de problèmes.
Il interroge sur les leçons précédentes. Il expose la nouvelle leçon"[cliii].
Déjà se marque un certain décalage entre la physique du savant et la physique
enseignée : démarche de recherche ou démarche d'exposition des contenus. La
question de l'expérience n'est pas précisément
évoquée.
Pourtant, dès 1830, Thénard rejoint le Conseil royal en 1830 et
s'applique par de nombreuses circulaires, à assurer un bon équipement des
laboratoires. Quant aux professeurs, ils s'inspirent pour leur
cours, des traités ou manuels recommandés par les instances dirigeantes
responsables de l'enseignement secondaire. Leurs auteurs étant souvent des
professeurs de l'enseignement supérieur comme Biot,
de la Faculté des sciences de Paris, Pouillet,
du Conservatoire des Arts et Métiers, et professeur de physique à la Faculté des sciences de Paris, ou Péclet,
maître de conférences de physique à l’École normale, le niveau des ouvrages
dépasse celui d'une classe normale de collège ou de lycée. En outre, il arrive que
certains professeurs conduisent eux‑mêmes des recherches tout en
enseignant : ils sont alors à la fois enseignants du secondaire et
chercheurs. Ceux‑ci privilégient finalement, parfois, leurs recherches et se
comportent alors en savants, détaillant à outrance les expériences et amenant
l'élève dans des discussions complexes : remarques critiques, souci du
détail significatif des qualités de la recherche, intérêt de telles ou telles
nouvelles recherches, mise en regard de l'état de la recherche pour mieux
convaincre de l'intérêt d'un nouveau dispositif, toutes considérations qui
rebutent l'élève, comme en témoignent les exemples suivants illustrant l'excès
de minutie pour un élève se préparant au baccalauréat :
"Si, dans les expériences précédentes et dans celles qui
vont suivre, l'action d'un simple fil métallique sur les courants mobiles
n'était pas assez marquée, on pourrait prendre […] une longue lame de cuivre
recouverte de soie, et dont les extrémités seraient mises en communication avec
les pôles d'une pile Wollaston."[cliv]
"Dans la combinaison des acides avec les bases […] l'acide
prend toujours l'électricité positive, et la base l'électricité négative. C'est
le galvanomètre qui va nous servir pour constater cette loi importance. M. Becquerel dispose ainsi l'expérience […]"
"M. de la Rive a découvert le fait suivant, qui est
très important pour l'explication de l'affaiblissement qu'éprouve le courant dans les piles
ordinaires"[clv].
"Ce serait ici le lieu de parler des chaleurs spécifiques […]
des gaz ; mais ces questions élevées sortiraient des limites du programme. M. Regnault a publié en 1840 un beau travail sur les
chaleurs spécifiques. Il est inséré dans les Annales de physique et de chimie, t.75, an. 1840."[clvi]
Ce type de cours appelle de nombreuses critiques. On déplore des
contenus trop exhaustifs, des approfondissements excessifs qui frôlent la
discussion de chercheur, un souci exacerbé de la précision dans les résultats
numériques à l'image de la faculté. Une part importante est consacrée aux
descriptions d'appareils. Or, presque généralement, dans les cours de physique élémentaire, le professeur a seul, accès aux instruments : "les élèves
peuvent bien voir et étudier les instruments sur la table de l'amphithéâtre,
alors qu'ils doivent donner l'attention la plus soutenue aux paroles du
maître"[clvii].
Celui‑ci insiste sur le dispositif employé, en le dessinant, parfois même avant
la description de l'expérience elle‑même, ce qui sera dénoncé : "Presque toujours ces
appareils offrent des dispositions accessoires compliquées, sur lesquelles
l'attention des élèves s'égare et qui les distraient de l'objet essentiel de la
démonstration. [… ] Insensiblement on est
venu parfois à subordonner la pensée qu'il s'agit de faire entrer dans l'esprit
des élèves à l'appareil qui devrait en être seulement la traduction matérielle
ou la vérification"[clviii].
En agissant ainsi, sans doute les professeurs reproduisent‑ils les conseils reçus lors de leur formation à
l’École normale où ils ont appris à "connaître […] les principes du dessin
exact des machines, les conventions admises, et la manière de tracer les
croquis cotés […] de différents appareils de physique, dont les dessins à l'échelle
seront exécutés pendant les leçons de dessin"[clix]. Aussi déplore-t-on que "les professeurs
de physique craignent d'aborder l'étude d'une classe de phénomènes quand la
machine imaginée par les constructeurs de Paris manque à leur cabinet, comme si
cette exposition perdait quelque chose à être faite à l'aide des procédés
matériels
très simples imaginés par les inventeurs eux‑mêmes, et toujours de nature à être réalisés à peu de frais partout"[clx].
On peut considérer que de tels agissements réduisent
l'expérience à la simple description de l'instrument historique qui est à son origine. L'expérience devient ainsi
un artifice du cours, un discours sur un objet et son histoire, un
accompagnement de l'exposé délibérément séparé du propos, et ceci d'autant plus
que les expériences sont parfois réunies ensemble à la fin du cours, ou lors
d'une séance spéciale ultérieure, accentuant la coupure entre le propos du
cours et son illustration. Une telle présentation de la physique s'apparente davantage à une rhétorique des découvertes
scientifiques qu'à une mise en œuvre expérimentale de la science. Quant aux
classes scientifiques du niveau physique spéciale, la physique y est
mathématisée et coupée de l'expérience : le formalisme principalement constitue l'objectif de la préparation des
concours d'admission aux Écoles du gouvernement, en particulier de l'École
polytechnique, déjà recherchée des candidats.
3. Une tentative pour promouvoir un enseignement expérimental véritablement concret et mettre l'accent sur l'histoire des découvertes.
En réaction contre cet enseignement surchargé ou trop
mathématisé, imposé en aval par certains jurys de concours, notamment celui de
l’École polytechnique, Fortoul,
ministre de l'instruction publique et des cultes aux débuts du Second Empire,
réunit une commission qui doit redéfinir le cadre et les caractères de
l'enseignement scientifique, en particulier celui de la physique et de la chimie. Les instructions qui en
résultent affirment une conception de l'enseignement reposant sur quatre
caractères fondamentaux : l'enseignement doit être dogmatique et
élémentaire, expérimental, appuyé par une démarche historique et ouvert sur la vie quotidienne et la pratique[clxi].
L'importance d'exemples pris dans la vie de tous les jours est demandée aux
professeurs ; interdiction est faite de dépasser le programme en persistant à enseigner tous les détails de
l'expérimentation ou le formalisme mathématique. Par contre, l'évocation de l'historique de la
découverte est vivement souhaitée : "[...] il n'est pas permis d'induire
les élèves en erreur [...] L'homme n'a pas inventé la physique ; il a saisi des
observations données par le haserd ; il en a varié les conditions, et il en a
déduit les conséquences […] Quand vous exposez un sujet d’intérêt général,
résumez‑en l'histoire ; rendez ainsi familière la logique des
inventeurs ; apprenez à vos élèves à connaître et à vénérer les noms des
hommes illustres qui ont créé la science."[clxii]
Ces directives qui prônent une démarche historique en même temps que dogmatique, ne manquent pas de
reprendre les contours définis par Auguste Comte :
"Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement
distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une
combinaison, la marche historique, et
la marche dogmatique."[clxiii].
Ces deux aspects vont effectivement se croiser tout au long du XIXe siècle dans
l'enseignement de la physique. Ainsi, "Par le premier
procédé, on expose successivement les connaissances
dans le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement
obtenues, et en adoptant autant que possible, les même voies. Par le second, on
présente le système des idées tel qu'il pourrait être conçu aujourd'hui par un
seul esprit, qui, placé au point de vue convenable, et pourvu des connaissances
suffisantes, s'occuperait à refaire la science dans son ensemble. Le premier
mode est évidemment celui par lequel commence, de toute nécessité, l'étude de
chaque science naissante ; car il présente cette propriété de n'exiger,
pour l'exposition des connaissances, aucun nouveau travail distinct de celui de
leur formation, toute la didactique se réduisant alors à étudier
successivement, dans l'ordre chronologique, les divers ouvrages originaux qui
ont contribué aux progrès de la science. Le mode dogmatique, supposant, au
contraire, que tous ces travaux particuliers ont été refondus en un système
général, pour être présentés suivant un ordre logique plus naturel, n'est
applicable qu'à une science déjà parvenue à un assez haut degré de
développement. Mais, à mesure que la science fait des progrès, l'ordre historique d'exposition devient de plus en plus impraticable, par
la trop longue suite d'intermédiaires qu'il obligerait à parcourir ; tandis que
l'ordre dogmatique devient de plus en
plus possible, en même temps que nécessaire, parce que de nouvelles conceptions
permettent de présenter les découvertes antérieures sous un point de vue plus
direct."[clxiv].
Les conclusions des instructions officielles concernant la
physique résument bien les nouvelles directions : "1)
caractériser exactement le procédé des inventeurs toutes les fois qu'il s'agit
d'une grande classe de phénomènes ; 2) s'astreindre, autant que posible, à
l'emploi des appareils et des procédés les plus familiers ; 3) laisser à
l'enseignement des facultés les détails les plus compliqués, réservés aux
savants ; 4) se borner à l'exposition des idées simples, dont tout le monde a
besoin de faire usage : telles doivent être les règles à suivre dans
l'enseignement de la physique"[clxv]
Pour la première fois, on tente officiellement de cerner la place de
l'expérience et celle de la mathématisation. C'est à un véritable
retournement de méthode que l'on invite : il faut réhabiliter l'observation du fait expérimental et centrer l'enseignement sur lui.
La démarche inductive est longuement rappelée à propos de la chimie : "S'adressant
d'abord aux sens, il doit partir de l'expérience fondamentale, toutes les fois que le sujet le permet, en
fixer les conditions, en mettre en relief toutes les circonstances, obliger les
élèves à s'en rendre compte par eux-mêmes, puis fonder l'édifice de sa discussion
sur cette base solide Lorsqu'il s'agit de ces expériences qui ont donné
naissance à une grande théorie, comme l'analyse de l'air par
Lavoisier ; qui ont servi à une grande application comme l'action décolorante
du charbon […] loin de glisser sur les détails, le professeur doit suivre ces
expériences dans tout leur cours, les peindre à mesure qu'elles s'effectuent, attirer sur elles l'œil de
l'auditoire, en prévoir les diverses phases, les annoncer, en expliquant les
accidents, en un mot, concentrer sur elles toute la puissance d'attention des
élèves. […] Envisager la chimie comme une conception pure de l'esprit et les
faits comme un complément d'information, dont à la rigueur on pourrait se
passer, c'est enseigner, non la chimie, mais une science fausse"[clxvi].
Le professeur doit fonder tout l'édifice de sa discussion sur cette base
solide, donc, aller du connu à l'inconnu "car c'est dans la nature, bien plus que dans les
livres, qu'il faut chercher des inspirations"[clxvii]. Ce faisant,
l'expérience est réhabilitée et placée au coeur du dispositif d'enseignement et
non réservée à la fin du cours, comme une preuve superflue et inintéressante
dont se désintéressent les élèves. "Comme il [le professeur] est cru sur
parole et que, de leur côté, les élèves convaincus d'avance, ne croient plus
avoir le moindre effort à faire, les expériences sont rejetées au second
plan"[clxviii].
Le professeur est donc invité à préparer ses cours dans le laboratoire en
prenant part à la disposition matérielle
des expériences plutôt qu'en se plongeant dans les livres. Et dans son
enseignement, souvent encore trop traditionnel où "[il] dicte les leçons
et exige des élèves de longues rédactions, procédé qui est surtout propre à
exercer la mémoire"[clxix],
le professeur est prié de "montrer comment on observe un fait et comment
d'un fait qu'on observe bien soi‑même on tire des conséquences précises"[clxx].
Cette incitation au changement de pratique pédagogique devrait aller de pair
avec la nouvelle démarche d'apprentissage. Il s'agit‑là d'une tentative
d'innovation caractéristique de la réforme de la bifurcation conduite par
Fortoul.
Pourtant, malgré le caractère progressiste de ces dispositions,
la mise en application de la réforme se heurte à de nombreuses ambiguïtés qui
conduisent vite à son abandon. Plusieurs facteurs y contribuent. Tout d'abord,
celui d'ordre social et culturel, tenant au dispositif réactionnaire dans
lequel s'insère la réforme : le lycée a pour mission de former les élites libérales, les classes
dirigeantes dont l'aisance, les aptitudes relationnelles, et le "bon"
goût sont très recherchés ; il est majoritairement fréquenté par les enfants de
notables pour lesquels la science doit seulement constituer un élément — la connaissance du monde — participant de la culture philosophique. Aussi,
les exigences de la formation ne se satisfont-elles pas du caractère utile des
études scientifiques, défendues pas Dumas et les industrialistes, instigateurs
d'une formation scientifique renforcée, indispensable au développement
scientifique de la France.
En même temps, cette réforme présente une autre ambiguïté
technique : elle va, de fait, conduire au regroupement non seulement des
futurs scientifiques de la nation, mais aussi, des élèves relevant d'un
enseignement intermédiaire — entre l'enseignement primaire et l'enseignement
des classes supérieures des lycées[clxxi] — pour les
professions industrielles et commerciales[clxxii]. D'où l'hétérogénéïté des classes
scientifiques, et la faiblesse des candidats au baccalauréat, ce qui discrédite
la filière. Enfin, violemment défendu par les cléricaux et l'église, l'argument
idéologique se retranche derrière les vertus de l'idéalisme et la conformité au comportement
attendu des notables : la matérialité présumée des sciences renforcerait
le matérialisme et inciterait au débordements tels ceux des journées de 1848.
C'est, dans un contexte qui a donné naissance à la loi Falloux [1850] que Fortoul — sans doute pour contrer ces
accusations et faire allégeance aux réclamations des partisants de
l'enseignement classique, surtout à l'Eglise — met en valeur l'avantage
pour les classes dominantes, d'un enseignement scientifique bien conduit :
"Exposée de la sorte, la question ne trouvera jamais d'intelligence
rebelle dans le jeune auditoire des lycées."[clxxiii]
Dans les instructions officielles de physique, le rapport fait/théorie n'est cependant pas aussi clairement exposé qu'en chimie. La théorie doit “s’appuyer
ou [être] démontrée par des faits précis et concluants'[clxxiv]. Si, en
chimie, on doit partir du fait pour construire la loi, on se limite en physique, au
simple rappel des faits. La seule présentation du fait concret doit permettre d'appuyer ou de "démontrer" la
théorie. Elle est suffisante pour conduire à l'objectif principal :
l'admiration des phénomènes et l'apprentissage des lois. On remarquera que la
démarche est
toujours de type déductif, et que l'élève est invité à mémoriser une suite de
vérités qui constituent pour lui un panorama de faits et de lois. Il n'y a donc
pas à proprement parler, comme en chimie, de démarche inductive qui,
des faits aboutirait aux lois. Toutefois, on peut dire qu'une certaine
influence du positivisme commence à poindre dans l'enseignement des sciences,
plus apparent en chimie qu'en physique. D'ailleurs, le caractère expérimental s'attache davantage à la
chimie : le plan d'études de la bifurcation prévoit des exercices
pratiques seulement en chimie pour les élèves de la classe de physique spéciale[clxxv]
tandis qu'en physique, aucune manipulation n'est prévue. Seul le professeur
montre, ou fait montrer les expériences de physique considérées comme
cruciales. Le plus souvent, il se contente de présenter une copie de
l'instrument, ce qui lui donne l'occasion
de "raconter" la découverte et d'évoquer l'expérience du savant ainsi à l'honneur.
Les lycées disposent généralement dès la deuxième moitié du
siècle, de cabinets de physique équipés, comme semblent le confirmer les listes des
collections scientifiques adressées au ministre dès après 1842, sur demande des
inspecteurs généraux[clxxvi].
Celles‑ci font apparaître qu’à partir de 1837, les cabinets de physique et
laboratoires de chimie des établissements les plus importants en France, comprennent
une moyenne de 250 objets[clxxvii].
Leur classement est établi selon les rubriques suivantes : Mouvement et
pesanteur, Hydrostatique, Dynamique, Pneumatique, Chaleur, Électricité,
Galvanisme, Magnétisme, Electromagnétisme, Acoustique, Optique, Météorologie,
Chimie. A ce propos, il convient de souligner encore le rôle irremplaçable de
Thénard dans le développement des cabinets de
physique et des laboratoires de chimie des établissements secondaires. Fervent
défenseur des sciences physiques et acteur infatigable dans la mise en œuvre de leur
enseignement, Thénard apparaît toujours comme le maître
d'œuvre incontesté de l'équipement des cabinets de physique, comme en témoigne
Dumas dans une lettre au ministre de
l'Instruction publique : "M. Thénard [… ] à qui les collèges doivent tous les
progrès sérieux qu'ils ont fait depuis 1830, s'ils n'en ont pas fait davantage.
Mais qui donc ignore que dès 1831 M. Thénard réclamait avec la plus haute conviction
tout ce qu'on essaie d'organiser aujourd'hui ? Qui ne sait que sa sagesse
a préparé de longue main le moyen d'exécution que l'on va mettre à profit, en
reconstituant dans tous les
collèges le matériel des cabinets de physique, en y créant
des laboratoires de chimie ?"[clxxviii] La vigilance
apportée au problème des manipulations a d'ailleurs conduit à différentes
circulaires ; ainsi le 24 octobre 1837, paraît le programme des manipulations de physique et du dessin des machines à
l’École normale ; cinq ans plus tard, le 27 décembre 1842 paraît la liste des
instruments de physique dont chaque collège doit être pourvu pour
l'exécution du programme de physique arrêté le 23 septembre 1842, puis celle,
le 27 janvier 1843, pour les instruments de chimie et les produits chimiques.
Pour appuyer la circulaire, en suit une autre relative aux achats de matériels
scientifiques : un délégué parisien, Masson,
professeur au lycée Louis‑le‑Grand est nommé comme correspondant pour la
province. Telles sont certaines des mesures dues à Thénard qui ont pu contribuer au développement
du caractère expérimental des sciences physiques dans les lycées ou collèges
dès avant 1850. Il est important de noter combien cet aspect matériel s'identifie à l'enseignement
expérimental de la physique.
Les cabinets de physique achèvent ainsi leur premier équipement dans les années
1830 - 1850. Ils comprennent
alors, généralement, une machine pneumatique, une machine électrostatique[clxxix],
des appareils divers pour chute des corps, telle la machine de Morin.
Machine
de Morin
“M. Morin, directeur
du Conservatoire des arts et métiers, a fait construire récemment, pour
démontrer les lois de la
chute des corps, un appareil dans lequel le mouvement de rotation uniforme d’un
cylindre en papier est combiné avec le mouvement d’un corps qui tombe, de
manière que celui‑ci, à l’aide d’un pinceau trempé dans l’encre de Chine,
décrit, sur le papier, une courbe qui représente la loi du
mouvement. (L’idée première de) cet appareil … est due à M. Poncelet.”[clxxx].
Les collections
renferment aussi différentes pompes aspirantes ou foulantes. Des appareils
conçus par les savants français : appareil de Gay‑Lussac,
de Dulong,
de Regnault.
De nombreux instruments de mesure. Aimants, batteries électriques
de toutes sortes, condensateurs figurent dans les collections. De même en
chimie, une cuve pneumato‑chimique pour le recueil des
gaz opéré sous cuve à eau.
Appareil de Gay‑Lussac
“Deux méthodes ont été
suivies pour déterminer la densité des vapeurs : la première, due à M. Gay‑Lussac, est
applicable aux liquides qui entrent en ébullition au‑dessous de 100 degrés ou
peu au‑dessus, la seconde, due à M. Dumas, permet d’opérer
à des températures qui peuvent aller jusqu’à 400 degrés environ.
L’appareil de Gay‑Lussac se compose d’une marmite en fonte
remplie de mercure dans lequel plonge un manchon de verre…plein d’eau ou
d’huile… à l’intérieur duquel est une cloche graduée d’abord remplie de
mercure… (dans laquelle on plonge) une petite ampoule de verre fermée à la
lampe… et renfermant le liquide à vaporiser. Par la dilatation du liquide sous
l’effet de la chaleur, celle‑ci éclate… tout le liquide est réduit en vapeur.”[clxxxi]
La mise à jour des listes chaque année durant dix ans, témoigne
du souci de l'administration d'assurer aux professeurs une pratique expérimentale de l'enseignement de la physique. Il n'en demeure pas moins
que, malgré les nouvelles recommandations, l’utilisation des instruments continue de s’inscrire dans une logique de la présentation
qui consiste le plus souvent, à énoncer la loi puis à décrire l'expérience qui la confirme : c'est ce que les professeurs nomment
une démonstration, ou une vérification de loi.
4. Des applications pour une physique utile
L'insistance portée à l'expérience ainsi qu'à ses instruments, souligne l'importance de
l'aspect matériel dans l'expérimentation que la réforme de la bifurcation promeut avec les textes
officiels sur la physique scolaire. De l'instrument aux objets techniques utilisés dans la vie courante par les
ménages ou les particuliers, l'industrie, etc…, l'écart n'est pas loin, aussi,
invocation est faite aux professeurs, dans les textes officiels,
de prendre appui sur la physique du quotidien comme application de la physique.
On peut voir là un exemple significatif du XIXe siècle, comme siècle à
l'origine — encore vivace — d'une vision de la technique[clxxxii]
comme terrain d'application de la science, dans un rapport hiérarchique de la
primauté de la science défendu par Dumas à l'instigation duquel Fortoul explique que "la science, sans
perdre de sa dignité, peut descendre à l'explication des pratiques les plus usuelles des arts, de l'hygiène
et même de l'économie domestique"[clxxxiii].
Contrairement aux subtilités de la recherche savante,
l'ouverture aux applications quotidiennes de la science introduit donc une
dimension familière et pratique de l'enseignement des sciences physiques, lesquelles s'inscrivent
alors dans l'utile — ce qui encore une fois, après les tentatives des écoles
centrales, rompt avec la nature désintéressée et abstraite que, jusqu'alors, cet enseignement
présentait[clxxxiv]. Avec ces nouvelles
instructions, des descriptions d’objets techniques illustrant les applications
de la science vont, à partir de la deuxième moitié du siècle, s’additionner aux
descriptions de matériel scientifique (dispositifs expérimentaux, des
instruments de mesure et autres machines de laboratoire). Il en résulte un
accroissement important des ouvrages ainsi qu'une surcharge des programmes.
L'alourdissement des cours devient manifeste : non seulement l'allure générale
des cours demeure celle d'un exposé de faits et de lois, mais aucune formation expérimentale n'est
véritablement mise en œuvre. L'expérience est court-circuitée par une description instrumentale aux
évocations historiques. La mémoire est surchargée d'informations sur les objets
de la vie quotidienne, comme on peut en juger par l'exemple du cours
d'électricité de Langlebert (1892):
|
Chapitres
|
Applications
|
|
Matière
|
Traitement
mécanique des métaux et la résistance des matériaux
|
|
Hydrostatique
|
La
presse hydraulique
|
|
Étude
des gaz
|
Pompes
et tirage des cheminées
|
|
|
La
météorologie
|
|
Chaleur
|
La
machine à vapeur, classification et perfectionnements
La
machine à gaz
|
|
Effets
chimiques des piles
|
Galvanoplastie,
argenture et dorure
|
|
Électro‑magnétisme
|
Télégraphe
et sonneries électriques
|
|
Induction
|
Les
nouvelles machines d'induction, machines magnéto‑électriques et dynamo‑électriques de Gramme
|
|
Électricité
|
Éclairage
|
|
Applications
|
Téléphonie,
microphonie, photophonie, phonographe
|
|
Optique
|
Photographie,
phototypie et photogravure
|
Finalement, dans la conception des cours de physique et chimie, la démarche est trop souvent expositive. Elle consiste d'abord à énoncer
la loi inscrite au programme, puis présenter les
instruments illustres dont la description accompagne le récit de
l'expérience, généralement rapportée
plutôt qu'effectuée. Tout ceci peut donner à penser que le professeur ne
souhaite pas — ou ne se sent pas capable de — faire l'expérience
lui‑même. C'est finalement, davantage la formation expérimentale des
professeurs qui se pose, plutôt que leur bonne volonté.
5. L'expérience dans la formation des professeurs de sciences physiques
Jusqu'en 1840, les professeurs de mathématique et de sciences physiques des lycées reçoivent une formation scientifique relativement
homogène : ils doivent tous obtenir une agrégation de sciences unique qui
nécessite de posséder les deux licences de mathématiques et de sciences physiques. Les épreuves comportent, mis à part
les compositions de lettres : 1°) la solution d'une ou plusieurs questions de physique 2°) la solution d'une ou plusieurs questions de mathématiques[clxxxvi].
Les questions orales ont pour objet les matières de l'enseignement du cours de
mathématiques de seconde année de philosophie, et du cours correspondant de
physique — où la physique est essentiellement centrée sur les formules.
La seule spécialisation expérimentale est reportée en dernière
classe de l'École normale où les futurs professeurs se préparent à l'agrégation et à leur spécialité ; à ceux qui
envisagent avec certitude d'enseigner les sciences physiques, on offre quelques séances
d'ateliers et de manipulation. Apparaissant comme une option non prise en
compte aux épreuves de l'agrégation, cette initiation expérimentale pratique
n'est pas valorisée. En fait, la spécialisation est laissée à l'appréciation de
chacun, dès que sont connus les résultats à l'agrégation de sciences. Le plus
souvent, cette situation favorise les mathématiques dont
l'enseignement jouit à cette époque d'un prestige plus grand que celui
de la physique, en partie par les revenus
qu'il peut procurer. Au lycée Rollin, par exemple, un tableau récapitulatif des heures
particulières accordées aux professeurs pour le premier semestre 1864 laisse
apparaître que seulement quatre professeurs de mathématiques sont
concernés ; au lycée de Versailles, un seul élève demande à la même
époque, des heures particulières en physique. C'est ce qu'explique à son fils
le père de Pasteur : " Sans vouloir contrarier ta
façon de voir, je te verrais avec plus de satisfaction sortir pour les
mathématiques, attendu que c'est plus lucratif […] puis à mérite égal, le plus
savant, le mieux considéré, sera celui qui aura la bourse la mieux garnie,
ainsi va le monde, n'en pas tenir compte est à mon avis une grande
sottise"[clxxxvii].
On comprend pourquoi, lorsqu'ils doivent choisir leur affectation, les agrégés
de sciences préfèrent les mathématiques quand il s'agit d'opter pour un poste.
Thénard tentera vigoureusement de s'y
opposer : comme membre du Conseil royal d'instruction publique, il se
précipitera, dès les résultats, auprès des premiers agrégés auxquels il
offrira, pour tenter de les attirer, de bons postes en sciences physiques avant
même qu'ils aient émis un vœu[clxxxviii].
Mais la situation est trop incertaine pour garantir une motivation forte en
faveur de l'enseignement des sciences physiques. Le poids des mathématiques
demeure incontournable.
En 1840, Victor Cousin tente de trouver une solution. Il scinde
l'agrégation des sciences, et crée une agrégation des sciences mathématiques et une des sciences physiques et naturelles[clxxxix]. Il s'en explique en
alléguant la prédominance des mathématiques qui, selon lui, met à l'écart les
sciences physiques et naturelles : "Jusqu'ici les sciences
mathématiques et physiques étaient confondues dans la même agrégation. Il en
résultait ce grave inconvénient que, l'agrégation embrassant des épreuves très
diverses, les candidats qui s'y préparaient avaient plus d'étendue que de
profondeur dans leurs connaissances,
et cette inconséquence, qu'après avoir passé le concours, les agrégés admis
étaient appliqués à des enseignements différents, les uns aux mathématiques,
les autres à la physique et à la chimie. Enfin, il faut dire, la
physique et la chimie, la physique surtout n'étaient pas suffisamment
représentées dans ce concours unique, et les sciences naturelles n'y jouaient
aucun rôle : ce qui condamnait l'Université à chercher des maîtres pour
les sciences naturelles en dehors de l'agrégation et de l'école normale qui y
prépare"[cxc].
Mais, pour autant, aucune épreuve expérimentale n'est introduite
à la nouvelle agrégation. La nouvelle mesure ne se traduit pas par des changements notables dans la
pratique de l'enseignement des sciences physiques. Ce que critique le
ministre de l'Instruction publique et des Cultes Hippolyte Fortoul en 1853 : "pour le plaisir de
briller par une érudition contestable et par une gravité précoce, on avait peu
à peu mis en oubli les conditions laborieuses et modestes de l'art d'enseigner
[…] ; les concours de l'agrégation [n'étaient que] d'ingénieux tournois
[…] [et] l'utilité pratique des résultats ne répondait pas aux espérances
[...]. Trop souvent les agrégés, vainqueurs de leurs rivaux, étaient de médiocres
professeurs"[cxci].
Fortoul incrimine la compétence pédagogique des professeurs, et pour cela, donne le
primat de son acquisition à l'usage : c'est en enseignant sur le terrain que le
professeur va se former. Il n'est pas question de théorisation de la formation.
Telle est la conception alors en vigueur chez Fortoul. Cette considération a le
mérite d'être économique : la réforme crée un véritable appel d'air dans
l'ouverture de postes de professeurs, et la mise sur le terrain comme lieu de
formation, permet d'y placer les futurs jeunes professeurs. Dans cette logique
du primat aux compétences pédagogiques, Fortoul prend deux mesures principales qui
changent la physionomie du concours, et sa signification : suppression
des divisions de l'agrégation par le rétablissement d'une agrégation unique de
sciences, et introduction d'une épreuve pratique en remplacement de l'épreuve
d'argumentation, jugée trop théorique, dans les épreuves orales, toutes
consacrées désormais aux matières enseignées dans les collèges[cxcii]. C'est clairement
signifier que le niveau d'enseignement dans les lycées ne recquiert pas un haut
niveau théorique pour le professeur, et que la préparation de l'agrégation
passe aussi par une immersion dans les classes.
Cette nouvelle épreuve constitue une mesure d'importance pour les sciences expérimentales. Elle s'inscrit dans la ligne
déjà défendue par Dumas,
du renforcement de l'aspect expérimental dans l'enseignement et du caractère
pratique qui devrait s'y introduire, tant pour l'enseignement des mathématiques que pour celui des sciences physiques. Déjà dans son rapport de
1847 au Ministre de l'Instruction publique sur l'enseignement sciences
physiques, il déclare : "La Faculté envisage l'étude des mathématiques
comme une étude longue, lente, s'appuyant sur de nombreuses applications à des
questions bien choisies et puisées dans les réalités de la vie", et,
"Il faut rendre à ces études
[les sciences physiques] leur caractère. Elles doivent être calculées pour la
masse des élèves, et il importe pour atteindre ce but de les faire rentrer dans
un ordre d'idées plus expérimental et plus pratique"[cxciii]. Aussi, l'épreuve
pratique introduite à l'agrégation doit‑elle permettre aux futurs professeurs de montrer qu'ils savent "préparer une expérience et la mener à bien, analyser un corps […] en d'autres termes,
joindre jusqu'à un certain point à la théorie, la pratique qui l'éclaire et
la justifie"[cxciv].
Les sujets d'épreuves pratiques du concours d'agrégation de 1856, présidé par
J.B. Dumas,
se présentent bien comme des questions pratiques à résoudre[cxcv]. L'objectif de
Dumas,
est d'obtenir de bons professeurs dont il donne ainsi la définition : "Le véritable talent d'un
professeur consiste surtout dans la manière d'entendre et d'embrasser dans son
ensemble le sujet d'une leçon, d'en saisir l'esprit et de le montrer, d'en
classer et coordonner les détails en les rattachant à un système général dont on montre la trame. Or ce talent a été marqué
chez les naturalistes. Il s'est encore manifesté, à un certain degré chez les
physiciens […]"[cxcvi]
On remarquera que ses critères portent davantage sur les qualités pédagogiques
du professeur que sur son aptitude à mener des activités expérimentales dans
son cours.
L'épisode de la bifurcation aura tenté de mettre l'accent sur
une formation expérimentale des professeurs de sciences physiques plutôt que d'exiger des capacités à l'agrégation. Mais
finalement, ce sera au détriment des connaissances par limitation des
spécialisations. La mise en pratique dans les classes ne s'effectuera pas selon
les prévisions espérées. Les professeurs maintiendront leur système d'enseignement, parlant d'expérience à propos de lois, présentant les instruments en guise d'expérience, et finalement, menant un discours
rhétorique sur la science, propre aux futurs notables que sont les élèves de
l'enseignement secondaire.
Lourdeur des programmes, méthodes
centrées sur la mémoire, et bientôt, conjonction de facteurs socio-économiques,
scientifiques et montée des nouvelles couches intermédiaires — pour
lesquelles l'enseignement secondaire est inadapté — sont autant de signes
annonciateurs de changements à venir. Une réforme d'inspiration positiviste des
études secondaires va bouleverser les études scientifiques. Avec la question
des méthodes d'enseignement, l'expérience verra bientôt sa place, sa nature et son rôle repensés dans l'enseignement des sciences
physiques.
III. L'expérience : outil d'enseignement dans une conception positiviste de la science
1. Induction et modernisme pour un nouvel enseignement des sciences
Jusqu'ici, on se souvient de la lourdeur des programmes, mais
aussi, et surtout, du principal grief fait à l'enseignement secondaire : qu'il
soit classique et centré sur les humanités, ou moderne[cxcvii]
au service de l'enseignement des sciences, la question des méthodes
d'enseignement rallie tous les détracteurs de l'enseignement secondaire. Les
critiques du plan d'études vont bon train : trois tendances s'affirment.
En premier, l'opposition traditionnelle des Anciens et des Modernes se poursuit
sur la question de la prééminence des langues anciennes ; en second la
querelle des scientifiques et des littéraires sur la question des méthodes, les
scientifiques reprochant aux littéraires de n'être pas assez modernes, ces
derniers voulant simplement une réforme méthodologique des études
classiques ; enfin l'appréciation contraire portée sur les fins de
l'éducation : sera‑t‑elle utilitaire, comme le reprochent les littéraires aux
scientifiques ? ou au contraire désintéressée, selon leurs propres convictions
? Tels sont les antagonismes complexes devant le plan de 1880[cxcviii].
A ceux-ci, s'ajoutent ceux, tel Berthelot,
célèbre chimiste et membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique, qui
s'insurge contre l'oubli de l'enseignement des sciences. Déjà dans La Revue des deux mondes, (15 mars 1891, p. 362), après avoir
comparé les effectifs des élèves qui entrent dans les classes de mathématiques élémentaires ou de préparation à St Cyr au sortir des classes
précédentes, le pourcentage en faveur des scientifiques est écrasant[cxcix],
ce qui fait dire à Berthelot : "la grande majorité des élèves
qui veulent concourir pour les écoles du gouvernement échappent vers la fin de
leurs études aux cadres de l'enseignement classique". Il est, en effet,
clair que l'étude des lettres anciennes dans leur totalité, ne servent pas
vraiment les exigences des concours des grandes écoles, dont le programme porte majoritairement sur les mathématiques puis les
sciences.
Les conceptions positivistes qui prévalent à la mise en œuvre de
la réforme de 1902 appellent une conception nouvelle de l'enseignement. Déjà, en son temps, Jules Ferry avait
lancé "(nous avons voulu) mettre les leçons de choses à la base de
tout."[cc]
La commission des réformes sur l'enseignement scientifique instituée en 1888,
sous‑présidée par Berthelot et à laquelle participent Gréard,
vice‑recteur de l'Académie de Paris, Boutan inspecteur général de l'enseignement
public (et ancien professeur de physique), Fernet,
inspecteur général de l'enseignement (et aussi ancien professeur de physique à
Paris), Liard,
directeur de l'enseignement supérieur, Bréal du collège de France, Mlle Provost,
directrice du lycée Fénelon, précise dans son rapport "(qu'il serait) utile
de donner aux élèves un
commencement d'initiation à cette méthode (la méthode expérimentale), la plus féconde de toutes, dans
laquelle des faits bien analysés fournissent au raisonnement son point de
départ, sa rectification ou sa preuve. On demandera donc au professeur, de
servir son enseignement à la culture de l'esprit, en d'autres termes à le rendre
éducatif"[cci].
On retrouve les ambitions déjà anciennes d'un apprentissage formateur
d'esprit — que n'a -t-on vanté "la tête bien faite plutôt que bien
pleine" d'un Rabelais. Et celles, proclamées notamment par Condorcet au
XVIIIe siècle, d'une science éducatrice, formatrice de l'esprit humain[ccii].
Comme le clame Berthelot,
il convient d'instaurer "[un enseignement qui ne soit pas] un second
enseignement classique, symétrique et parasite du premier… mais à côté du vieil
enseignement classique que beaucoup de familles désirent conserver, [qui mette
en œuvre] des formules nouvelles, d'un ordre tout différent, appropriées aux vœux
d'un autre groupe de familles"[cciii].
C'est ce que Liard nomme des "humanités scientifiques" affirmant ainsi la dualité de la culture
idéale, considèrant que "les études scientifiques doivent comme les
autres, contribuer à la formation de l'homme. Elles sont donc, elles aussi, à
leur façon, des "humanités", au sens large du mot."[cciv]
Après l'échec des écoles centrales, dû en partie à l'absence
d'enseignement religieux, puis de la bifurcation qui, en insistant sur une
approche concrète de l'enseignement scientifique faisait des sciences les
égales des lettres, ce recours au positivisme, une fois encore dans
l'enseignement scientifique, s'inscrit dans une nouvelle tentative d'installer
durablement cet enseignement dans l'enseignement secondaire. Et pourtant, les
conditions ont changé, et avec elles,
les conceptions du positivisme mises en avant dans chaque réforme. Il
est intéressant de revenir sur ces échecs.
De l'Empire à la loi Falloux, le contrôle des esprits par la direction de
l'enseignement — qu'il soit primaire ou secondaire — est un enjeu toujours
disputé par l'Eglise à l'Etat. La question de l'enseignement primaire est
provisoirement réglée par la loi Guizot (1833) qui consacre la liberté de cet
enseignement. Dès lors, la querelle scolaire va se déplacer sur l'enseignement
secondaire. Les fortes revendications catholiques vont constituer une pression
d'autant plus forte que la position de l'Église se popularise et marque le
début des évènements révolutionnaires de 1848. L'Église apparaît comme le
meilleur rempart de l'ordre social. C'est dans un contexte de compromis qu'est
votée la loi Falloux (15 mars 1850). Lorsque le second Empire, à l'instigation
de quelques universitaires scientifiques, entreprend de rénover les études
secondaires scientifiques, il leur faut rassurer : Fortoul va montrer, par ses
instructions officielles, que l'enseignement des sciences — à condition d'user
de bonnes méthodes — sert de rempart aux débordements de la
jeunesse : "[…] Persuader aux jeunes gens que l'esprit humain pouvait
se passer du fait qui sert de base à chaque découverte importante, qu'il
pouvait créer la science par le raisonnement seul, c'est préparer au pays une
jeunesse orgueilleuse et stérile. Elle dédaignera le gland d'où doit sortir le
chêne ; elle méprisera ce fait insignifiant, ce germe inaperçu, toujours
nécessaire, d'où le génie part pour doter l'avenir de forces et de lumières nouvelles ; elle se complaira dans la
contemplation de ces abstractions qui arrêtent les esprits
justes et qui égarent les esprits faux dans toutes les misères, dans toutes les
vanités.[ccv]
En quelque sorte, introduire dans l'enseignement expérimental la référence
historique aux savants et la révérence pour ces grands hommes, porter l'accent
sur le fait, relier aux applications de la vie quotidienne, tels sont les gages
que l'enseignement public propose pour répondre aux craintes d'une société
encline à se réfugier derrière les valeurs de l'Église et son idéalisme, et
pour maintenir l'ordre social. A la fois, calmer les jeunes esprits par la
modestie de l'étude des phénomènes concrets, et l'honneur rendu aux hommes
illustres ; mais aussi —
contrairement à l'accusation de matérialisme portée par l'Église, et pour la
contrer — élever l'esprit : "Quand il s'agit de marquer le premier
jet de la pensée humaine, son origine, il n'y a rien de plus beau, de plus
fécond et de plus moral que la vérité. […] Rien de plus beau, car quiconque
cherche dans les documents originaux la marche suivie par les inventeurs dans
la découverte de toutes les idées mères, demeure charmé de cette étude. […]
Rien de plus moral, car, en rendant justice à celui à qui nous devons le
bienfait d'une invention, ils [les professeurs] feront un acte de probité,
dont il est d'autant plus nécessaire qu'ils donnent l'exemple à leurs élèves
que ceux-ci ne trouveront que trop souvent des maîtres enclins à s'en
dispenser"[ccvi]
Ainsi, l'étude du monde naturel est une occasion de moraliser
l'enseignement et donc, de renforcer l'enseignement public. Quant à son
efficacité en faveur du pays, elle est assurée par un recentrage sur le fait
expérimental et les applications quotidiennes : d'où une science simple, que
l'on reconnaît et qui sert dans la vie. Au risque de rabaisser l'étude, ce
trait de l'enseignement expérimental qui s'inscrit aussi dans les options
Saint-Simoniennes du Second Empire est tempéré par l'idée que l'approche
expérimentale de la physique concrète élève alors la pensée de l'élève : "Bien
enseignée, la physique élargit et élève la pensée. Elle embrasse, en effet, les
phénomènes les plus merveilleux ; elle maîtrise les forces les plus mystérieuses ; elle explique les manifestations les
plus redoutables des puissances de la nature. Qu'elle se garde donc
d'abaisser son point de vue, et qu'elle n'oublie pas d'apprendre à admirer les
phénomènes et les lois du monde, pour concentrer toute
l'attention des élèves sur les appareils qui en donnent la mesure précise ou qui servent à les constater."[ccvii] L'étude de la science
sous la bifurcation s'inscrit donc dans une vision pratique et morale,
réhabilitant le fait pour le fait — déjà positif, selon la philosophie Saint-Simonienne — et envisage l'étude pour l'utilité de ses
applications et le développement du pays. Si cette conception constitue alors
une avancée dans la mesure où le fait expérimental (et non la loi a priori) fonde l'enseignement, sa rapide suppression dans
les années 1859 - 1860 marque l'abandon d'une première approche de type
positiviste.
Car l'attachement des notables à une formation par les valeurs
traditionnelles, leur peur d'une dévaluation du diplôme par une filière
scientifique sans latin, la confusion qui marque l'hétérogénéïté du
public de la filière scientifique — certains s'y trouvant faute d'enseignement
scientifique intermédiaire, d'autres venant préparer les concours des écoles du
gouvernement — enfin, l'adhésion idéologique des professeurs qui, persuadés d'être eux-mêmes proches des notables, en
reprennent majoritairement les valeurs[ccviii] et refusent
systématiquement quant ils sont mathématiciens (les mathématiques, toujours dominante parmi les
sciences) d'accorder aux sciences expérimentales une place censée leur prendre du temps sans bénéfice pour
l'esprit ou, lorsqu'ils font partie des jurys de baccalauréat, dénoncent la
détérioration du niveau des candidats dans les épreuves non scientifiques, autant
de raisons et d'intrications qui conduisent à l'échec de la réforme de la
bifurcation.
La nouvelle conception positiviste qui marque la réforme de 1902
va tenter de donner une autre image des sciences expérimentales, ne serait-ce que par la
place différente de l'expérience qu'elle propose, par l'usage qu'elle en propose et la
démarche qu'elle revendique[ccix]. Il faut se
souvenir, pour cela, qu'un quart de siècle après la bifurcation, l'enseignement
de la physique a repris les pratiques antérieures reposant — comme en
mathématiques — sur des méthodes déductives. Par exemple, en physique,
"à chaque […] loi que
l'on énonce, on joint la description détaillée d'un instrument particulier, on se complaît dans cette description, on y
insiste, et petit à petit, dans l'esprit de l'élève, l'appareil prend des
proportions énormes [… ] ; il servait à vérifier une loi, il se substitue [… ]
à la loi elle‑même"[ccx].
L'inspecteur général Lucien Poincaré déplore l'inadéquation de ces anciennes
pratiques pédagogiques à la formation du jugement de l'élève : "Si
nous confrontons […] les procédés pédagogiques employés dans les lycées… avec
les résultats que l'on désirerait obtenir, que de fâcheux désaccords […]
L'enseignement […] s'astreint encore à des méthodes
transmises de génération en génération ; pour ne citer qu'un exemple,
combien de professeurs ayant à parler de l'électricité, en face de ces machines si
simples et si puissantes, d'un emploi si pratique et qui sont d'ailleurs des
applications presque immédiates de lois très nettes et très claires, se croient cependant obligés de
commencer leurs cours par la description de phénomènes, anciennement connus il
est vrai, mais aujourd'hui encore très obscurs, et s'évertuent pour tirer une
maigre étincelle d'un morceau de verre frotté avec la peau de quelque
malheureux chat écorché ou bien pour produire quelques légères contractions
chez une grenouille victime obscure et innocente de la Science"[ccxi].
Il faut réformer cette méthode au nom d'une éducation de l'esprit positive
revendiquée par les promoteurs de la nouvelle réforme. Pour former le jugement
critique de l'élève, il convient de mettre en œuvre une démarche qui assure la
cohérence avec les visées éducatives définies par les instances supérieures du
système éducatif. L'enseignement doit donc être à la fois très élevé,
mais en même temps très simple et très pratique.
Aussi, la démarche inductive, fondée d'abord sur
l'approche des faits — comme sous la Révolution où le sensualisme de
Condillac était philosophie d'état en matière d'enseignement[ccxii] —constitue‑t‑elle
le nouveau credo de l'enseignement
des sciences physiques : il faut procéder de
l'observation des faits à l'élaboration des lois. L'expérimentation doit occuper une place centrale conformément au positivisme
d'Auguste Comte qui considère la physique comme le modèle par excellence de la science expérimentale : "C'est
réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation, parce
que notre faculté de modifier les corps afin de mieux observer les phénomènes,
n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou que, du moins, elle s'y
développe beaucoup plus librement que dans toute autre partie de la philosophie
naturelle"[ccxiii]. Car pour lui,
deux modes fondamentaux d'étude caractérisent la physique. Le premier est
l'observation proprement dite, qui à elle seule est insuffisante : "cette
science, réduite à la seule ressource de l'observation pure, serait, sans aucun
doute, extrêmement imparfaite […]". A laquelle s'ajoute "…l'emploi du
second procédé général d'exploration, l'expérience, dont l'application
convenablement dirigée constitue la principale force des physiciens pour toutes
les questions un peu compliquées […] Ainsi, en résumé, non seulement la
création de l'art général de l'expérimentation est due au développement de la
physique, mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé est, en effet,
destiné […]"[ccxiv].
La mise en œuvre de l'expérience est conforme à l'épistémologie positiviste de
la science, et assure également une formation d'esprit.
Le problème central est ainsi de parvenir à ce que
le cours ne commence plus par la loi mais par l'expérience. En pratiquant de la sorte,
le professeur amène l'élève à agir pour découvrir les grandes lois de la nature plutôt qu'à les admettre a priori. Il procède pour cela à l'observation de faits quotidiens et actuels dûment constatés, lesquels,
par raisonnement et vérification d'hypothèses, permettent d'induire la loi
naturelle visée. Par exemple, à propos des règles de composition des forces ou la loi de chute des corps, il convient de les établir
expérimentalement au lieu de procéder par déduction à partir des lois abstraites ; de la même façon, avant
d'énoncer les lois de la réflexion ou de la réfraction, il faudrait étudier
expérimentalement la propagation de la lumière dans différents milieux ;
enfin — comme le conseille Lucien Poincaré[ccxv]
— il conviendrait aussi d'étudier les courants électriques bien avant
l'électrostatique devenue obsolète. Une adaptation de la physique scolaire à la vie concrète et de l'élève renverse la
perspective du cours. L'information doit être vivante et immédiate, mais
surtout construite et non plus apprise. De réceptacle de la vérité sous la
bifurcation, l'élève devient acteur de son savoir : c'est là l'une des
différences notables entre les visées du Second empire et celles de la
République en 1902, positivisme du fait concret pour l'un, de l'éducation de l'esprit pour l'autre.
Corrélativement à ces nouvelles méthodes,
la description systématique de l'instrument comme révérence ultime au savant illustre n'a plus sa place.
L'allure du cours de physique reposait auparavant — comme en témoignent Poincaré et Berthelot — sur une longue description des
expériences historiques, le phénomène étant finalement énoncé. En 1902, la renonciation aux
appareils historiques figés dans une vitrine s'impose [tels l'appareil de
Haldat en hydrostatique, l'appareil de Gay‑Lussac pour la dilatation de l'eau, etc.….][ccxvi].
Ainsi, "le professeur se contentera d'exposer les faits tels que nous les
comprenons aujourd'hui, sans se préoccuper de l'ordre historique. On lui
demande de débarrasser l'enseignement de beaucoup de vieilleries que la
tradition y a conservées : appareils surannés, théorie sans intérêt, calculs sans réalité. Il n'entrera point dans la description
minutieuse des appareils ni des modes opératoires."[ccxvii]
Pour cela, le professeur est invité à construire lui‑même des
appareils plus élémentaires, directement appropriés à l'expérience "avec les moyens les plus simples et les plus à portée,
s'attachant bien plus à l'esprit des méthodes qu'aux détails techniques
d'exécution"[ccxviii].
Aussi, la simple salle de collection ou de préparation ne suffit plus. Le
recours à l'outillage est nécessaire, et l'adjonction d'un atelier devient
indispensable. Les professeurs sont invités à y songer : "là où l'on pourra
utiliser un établi et quelques outils, [… ] il sera aisé de construire soi‑même
des instruments avec des matériaux vulgaires et simples [… ] ; dans
l'enseignement élémentaire le véritable cabinet de physique doit être un atelier"[ccxix]. Il est même
question de proposer aux élèves de réaliser certains petits montages ou
appareils très succints lors des exercices pratiques. La rusticité des
dispositifs doit garantir la lisibilité du phénomène et sa compréhension par l'élève qui participe ainsi
intellectuellement à son apprentissage. La physique nouvelle doit être simple,
scientifique et moderne.
Toutefois, le risque serait de limiter le cours à un simple
repérage des faits qualitatifs. La
commission tient alors à préciser que "ce sont les nombreuses mesures de
la fin du XIXe siècle qui ont amené à la découverte et l'extension du principe
de conservation de l'énergie […] ; [et que] d'ailleurs, (selon Lord Kelvin)
on ne connaît bien un phénomène que lorsqu'il est possible de l'exprimer en nombre".[ccxx]
La notion de mesure vient donc au premier plan de l'expérience : la physique doit devenir quantitative, au service des lois. En enseignant les mesures,
le professeur doit porter l'accent sur la précision, particulièrement dans
l'écriture des résultats. L'inspecteur général Lucien Poincaré tient
à le rappeler dans ses conférences :
"la véritable expérience est quantitative, [parce qu'elle] permet
l'évaluation d'une grandeur en nombre, au moyen d'une unité définie
[… aussi…] il faut que l'élève acquière nettement l'idée de ce qu'est une
mesure"[ccxxi].
La prise en compte du réel se concrétise ainsi avec le sens de l'ordre de
grandeur. On se souvient que les professeurs déploraient le maniement de formules sans lien avec la réalité. Avec cette nouvelle exigence, la
physique est ramenée dans le champ expérimental et éloignée d'un formalisme souvent vide. Ainsi est prise en compte le pilotage des
calculs, comme critère de qualité scientifique. Là
encore, la prise en compte du calcul comme outil scientifique va dans le sens
d'une spécialisation de la formation.
Force est de pourtant de constater que, même si la démarche du professeur constitue un progrès dans
l'apprentissage, tant du point de vue méthodologique et formation d'esprit de
l'élève que du point de vue de la modernisation des moyens à employer, il n'en
reste pas moins que c'est toujours le professeur, et lui seul, qui met en œuvre
les protocoles expérimentaux pour les élèves. Cette disposition qui va
perdurer, constituera plus tard un objet de critique du déroulement d'un cours
de physique. Pour contourner cet
obstacle, les réformateurs de 1902 prévoient l'introduction d'exercices
pratiques, sorte de complément utile au cours, permettant à l'élève de se
familiariser directement et activement à la méthode inductive de la production des connaissances en physique. Ces nouvelles
dispositions devraient offrir à l'élève "le sens de la réalité, la notion
de loi, et [lui permettre] d'entrevoir, entre les
phénomènes en apparence les plus dissemblables, les rapports qui les unissent
[…] Ce sera en lui, avec des acquisitions durables, une philosophie immanente de la nature […], l'éveil de sa curiosité […], la mise en mouvement de ses
énergies."[ccxxii] On trouve bien, dans
cette innovation, le souci d'une participation effective de l'élève à son
apprentissage, préoccupation toujours actuelle tant les obstacles à sa
réalisation sont nombreux.
Il faut souligner aussi une autre conséquence du changement de
perspective dans l'enseignement de la physique. Il s'agit du rôle de la
physique expérimentale au service de l'éducation morale de l'élève. Non
seulement celui-ci devient actif, mais il doit s'exercer au raisonnement et
former ainsi son esprit critique : "[l']une des fins, la fin principale de
toute éducation, qui vise à autre chose qu'à former des esprits réceptifs et
passifs ?"[ccxxiii]
La notion de loi naturelle qui dépasse la multitude des faits concrets est
concrètement et matériellement perçue ; aux yeux des réformateurs, ce
dépassement ne peut que lui conférer une supériorité au regard d'autres lois plus humaines[ccxxiv].
2. Importance de l'expression mathématique de la loi
Pour compléter la méthode d'enseignement des sciences physiques par l'observation et l'expérience, il convient, selon Auguste
Comte, d'avoir recours aux mathématiques : "Après l'usage rationnel des méthodes
expérimentales, la principale base du perfectionnement de la physique résulte de l'application plus ou moins complète de l'analyse
mathématique […] la fixité et la simplicité relative des phénomènes physiques
doivent comporter naturellement un emploi de l'instrument mathématique […]"[ccxxv]. Ainsi,
l'aspect expérimental et le traitement mathématique sont-ils constitutifs de la
nouvelle physique.
La mise en application de ce principe intervient dans les
instructions officielles par le recours au graphique et à la notion de fonction
(mathématique). Comment faire apparaître la loi mieux qu'avec un tracé graphique ? Aussi le professeur est-il
invité à "[utiliser] fréquemment les représentations graphiques, non
seulement pour montrer l'allure des phénomènes, mais pour faire pénétrer dans
leur esprit les idées si importantes de fonction et de continuité[ccxxvi]".
Le graphique devient à la fois le représentant privilégié de la loi naturelle,
et sert en même temps une préoccupation mathématique. Son avantage pour
l'enseignement de la physique est qu'il supplante la formule mathématique souvent plus
hermétique. La description du phénomène physique s'organise ainsi en une mise en relation des faits
par une traduction graphique. Ce qui risque de devenir, finalement, l'objectif
principal du cours. On voit poindre, dans cette disposition, les déviations
futures du cours de physique.
Cette nouvelle pratique de la représentation graphique valorise
la notion de fonction mathématique, laquelle devient ainsi indispensable comme
lien des enseignements de physique et de mathématiques. Le caractère algébrique des
formules s'efface devant l'opérativité de la représentation graphique.
L'aspect purement descriptif de la physique s'efface devant sa mise en fonction
mathématique, outil fondamental en physique. L'aspect causal des phénomènes est
directement relié à la réalisation du graphique. Cette conception de
l'enseignement de la physique, reposant sur la maîtrise des outils spécifiques
aux scientifiques, laisse suggérer qu'elle s'adresse principalement à la
formation des spécialistes de niveau supérieur. La modernisation de
l'enseignement va de pair avec le renforcement de la liaison physique ‑
mathématiques.
Alors que la réforme de 1902 semble donner l'avantage aux
modernes[ccxxvii],
l'enseignement secondaire demeure un enseignement d'élite caractérisé par la
résistance vigoureuse des humanités classiques et la persistance de tensions entre classiques et
modernes. La rivalité classique - moderne va ainsi jalonner le demi‑siècle, au
nom d'un malthusianisme d'autant plus récurrent que masqué. Les premières
années du XXe siècle voient se maintenir la stratification sociale et
l'inégalité des filières scolaires. Le statut des sections modernes reste
précaire et considéré comme inférieur, comme en témoigne les commentaires sur
la réforme parus dans la Revue politique
et parlementaire (1901) et repris la même année dans le n° 5 de la revue L'Enseignement secondaire, organe de la
Société pour l'étude des questions d'Enseignement secondaire. Ainsi,
considère‑t‑on que "l'éducation secondaire doit former l'homme, d'abord
pour lui-même, puis en vue du milieu social"[ccxxviii]. Les
attaques portées contre les modernes reviennent régulièrement, selon un mode
récurrent qui prétend dénoncer leur infériorité : "[…] on propose d'ouvrir
aux modernes l'accès des classes de mathématiques élémentaires classiques et de philosophie classique ; on veut ainsi leur permettre, sans qu'ils aient
passé par les mêmes études littéraires, latines et françaises (ou grecques),
d'aspirer aux mêmes diplômes que les autres. Ces diplômes, soyez certains
qu'ils ouvriront tôt ou tard toutes les carrières, y compris la médecine et le
droit. Donc, en définitive, on veut faire admettre dans les écoles de médecine
et de droit des élèves dont la culture sera nécessairement inférieure en son
ensemble, puisqu'elle aura été dirigée sans un sens utilitaire, moins général,
moins littéraire, plus étroitement scientifique et, en un seul mot, plus
réaliste [.…] En outre, il est bien évident que les études modernes, devenues
plus utilitaires et moins hautes, se trouveront plus à la portée des esprits
médiocres ; elles seront plus faciles en leur ensemble, moins favorable à
l'élévation ou même à la simple distinction des esprits […] En un mot, le
milieu où on aura fait la culture "moderne" sera moins voisin des
hauteurs et plus terre à terre. Pourquoi donc accorder à la fin les mêmes
titres et sanctions pour les études plus faciles et moins élevées que pour les
études plus difficiles et plus élevées ? C'est toujours non pas l'égalité, mais
l'inégalité, puisque l'égalité vraie consiste à ne pas traiter également les
inégaux"[ccxxix].
La bourgeoisie continue de mettre ses enfants au lycée — toujours signe de distinction — donc à
l'écart des enfants du peuple. L'apparente égalité des sections offertes n'est
cependant qu'une illusion : le statut des sections modernes demeure précaire,
au bénéfice des sections classiques dont la supériorité est toujours reconnue.
La période de l'entre-deux guerres voit les avancées et reculs des deux
positions à la faveur de mesures successives : les instances supérieures de
l'éducation se succèdent, chacune revenant sur la décision précédente tandis
que les sections classiques assurent toujours la distinction recherchée. Ainsi,
les professeurs de lettres, acquis au grec et latin de par leur formation, attirent les bons élèves dans les
sections classiques. D'où l'allure de soupape que prend la section moderne toujours
vue comme de valeur inférieure. Seulement tolérée, il n'est pas étonnant de la
voir disparaître des premiers cycles secondaires en 1923, même si elle
réapparait en 1925. Dans le second cycle, la section latin-langues qui avait
attiré de nombreux élèves souvent médiocres est supprimée, aboutissant aux
seuls deux baccalauréats : philosophie et mathématiques. La conception de
"l'égalité scientifique" domine alors : les trois sections restantes dans le second cycle du
secondaire ont en commun des enseignements français, d'histoire-géographie et
de sciences. Le risque d'une surcharge des programmes se renforce. Il est
masqué jusqu'en 1930 par la stabilité des effectifs, le recrutement sélectif et
la richesse de l'encadrement[ccxxx].
Pourtant, divers facteurs vont, dès 1930, mettre à mal cet
équilibre relatif. D'une part, on assiste à la régulière montée des effectifs
modernes, d'autre part, l'afflux d'élèves venus de l'enseignement primaire
supérieur ou de l'enseignement primaire, va compromettre "l'égalité
scientifique" difficilement mise au point. Or, la croissance des
enseignements primaires supérieurs est une donnée nouvelle, qui frappe par son
ampleur et sa régularité : dès la veille de la 1ère guerre mondiale, les effectifs
réunis des E.P.S et des cours complémentaires dépassent ceux de l'enseignement
secondaire[ccxxxi], alors que les diplômes
d'enseignement primaire supérieur — par exemple, le brevet supérieur
— ne permettent pas de s'inscrire dans une faculté pour y préparer une
licence. Toute une série de mesures assurent ainsi l'étanchéité des systèmes
secondaire et primaire[ccxxxii]
dont l'effet résultant est le gonflement des classes primaires supérieures,
devenues en quelque sorte "le secondaire du primaire".
On peut dire avec Antoine Prost que le malthusianisme du
secondaire renforce ainsi le primaire supérieur, d'autant plus que les mœurs
favorisent la scolarisation et plaident pour un allongement de la fréquentation
scolaire. La prolongation d'étude pour les masses populaires est limitée à
trois ans [durée de l'enseignement primaire supérieur] par la classe
dirigeante, dont les enfants ont
un cursus secondaire de sept ans. C'est avec la question du latin que se joue l'hégémonie de la bourgeoisie sur le secondaire,
cachant ainsi le débat social derrière le débat idéologique : le latin — jugé
toujours indispensable à la formation des élites — passe pour le fleuron
de la formation d'esprit absolument nécessaire dans l'enseignement secondaire.
Et pourtant, "…pour la grande majorité des élèves les études latines n'ont
d'autre but que de faire une version de baccalauréat"[ccxxxiii] Ce
baccalauréat qu'il faut posséder, constitue ainsi "la barrière sérieuse,
la barrière officielle et garantie par l'Etat, qui défend contre l'invasion [de
la classe populaire]"[ccxxxiv].
Renforcée par la culture familiale, la culture secondaire s'arcboute au latin,
avec la volonté de se distinguer. Les élèves qui en profiteront le mieux sont,
comme le montre l'analyse de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, les
"héritiers"[ccxxxv].
Dès lors que
l'enseignement secondaire continue d'être au service d'un petit nombre, le
cours magistral prend toute son importance. En sciences, le bon professeur se
définit plutôt par ses qualités que par une méthode.
Le talent du maître garantit celui de l'élève "bien né" qui
s'imprègne de "la façon de dire" du maître. Pour la physique, l'énoncé des lois et des principes précède toujours les expériences, celles-ci
servant d'illustration à la théorie. De fortes personnalités
défendent une approche dogmatique du cours : "Un enseignement élémentaire
de la physique et de la chimie […] ne saurait être que dogmatique. Personne ne le conteste
plus aujourd'hui, il est inutile de le démontrer longuement. Un enseignement
historique des sciences n'est profitable et même possible que pour ceux qui les
possèdent déjà."[ccxxxvi].
La spécialisation n'a pas sa place. Les contingences matérielles sont toujours
repoussées, et avec elles, les expériences vraies en tant que découvertes. Le
système veut
former des intelligences, celle de l'homme et du citoyen. Mais seul, l'enfant
du notable est censé être capable de profiter d'un enseignement général et de
niveau secondaire. Car, "former le producteur, l'enseignement français y
répugne"[ccxxxvii].
L'inadaptation du système éducatif aux fins économiques s'accentue avec
l'individualisme qu'il entretient.
Finalement,
l'élève suit son cours passivement, dans une subordination pédagogique où il
n'a guère d'initiative : le professeur est le seul acteur de l'avancement de la
pensée. Même au service de l'élève, la seule confiscation de la pensée par le
professeur en rend le bénéfice douteux pour la formation d'esprit promise à
l'élève. La magistralité du cours passe par une succession d'étapes aux yeux de
l'élève. Cette conduite paraît tout‑à‑fait normale pour l'époque, l'élève dans
sa position subalterne n'ayant aucune revendication à émettre.
Pourtant, des professeurs s'interrogent sur la faisabilité de la mise en œuvre des
programmes. Très vite, l'écart entre les visées des réformateurs de 1902 et la
réalité de la classe est posé. Des professeurs font connaître leur protestations
dans le nouveau Bulletin de l'Union des physiciens[ccxxxviii]. Les
donnent, par exemple, lieu à de vives critiques : "comment peut‑on
concilier la méthode inductive avec
les instructions et les programmes de 1902 ?"[ccxxxix]. La lecture
des instructions incite le professeur à exposer les faits tels qu'ils sont
compris à l'époque, ce qui suppose l'adoption de la démarche défendue par Bouasse[ccxl]
— c'est‑à‑dire une démarche déductive à partir d'un principe général admis.
Force est de reconnaître que l'exposé des programmes est en contradiction avec
l'exigence de démarche inductive : on assiste majoritairement à une présentation déductive des
cours par des professeurs installés dans leur pratique d'enseignement magistral
devant un public privilégié et passif. Transmettre le savoir en discourant met
le professeur en valeur ; cela est d'autant plus facile pour lui que
l'élève offre une écoute attentive et maîtrise le discours qui lui est adressé.
Le public lycéen n'appelle pas une révision de la méthode d'enseignement.
On comprend pourquoi l'enseignement de la physique va se maintenir ainsi, pendant la première moitié du XXe
siècle, sans véritablement montrer une évolution nette entre un cours
réellement fondé sur une démarche inductive et le cours habituel. Sur fond de stabilité des effectifs de
l'enseignement secondaire de 1880 à 1930, la pédagogie stagne, adaptée à
l'élitisme de son public.[ccxli]
La démarche inductive n'adhère par à la pratique professorale.
II. Une méthode nouvelle : la redécouverte en physique
Les changements qui surgissent après la seconde guerre mondiale
vont changer la donne. On enregistre, à tous les niveaux de l'enseignement une
augmentation rapide des effectifs. Pour le second degré, la croissance est
spectaculaire[ccxlii]
: le nombre des élèves triple. Le mouvement est si général et d'une telle
ampleur que le sociologue Louis Cros en fait le titre d'un ouvrage : "L'explosion scolaire"[ccxliii]
(1961). A cette croissance démographique d'aussi grande ampleur, se superposent
les exigences démocratiques d'une société en mutation : l'accession au plus
grand nombre à l'instuction (primaire), et corrélativement, la poursuite de la
scolarité. Car l'économie demandant une main d'œuvre plus instruite — le
secteur primaire régresse, le secondaire se maintient tandis que le secteur
tertiaire prend la première place — la population perçoit l'intérêt pour
l'enfant de faire des études afin d'assurer son avenir : les emplois de
cadres, techniciens et employés de bureaux d'études se développent au détriment
des emplois proprement ouvriers. Avec l'accroissement du niveau de vie, le
rapport à l'éducation change. Les effectifs de l'enseignement secondaire
reprennent leur croissance dès 1951 - 1952. Sur fond de luttes pour la
démocratisation de l'enseignement secondaire, ce sont les structures même du
système éducatif qui sont appelées à changer.
Devant l'explosion scolaire, les méthodes obsolètes
d'enseignement vont être critiquées. Pour les sciences, la remise en cause de
la position magistrale du professeur ira de pair avec la promotion d'une
pratique de la redécouverte. Car, parallèlement à cette évolution, se font
sentir les contrecoups des idées nouvelles en matière d'éducation.
1. Charles Brunold et la remise en cause de la position magistrale du professeur - Pratique de la redécouverte -
Tout d'abord, conséquence du baby-boom,
l'après-guerre voit progresser l'enseignement préscolaire. Le développement de
l'éducation enfantine va de pair avec le travail féminin et l'urbanisation. Or,
l'école maternelle a toujours été un lieu de réflexion sur une éducation
anti-autoritaire et ludique. Le jeu éducatif, l'intérêt spontané de l'enfant
sont les moyens de développer une pédagogie qui fait toute sa place au
développement de l'enfant. L'esprit d'innovation va s'étendre au delà de la
maternelle.
Le grand mouvement de la Libération marque ainsi une remise en
question globale de l'enseignement. En particulier, Langevin‑Wallon (1944 -
1947)[ccxliv]
élabore le plan du même nom qui propose l'école unique pour les structures, l'école
nouvelle pour la pédagogie. L'école est conçue en fonction des enfants, de leur
âge et de leur psychologie. Même si le plan Langevin-Wallon ne reçut pas même
un début d'exécution, une sorte de consensus semble alors s’établir autour des
valeurs de cette éducation nouvelle, valeurs qui passent à l’état de lieux
communs pédagogiques et sont même consacrées par le discours des instructions
officielles : tenir compte des rythmes et des stades du développement de
l’enfant, lutter contre l’encyclopédisme et le psittacisme, rendre l’enfant
actif, partir de ses centres d’intérêt, susciter la coopération au lieu de la
compétition, donner le pas à la découverte sur l’exposé, à la démarche inductive sur la démarche déductive. Toutes ces propositions
constituent désormais une espèce de doctrine commune de la novation, difficile
à contester pour qui ne veut pas passer pour réactionnaire. Elles ont pour
elles de refléter la valeur dominante de modernité.
C’est précisément cette valeur qui préside à la politique de
l’éducation dans les années où les sociétés développées, comme les pays en
développement, ont à construire, parfois de toutes pièces, un système d’enseignement à la mesure du décollage de l’économie d’après-guerre. La croissance
démographique impose l’urgence des réalisations et leur planification. Mais les
besoins de l’industrie, dans le bond en avant que la guerre elle-même a
inauguré, semblent capables d’occuper pour longtemps une main-d’œuvre nombreuse
et de haute qualification. Se renforce alors le profil idéologique du
travailleur moderne, capable d’initiative, de décision, de participation et de
mobilité dans un monde en mutation, où le pouvoir et le savoir ont opéré leur
alliance définitive grâce à l’emprise technologique sur la matière et le destin
des sociétés. Mais ce profil est aussi bien celui de l’élève que conçoit l’éducation moderne.
Des écoles nouvelles où l'apprentissage est repensé, connaissent
une vogue toujours grandissante : initiative, spontanéité et autonomie de
l'enfant sont mises en pratique. La psychologie de l'éducation aide à prendre
conscience de la nécessité de repenser l'acte d'enseignement. Des penseurs
comme Wallon,
Piaget réfléchissent à la formation de
l'intelligence chez l'enfant. Devant l'afflux d'élèves venus de toutes les
couches de la population, l'élitisme des méthodes anciennes est en échec : dans
les classes du second degré de l'enseignement secondaire, l'obsolescence des
pratiques commence à se faire sentir. L'idée de prendre en compte l'enfant à
travers les pratiques enseignantes s'inscrit dans la renaissance intellectuelle
de l'après-guerre ; elle affleure peu à peu à la conscience de certaines personnalités
du monde de l'enseignement secondaire.
C'est sous l'impulsion d'un inspecteur général de l'instruction
publique, Charles Brunold,
futur directeur de l'enseignement secondaire, que la nécessité de faire
redécouvrir les lois de la physique par l'enfant lui‑même, est lancée officiellement[ccxlv].
En 1948, son texte fondateur rappelle en exergue, l'insuffisance des méthodes
antérieures qui, en ne
privilégiant que l'expérimentation, faisaient fi de la pensée
organisatrice qui structure le savoir : "[…] il faut réagir contre
cette idée trop aisément admise que l'expérimentation est la reine des méthodes.
Il faut seulement faire la part des œuvres et des outils dans la recherche
expérimentale. Mais il faut aussi que l'outil et la main s'arrêtent et que
l'esprit interroge la nature déliée"[ccxlvi].
Jusqu'alors, seul le professeur organisait le savoir, l'élève
demeurant passif de ce point de vue et son action se limitant à suivre des yeux
une manipulation faite devant lui. Sous forme d'Esquisse d'une
pédagogie de la redécouverte dans l'enseignement scientifique, Brunold donne la direction dans laquelle les
professeurs doivent désormais faire travailler les élèves :
"Dans l'enseignement des sciences physiques où règne sans conteste l'expérience, nous voudrions indiquer
comment peut être révélé le rôle éminent de l'esprit, qui demeure le premier et
le plus bel instrument de toute recherche [.…]
[… ] Prenons l'exemple d'une leçon élémentaire de physique, le principe d'Archimède,
et reportons-nous à sa forme classique. Cette proposition est présentée dans la plupart
des cas comme une loi expérimentale nouvelle. Dans une première partie de la leçon,
le professeur montre, par une expérience simple et qualitative, l'existence d'une poussée verticale :
un corps suspendu à un ressort, par exemple, est plongé dans l'eau ; le
ressort se raccourcit. Le dispositif a l'avantage de permettre une mesure grossière de la poussée, si le ressort a été étalonné. La
cause de ce phénomène est identifié à une force. L'étude de la poussée se ramène
donc à définir les éléments de cette force. Le cadre de la leçon, c'est-à‑dire
de la redécouverte à entreprendre, est ainsi tracé : direction et sens vont de
soi ; le point d'application fera l'objet d'un développement particulier ;
reste l'intensité de la force. Ici, le professeur, après le manuel, affirme que
la force est égale au poids du liquide déplacé et présente la dispositif
classique, ingénieux de deux cylindres s'emboîtant l'un dans l'autre,
dispositif construit pour vérifier
la loi expérimentale, non pour la découvrir. De même, l'expérience du vase [à
trop plein] est une expérience de vérification, car l'eau recueillie, dans on
plonge le corps dans le vase, est précisément celle dont le poids rétablit
l'équilibre de la balance. Ici encore notre enseignement, fidèle à lui-même,
fidèle aux méthodes
que lui propose l'enseignement des
mathématiques, emploie une méthode d'autorité.…
le professeur de physique affirme la loi et impose à son tour la méthode de
vérification. Chaque foi l'élève trouve le double fait accompli, il lui est
demandé un constant acte de foi. Cette méthode autoritaire, disons-le sans
détours, est choquante. Dans un pays qui se réclame, en toutes choses, de la
liberté, du respect de la personne humaine et des droits de l'esprit, on ne
saurait procéder ainsi. Le plus grave, c'est que tout notre enseignement
littéraire et scientifique procède de même."[ccxlvii].
Brunold montre en quoi la démarche fondée sur la seule présentation d'une expérience de démonstration est inefficace. Il tente de fournir une nouvelle façon de
concevoir le rôle et la place de l'expérience dans un cours de physique. Il va reprendre le sujet
évoqué — l'étude de la poussée d'Archimède —
pour montrer les paradoxes de la méthode déductive et l'aborder selon un questionnement posé par
l'élève lui‑même :
"[…] Revenons au principe d'Archimède.
Comment pratiquer ici la redécouverte ? Et d'abord, de quoi peut dépendre
la grandeur de la poussée ? Voilà l'analyse essentielle qu'il convient de
faire, avant l'étude du phénomène, pour trouver les
facteurs et dénouer avec patience, le complexe écheveau de la causalité. Deux corps en présence : le
corps plongé et le liquide dans lequel on le plonge. La poussée peut donc
dépendre du liquide ; elle peut dépendre aussi du corps solide, c'est-à-dire de
sa nature, de son volume, de sa forme ; elle peut dépendre enfin de la position du corps dans le
liquide, en particulier de sa profondeur. Or que fait notre enseignement ?
Il affirme que la poussée est égale au poids du liquide déplacé, excluant ainsi
arbitrairement et en laissant même ignorer cette exclusion, tous les facteurs
autres que le poids spécifique et le volume du corps. Ici, l'autorité se double
de ce qui pourrait ressembler à de la mauvaise foi ; nous savons bien qu'elle
est inconsciente. Elle l'est tellement que les mêmes auteurs, qui nient ou
veulent ignorer l'influence de la forme du corps immergé et de sa position dans
le liquide, achèvent leur leçon en démontrant le principe d'Archimède (passons sur ces injures faites au sens
des mots) [sic] et emploient dans leur démonstration un cylindre droit immergé verticalement dans le liquide.
L'analyse du phénomène de poussée permet alors, à cause de la symétrie ainsi
introduite dans le phénomène, d'éliminer les pressions latérales et de montrer
que la poussée est la résultante des forces de pression qui s'exercent sur les deux bases. Il nous paraît
inutile d'insister sur ces contradictions.
C'est ici le moment de réhabiliter l'expérience négative que notre enseignement rejette, parce qu'elle a sa
place naturelle dans une enquête[ccxlviii],
qu'elle ne l'a plus dans une démonstration. […) C'est bien le moment de
rappeler le mot d'Anaxagore : "Tout était confusion, mais vint
l'esprit qui mit tout en ordre". C'est ce travail organisateur de l'esprit
que notre pédagogie doit révéler, de l'esprit aux prises avec le réel complexe
et désordonné qui s'offre naturellement à lui. Il faut donc étudier un à un
tous les facteurs possibles[ccxlix]
du phénomène […) [En variant les corps et les liquides, on parviendra au
constat de l'égalité des volumes du corps et de celui du liquide déplacé.).[…)
Ce sera la moment de révéler les sens du symbolisme mathématique, qu'on aborde
ici, par la plus simple des relations algébriques, sa simplicité, son élégance,
sa valeur de synthèse. Le principe d'Archimède sera ainsi redécouvert. […) Ce
qu'on a découvert ici, c'est une loi physique […)"[ccl].
Brunold parvient, comme ses prédécesseurs, à la
notion de loi physique qui constitue toujours l'aboutissement de la leçon. Il
insiste sur la part de l'élève dans cette démarche : "[…) Il va
sans dire que les élèves feront eux-mêmes les mesures, qu'il les rassembleront
sur un tableau ; ils les représenteront sur un graphique en portant sur les
axes de coordonnées les valeurs trouvées pour la pression et le volume [dans
l'étude de la loi de Mariotte). Ce graphique ne servira pas à interpréter la
loi, comme on le fait souvent, mais à la découvrir. Le fait même que les points
s'alignent sur une courbe sera la révélation la plus claire de l'existence
d'une loi. Les mathématiques interviendront alors par l'apport de la fonction
[hyperbolique) y = a / x que les élèves connaissent et qui fournira tout de suite
l'expression achevée de la loi découverte […) : l'esprit contemplera une fois
de plus, dans ce domaine, son œuvre d'analyse et d'organisation rationnelle.[…)
[…) Ce qui nous
importe autant que le résultat de chaque étude, c'est la méthode avec laquelle elle a été conduite.
Replacer l'esprit devant le Réel, révéler à chaque instant que la science est
l'œuvre de l'homme, soit qu'il cherche à comprendre, soit qu'il veuille
l'utiliser à des fins techniques, voilà l'essence même d'un humanisme
scientifique.[…) Tout le travail théorique s'insère dans l'expérience sensible qui intervient au départ et à l'arrivée […) Cet
unité que l'enseignement doit révéler à chaque instant […) implique une
collaboration permanente entre la pensée abstraite et la pensée théorique […)
qu'il s'agisse de réhabiliter le réel dans le travail mathématique ou de
replacer l'idée et l'esprit dans l'étude expérimentale"[ccli].
Dans cette conception du travail de l'élève, ce dernier prend en
charge non seulement les résultats de l'expérience, mais la démarche elle‑même, démarche expérimentale qui lui fait prendre le
temps de mener des enquêtes authentiques, quitte à se fourvoyer dans de fausses
pistes. L'importance du questionnement de l'élève est nouveau. Ce faisant, son
autonomie et sa responsabilité se développent : la pensée accompagne le
geste opératoire. Elle entre en interaction avec la conduite pratique, l'une
rejaillissant sur l'autre. Finalement, c'est un renversement total des rôles
que Brunold prône, l'élève devenant acteur et
concepteur de la recherche dans un cadre scolaire assuré de la présence d'un
professeur pour parvenir au but. Notons cependant que l'appellation de
"découverte" s'inscrit dans une visée positive de la science, l'idée
de découverte étant implicite de celle de l'existence a priori de lois naturelles[cclii].
En éclairant ainsi cette nouvelle façon de penser
l'apprentissage de la physique, Brunold s'inscrit contre l'inefficacité de la
pratique antérieure des professeurs en dépit des mesures réformatrices prises. Car jusque là, et
malgré les vœux des réformateurs de 1902, les professeurs ont toujours utilisé
l'expérience comme outil d'une pratique de démonstration, celle‑ci relevant de la même
logique que la démarche mathématique jusqu'alors toujours dominante, au lieu d'une
induction expérimentale souhaitée. Ce que reproche Brunold,
à travers ses récriminations.
Le retard des conceptions est ici perceptible, les professeurs n'ayant, durant les cinquante ans postérieurs à la réforme de
1902, jamais mis réellement en œuvre une démarche inductive telle que prônée par les textes officiels. L'espoir de
changer les méthodes
s'est heurté d'une part à l'inertie des mentalités, d'autre part — et c'est le
cas défendu par Bouasse —
à la conception de la physique mise en œuvre selon laquelle l'affirmation de la loi mathématique doit être première. Mais, davantage encore, la
question de l'évaluation — si importante au lycée — est à prendre en
compte : en physique, contenus scientifiques et formules sont sans doute plus économiques à évaluer que savoirs-faire
et méthode.
Aussi, les propositions de Brunold reprennent la question de la
démarche inductive que doit incarner une pratique de la redécouverte. Cette
transition notable qui tente d'influer de façon sensible sur la pratique
enseignante en sciences, marque un tournant dans les conceptions
épistémologiques du rôle et de la place de l'expérience dans l'enseignement des sciences physiques.
2. Voie expérimentale et méthode naturelle dans l'enseignement de la physique - Les conférences de l'inspecteur général Guy Lazerges.
La réticence des professeurs à mettre en œuvre une nouvelle façon d'enseigner amène
l'institution à renforcer sa pression. Les textes administratifs pris par
Charles Brunold,
vont être appuyés et renforcés à l'occasion de la création en 1945 de classes
pilotes du premier cycle de l'enseignement secondaire[ccliii]. Peu de temps après, dans les années
1950, l'inspecteur général de sciences physiques, Guy Lazerges,
mène un cycle de conférences qui vont faire date en pédagogie des sciences
physiques. Son propos est régulièrement repriss : que ce soit dans la
conférence faite à Sèvres[ccliv]
aux professeurs de sciences physiques des classes pilotes, ou dans celle de
Rabat, Lazerges veut faire évoluer la pédagogie des
professeurs de sciences physiques vers davantage de souplesse et de prise en
compte de l'enfant. Il pose pour cela la question de l'organisation du travail
et met l'accent sur les objectifs de cet enseignement ainsi que sur la méthode dite naturelle — reprise d'un lieu
commun rousseauiste — qu'il convient d'adopter.
On voit poindre dans ses propos, à la fois une
préoccupation de méthode quant à la manière d'enseigner mais aussi — et nous y
voyons un signe de prise en compte des idées de la psychologie de
l'apprentissage dans les valeurs pédagogiques — la spécificité de
l'apprentissage de l'enfant : "il s'agit, non pas de communiquer à un
enfant les connaissances d'un adulte, mais de rendre
l'enfant capable d'acquérir par lui-même les connaissances d'un adulte"[cclv].
Il a l'intention de lancer des pistes de travail dans les classes pilotes, avec
l'hypothèse que "les classes pilotes sont des laboratoires qui
rendent compte publiquement de leurs travaux dans des rencontres périodiques et
qu'on peut espérer les voir confirmer, de façon incontestable par quiconque,
que telle chose est possible ou telle autre impossible […]". C'est la
première fois que la notion d'expérience pédagogique est lancée en sciences physiques dans l'enseignement secondaire. La question posée est la
suivante : "[…] avant de rechercher comment le travail des élèves doit
être organisé en sciences physiques, il faut se demander pourquoi l'on enseigne
les dites sciences, puis, quelles sont les méthodes générales compatibles avec
ces intentions."
En examinant les objectifs de l'enseignement des sciences
physiques, il rappelle les deux
conceptions existantes : " Certains voient dans notre discipline […] un
enseignement de connaissances, ou même utilitaire sous prétexte […] qu'un homme
cultivé ne peut pas ignorer ceci ou cela […] S'il fallait définir l'homme
cultivé […] c'est celui qui est capable de tout apprendre et de tout
comprendre, même quand il ne sait rien […] qui a le droit de ne rien savoir ou
d'avoir tout oublié […] Cette idée que l'homme cultivé doit avoir certaines
connaissances est une vue de spécialistes […] Poursuivre un tel enseignement de
connaissances serait une aventure, où nous serions toujours en retard d'une
génération. Je vois parfois des professeurs dessiner de façon détaillée des appareils industriels,
contrairement aux programmes et aux instructions, sous prétexte qu'il s'agit
d'un tout dernier modèle de l'industrie chimique alors que ce dernier modèle n'est plus
construit ou employé depuis un demi-siècle et que seul un cliché d'éditeur
entretient pieusement son souvenir. J'ajoute qu'une semblable conception
conduit fatalement à une inflation démesurée des programmes et […] ce qui est
pire, à une inflation sur le savoir aux dépens de l'intelligence. Considérer
les sciences physiques comme un enseignement de connaissances est donc une idée
fausse, voire dangereuse, ou, si vous préférez, un sophisme, une chimère et un
péril"[cclvi].
Ici, Lazerges rompt catégoriquement avec les
conceptions dominates du siècle précédent où la formation des notables exigeait
un panorama des connaissances scientifiques, et où après la bifurcation, il
convenait d'insister sur les appareils historiques, voire les nouvelles applications
de la science et leur débordement de descriptions. Cependant, il prend soin de
ne pas exclure totalement l'apport de connaissances en les relativisant :
"On peut souhaiter en même temps, il est vrai, que les élèves conservent
de leurs études certaines connaissances ; mais ces connaissances nous serons
données par-dessus et par la force des choses sans que nous ayons à les
rechercher. C'est dire qu'elles ne sont pas tenues pour négligeables…mais elles
sont une fin secondaire, en ce sens qu'elles sont acquises spontanément,
silencieusement pour ainsi dire, et très largement"[cclvii].
La deuxième
conception que Lazerges avance en matière d'enseignement des
sciences physiques est le refus de l'option utilitaire : "D'autres croient
qu'on enseigne les sciences physiques en vue de la préparation des Grandes
Écoles scientifiques ou tout au moins en vue des carrières qui s'y
rattachent"[cclviii].
Lazerges qualifie ces conceptions de malfaisantes
et vaines. L'utilitarisme de l'étude est rejeté : on vise la formation d'esprit
de l'élève en refusant de réduire l'objet de l'étude scientifique à un
utilitaire pour concours.
Après avoir réglé
leur sort à ces deux conceptions qu'il qualifie d'anciennes, Lazerges se préoccupe officiellement — fait
nouveau pour l'inspection générale — de l'objectif éducatif du point de
vue de l'enfant : "Il s'agit, non pas de communiquer à un enfant les
connaissances d'un adulte, mais de rendre l'enfant capable d'acquérir par
lui-même les connaissances d'un adulte… [C'est] un mouvement de haut en bas, de
l'adulte vers l'enfant, qui peut avoir lieu de façon irréversible"[cclix].
L'influence des conceptions de "l'éducation nouvelle" apparaît :
l'enfant est pris en considération comme sujet apprenant. Même si certains
penseurs ont, dans l'histoire, évoqué cette participation de l'enfant à son
apprentissage — contrairement à l'enfant, tête vide, qu'il faut
remplir — cette approche est, du point de vue institutionnel, nouvelle.
L'expression "enseignement de connaissances" dénoncée par Lazerges,
annonce une remise en cause au profit de la méthode, laquelle focalise
l'objectif principal de l'enseignement. Une telle opposition déjà évoquée comme
doctrine officielle à plusieurs reprises depuis le XVIIIe siècle est ici
affirmée fortement. Le professeur est invité à quitter la seule vision de
transmetteur de savoir à laquelle tant de mauvais souvenirs sont attachés :
"Pendant assez longtemps — jusqu'à l'époque où j'étais écolier en tout cas — on a
utilisé dans l'enseignement des sciences physiques, de façon presque exclusive,
des méthodes
dogmatiques. Elle sont aujourd'hui pratiquement périmées, en tant que méthodes
fondamentales ; […Les méthodes dogmatiques] ont créé dans nos classes la
torpeur et l'indifférence intellectuelle, puis, dans le souvenir des bacheliers
une bien mauvaise opinion de la physique et de la chimie. Je les accuse en outre, de
rendre les gens incapables pour toujours d'attention et de mémoire[…]Celui qui
dicte un cours est quelqu'un qui ronronne alors qu'un professeur doit être
quelqu'un qui rayonne[…]Fort heureusement[…] ces mauvais procédés ne sont plus
pratiqués à l'état pur ou disparaissent par extinction. Le cours dicté[…] est
interdit par toutes les instructions officielles. L'erreur des méthodes
dogmatiques[…] était de considérer l'enfant comme un adulte en miniature ou
comme un adulte inachevé"[cclx]. Cette insistance va de pair avec
l'évolution du système éducatif soumis aux exigences socioéconomiques :
l'accroissement de la fréquentation scolaire et son allongement, s'inscrivent
dans la nouvelle situation de l'après-guerre (reconstruction, demande de main
d'œuvre plus qualifiée pour un tertiaire en progression, abandon d'une physique
pour notable, physique de culture parce que de connaissances). L'enseignement
doit gagner en opérativité.
Aussi, pour convaincre de la nouvelle
démarche, Lazerges fait appel aux conceptions en vogue sur
l'enfance : "L'enfance a des manières de voir ; de penser et de
sentir qui lui sont propres ; rien n'est moins sensé que de vouloir y
substituer les nôtres. Cette découverte, qui aura bientôt deux cents ans, a été
en pédagogie une véritable révolution. Je crois qu'elle contient toutes les
règles de l'enseignement naturel que nous recherchons pour les sciences
physiques." L'enseignement doit
transformer la vision de l'enfant en transformant l'enfant lui-même :
"L'enfant diffère essentiellement de l'adulte par l'égocentrisme qu'il
manifeste devant le réel, il faut refouler cet égocentrisme de manière à créer
finalement une attitude objective devant les faits, tout en révélant peu à peu
la complexité et la difficulté du réel ; de manière à montrer en somme que rien
n'est simple et qu'un problème n'est jamais achevé (.…) Il faut révéler
à l'enfant que, dans la recherche de la vérité, qui est à tout prendre le
couronnement de l'enseignement secondaire, la voie purement logique n'est pas
la seule utilisable, qu'elle est même souvent en défaut, au moins en première
apparence, et qu'une autre route est possible, la voie expérimentale."[cclxi].
En somme, il faut
que le professeur permette à l'enfant de créer un certain nombre de mécanismes
intellectuels par l'esprit d'observation, d'analogie et de
généralisation. Il convient pour cela, qu'il se souvienne que l'enfant n'est ni
un adulte en miniature, ni un adulte achevé, mais un être différent, ayant
d'étape en étape une structure mentale propre. D'où son affirmation d'une
méthode qu'il qualifie de naturelle parce qu'elle doit respecter le rythme de l'enfant, et
progresser pour cela selon un principe de redécouverte des phénomènes allant du concret à l'abstrait. Trois temps sont ainsi mis en relief : "1°
De l'enfant à l'adulte, la classe vivante
; 2° Du connu à l'inconnu, la redécouverte ; 3° Du concret à l'abstrait,
une méthode active"[cclxii].
1. Première règle : de l'enfant à l'adulte
"Il faut rechercher, retrouver et reproduire sans cesse la
démarche intellectuelle des enfants auxquels on s'adresse, sans jamais
lui substituer notre démarche d'adulte"[cclxiii], ceci en
vertu du fait que l'adulte étant plus instruit, donc en avance sur l'enfant, il
ne doit pas brouiller son avancée par un apport trop riche
d'informations — ce qu'il ne peut manquer de faire lors d'un cours dicté
ou lorsqu'il transmet ce qu'il sait à l'enfant.
Il convient donc que le professeur s'enquière auprès des enfants
de ce qu'ils savent, d'où l'absolue nécessité de disposer d'une classe vivante
: "les professeurs ayant une grande expérience ou les professeurs nés peuvent arriver sans effort à
reconstituer ou à prévoir la démarche enfantine ; mais d'autres ne peuvent guère y parvenir que par
une enquête permanente auprès de leurs élèves et voilà pourquoi notre
enseignement exige en général une classe vivante"[cclxiv]. A cette
époque, dans le second degré, l'exigence de classe non silencieuse est
relativement innovante du fait que, jusqu'alors, la qualité du professeur se
jugeait à l'aune du silence obtenu dans sa classe. C'est exactement l'inverse
que l'on recherche ici, sans bien sûr, aller à l'éclatement inconsidéré. La
terminologie jadis négative de classe bruyante, devient ici positive : classe
vivante. Le renversement est particulièrement significatif.
2. Du connu
à l'inconnu ; la redécouverte
Le renversement opéré consiste à ne plus affirmer en préambule
le savoir nouveau à transmettre, mais à commencer le cours à partir de ce que
connaît déjà l'enfant. Car le postulat est ici qu'un enfant n'est pas un vase
vide mais possède déjà ses propres connaissances : "En général, il n'y a
rien qu'on n'enseigne à autrui qu'il ne sache déjà en quelque manière […] Il
faut prendre comme base de départ, et dans l'état où elle se trouvent, les
connaissances préalables que l'enfant possède déjà, soit parce qu'il les a
héritées (connaissances ancestrales) [sic], soit parce qu'il les a acquises
dans sa vie de chaque jour (connaissances quotidiennes) [sic] connaissances qui
sont en majeure partie de nature expérimentale et auxquelles viennent s'ajouter, pour
constituer au total le connu, les apports successifs des enseignements
antérieurs […] Encore faut-il par une enquête liminaire déterminer,
rassembler et redresser au besoin ces connaissances préalables"[cclxv].
Lazerges précise que les connaissances
premières de l'enfant sont souvent erronées : "Il ne faut pas se
dissimuler que cette connaissance de base est impure. D'origine expérimentale le plus souvent
[…] mais alors empirique, faite d'observations plus que d'expérimentations […]
elle peut être chargée d'idées fausses au point de constituer, si on n'y prend
garde, un véritable obstacle sur la route de la culture scientifique"[cclxvi].
Il insiste sur la nécessité d'en tenir compte, celles-ci constituant un élément
à considérer obligatoirement par le professeur : "Vouloir ignorer un tel
obstacle comme le font les méthodes
dogmatiques, en ne se souciant nullement des connaissances préalables des
élèves, est pour cette raison une erreur qui engage l'avenir lourdement ; Il
faut […] reconnaître […] cet obstacle éventuel, le désorganiser s'il y a lieu,
en procédant même parfois à une véritable catharsis comme on dirait en
psychanalyse […] et voilà pourquoi la redécouverte est, de toute façon, une
nécessité absolue dans l'enseignement scientifique"[cclxvii].
On reconnaîtra-là les idées de Bachelard sur la formation de
l'esprit scientifique, avec les concepts de rupture, d'obstacles dans la
formation des connaissance. Alors même que Bachelard,
agrégé de philosophie, enseigne à la fois les
sciences physiques de 1919 à 1930 ainsi que la philosophie dès 1922 à Bar sur
Aube, il s'intéresse aux mécanismes de la formation du savoir. A 34 ans,
il fait paraître son Essai sur la connaissance approchée (1928)
; dix ans plus tard, il publie "La
formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la
connaissance objective (1938), suivie la même année de La psychanalyse du feu. Il considère les connaissances premières
comme des opinions fausses qu'il convient de détruire : "la science
[…]
s'oppose absolument à l'opinion[…] on ne peut rien fonder
sur l'opinion : il faut d'abord la détruire"[cclxviii]. D'où l'idée
que l'on n'apprend que contre les idées premières. Il s'agit-là véritablement
d'une rupture dans le passage de la connaissance quotidienne et première à la
connaissance scientifique. Cette rupture est au cœur de l'élaboration de la
connaissance, contrairement à l'accumulation de faits de la doctrine
positiviste. Bachelard nie la neutralité du fait que les positivistes ont érigé
en levier de la démarche : le fait étant à l'origine des lois. Dans sa Philosophie du non, il utilise pour cela une métaphore : "Deux
hommes, s'ils veulent s'entendre vraiment, ont dû d'abord se contredire. La
vérité est fille de la discussion et non pas fille de la sympathie"[cclxix].
Cette rupture n'est pas évidente, des obstacles s'interposent dans la démarche
: "C'est en terme d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. C'est
dans l'acte même de connaître que nous montrerons des causes de stagnation et
même de régression, c'est là que nous distinguerons des causes d'inertie que
nous appellerons obstacles épistémologiques"[cclxx]. En somme, les
personnalités qui prônent la méthode de redécouverte en science s'inspirent
des idées bachelardiennes de la non‑linéarité de l'avancée de la pensée scientifique,
en même temps que de la particularité de l'apprentissage. Ces idées
caractérisent la réflexion pédagogique au milieu du siècle.
Pour l'enseignement scientifique
dispensé au lycée, la redécouverte vantée par Lazerges a pour objectif de passer de
l'observation de manière confuse parce que première, aux lois scientifiques qui régissent le phénomène, puis si possible à
l'explication même de ce phénomène. De plus, au crédit de cette méthode, Lazerges fait remarquer que la connaissance des lois améliore nos possibilités et nous confère, en
particulier, la faculté de prévoir. D'où sa conclusion : "La redécouverte
que je viens de décrire, est appliquée dans l'enseignement secondaire, de façon
plus ou moins systématique, depuis 30 ans au moins. J'ai vu personnellement un
professeur la pratiquer avec un vif succès pendant mon stage d'agrégation et, depuis
ces temps très anciens, elle n'a pu que prendre de l'extension."[cclxxi].
Cependant, dans son désir de persuader les professeurs, Lazerges tient à être crédible et attire leur
attention sur un contresens à éviter : ne pas confondre découverte
scientifique et redécouverte par l'élève. "La redécouverte [ne doit pas
être confondue avec] la découverte pure et simple à partir de la table rase
[…]
[Il ne faut pas] faire découvrir par un enfant telle loi située en dehors de toute connaissance pré requise, ou lui faire inventer tel appareil de physique relativement compliqué ; alors qu'il s'agit, presque à
l'opposé, de lui faire constater que cette loi existe déjà dans sa connaissance confuse […]
Un élève de Première découvre ainsi, dans quatre ou cinq mesures
rapides, la seconde loi de la réfraction que Képler a cherché vainement ! Si on essaie
d'énoncer le principe scientifique sur lequel peuvent reposer de semblables
excès, on en arrive à dire que "l'élève, enfant d'homme, doit pouvoir
inventer ce que l'homme a inventé". On s'aperçoit alors qu'on commet la
même erreur que dans l'ancienne pédagogie didactique, celle qui consiste à
considérer l'enfant comme un adulte"[cclxxii]. On voit bien
comment la méthode de redécouverte peut être déviée, c'est ce contre quoi
Lazerges veut se prémunir.
Les conseils qu'il donne insistent sur la nécessité d'initier le
travail des élèves par des faits simples et connus de l'enfant au lieu de
proclamer les règles et les lois d'entrée : le cours doit s'appuyer sur les connaissances
initiales des enfants, de manière à relier les phénomènes aux interrogations
antérieures de l'enfant. Ainsi, dans l'exemple de la mécanique, le professeur
doit commencer par étudier le poids des corps — qui lui est familier —
plutôt que par l'énoncé abstrait des forces et du travail ; de même, pour les changements d'état, l'élève
connaît bien l'ébullition de l'eau, ce par quoi il vaut mieux commencer, et ne
traiter les changement d'états et la vaporisation dans le vide qu'à la fin.
Car, la liaison avec le réel connu de l'enfant est indispensable à cette
nouvelle méthode : il n'est pas question de faire sortir
les lois du néant, à la façon d'un prestidigitateur.
On assiste à un
véritablement renversement des méthodes du professeur, lesquelles implique
aussi un changement dans sa position professionnelle : au lieu d'apparaître
comme le pourvoyeur de savoirs nobles et abstraits, le professeur doit être
capable de faire dire aux enfants ce qu'ils savent. L'image du professeur
érudit s'efface devant celle d'un homme qui aide l'enfant. Tous les professeurs ne sont pas encore prêts à ces bouleversements.
3° Du concret à l'abstrait, une méthode active
Pour que l'enfant soit actif et prenne plaisir à l'effort
intellectuel, il convient, selon Lazerges,
d'aborder ses intérêts spontanés. Selon lui, ce postulat est le caractère
essentiel et commun de toutes les méthodes actives, voire, la définition même
de la méthode. Si l'intérêt de l'enfant est
déjà d'ordre intellectuel, il demeure, en grande partie au moins, d'ordre
intellectuel concret : "Il faut donc
avec obstination aller du concret à l'abstrait."[cclxxiii].
D'où la précaution à prendre quant à la définition du caractère
concret pour
un enfant : "[…] il ne faut pas confondre
le concret de l'enfant et le concret de l'adulte[…] C'est l'éducation que
nous avons reçue qui nous permet de passer inconsciemment, comme par un
mouvement réflexe, du concret à l'abstrait ou inversement ; en sorte que bien
des exercices que nous croyons concrets parce qu'ils évoquent des opérations
matérielles, sont en réalité des abstractions pour des élèves de Seconde
s'ils n'ont pas effectué eux-mêmes ces opérations, ou tout au moins s'ils ne
les ont pas souvent et longuement vu effectuer"[cclxxiv], d'où la
définition du fait concret pour un enfant "Un fait n'est concret pour un enfant que dans la mesure où il le connaît par son expérience personnelle"[cclxxv].
Et Lazerges de conclure : "Ainsi donc, de
l'enfant à l'adulte ; du connu à l'inconnu, par la redécouverte traditionnelle
autant que possible ; et du concret à l'abstrait ; voilà si l'on veut bien,
trois règles naturelles, quand il s'agit du connu de l'enfant et du concret de
l'enfant"[cclxxvi].
A ces mots connu/inconnu, concret/abstrait Lazerges oppose les termes de simple/complexe.
Car souvent, "la règle du simple au complexe qu'on entend parfois
prononcer à la légère n'est jamais apparue, même à l'état de trace, au cours de
notre analyse. Effectivement, elle est contre‑indiquée dans notre discipline au
niveau élémentaire que nous étudions. Elle ne serait concevable que dans un
enseignement dogmatique ; car la démarche qu'elle propose est une démarche d'adulte, on le sait depuis
longtemps (Ferdinand Buisson le faisait déjà observer dans la
première édition du Dictionnaire de
pédagogique (1901), il y a plus de cinquante ans […] )[cclxxvii].
C'est toute la démarche d'enseignement des sciences physiques que l'inspecteur Lazerges met ainsi à plat, pour contrer les
méthodes
dogmatiques jusque-là employées par les professeurs. L'expérience de physique doit perdre son caractère historique et prototypique, pour
acquérir un tour plus naturel, conduit par l'enfant au fur et à mesure de ses interrogations, dans une visée de redécouverte par
lui-même, guidé par ses propres questionnements. Cependant, au-delà de ces
principes, le rôle du maître demeure mal défini. D'ailleurs, Lazerges prévoit que celui-ci fasse encore des
expériences en classe tout en ne pouvant éviter les déviations possibles :
"l'attitude des élèves devant ces expériences est encore inquiétante.
Certes, ils aiment voir des expériences et ils seraient affreusement déçus si
leur professeur n'en faisait pas ; mais c'est en général pour des raisons
étrangères à la physique et à la chimie. Il faut avoir le courage de
s'en apercevoir : nos expériences mettent en jeu des intérêts ludiques beaucoup plus que des intérêts
intellectuels. En particulier, le résultat de l'expérience est pratiquement
indifférent aux élèves ; il ne leur arrive pour ainsi dire jamais de discuter
sa valeur en tant que preuve, et on peut leur passer à cet égard toute la
fausse monnaie[cclxxviii]
qu'on voudra sans soulever de protestations. […] Ces élèves consentant sont un
échec important sur un de nos principaux objectifs. Nous ne serons sûrs de
donner un enseignement expérimental que lorsque nos élèves seront devant
l'expérience en état permanent de rébellion, de rébellion intellectuelle
s'entend."[cclxxix].
Ce texte traduit bien toute l'ambiguïté des recommandations de
Lazerges.
La démarche est présentée dans ses principes mais au niveau de
l'application dans les cours, seules quelques recettes ou commentaires
émaillent ici ou là les pratiques. L'expérience de cours est considérée comme nécessaire : qu'en est-il de la pratique de redécouverte par
l'enfant ? Comment maintenir un "spectacle expérimental" tout en
exigeant un esprit critique ? Il est sûr que ces recommandations, pour
intéressantes qu'elles soient, n'apportent pas véritablement de solutions aux
professeurs. On devine bien que ceux‑ci
vont tenter ici ou là quelques essais, sans résoudre les paradoxes de base, que
sont les expériences de cours — une fois encore, considérées comme
attendues, et donc nécessaires dans les cours. Comment "créer un esprit de
rébellion vis-à-vis de la preuve expérimentale" ? Le professeur devra
improviser, ou laisser faire. La question de la preuve expérimentale demeure en
suspend. Prévoyant les protestations professorales devant la difficulté de
pratiquer la méthode de la redécouverte, Lazerges moralise : "Il est moins pénible de dicter un cours que
d'enseigner ; […] il est moins pénible de ronronner, c'est-à-dire de vivre sur
soi, comme un chat ronronne près du feu, que de rayonner, c'est-à-dire se
donner aux autres. C'est probablement pour cette raison que le cours dicté, qui
est la quintessence des méthodes
dogmatiques, a la vie si dure"[cclxxx].
Pendant vingt ans encore, cette ambiguïté des méthodes actives
va perdurer : le cours de physique — après quelques tentatives d'introduction en travaux
pratiques, que nous envisagerons dans
le chapitre suivant — conserve sa structure traditionnelle. L'expérience de cours, toujours pérenne, introduit la leçon bien que
parfois à mauvais escient : "Il faut des expériences, il faut les choisir,
il faut qu'elles prouvent, il faut qu'elles soient effectuées au cours de
l'exposé et au fur et à mesure qu'il se développe, aux points utiles, et non pas reléguées à
la fin de la leçon, pour être alors exécutées en bloc ou en vrac par le
professeur, quand ce n'est pas par un aide de laboratoire […] Des expériences
ainsi groupées en fin de leçon n'ont, en effet, aucune signification,
puisqu'elles ne sont pas intégrées dans l'exposé et puisqu'elles n'ont pas
apporté au moment voulu la preuve ou l'illustration dont elle étaient
susceptibles"[cclxxxi].
A côte de ce bon usage proclamé de l'expérience, Lazerges dénonce les errements en matière
expérimentale : "Il y a encore […] des expériences qu'on appelle
"expériences manquées". Ces expériences déshonorent notre
enseignement et l'affaiblissent. Elles sont la principales cause de
l'indifférence des enfants vis-à-vis de nos expériences, même réussies. En
réalité, il n'y a pas d'expériences manquées, surtout en redécouverte : une
expériences qui ne prouve pas ce qu'on attendait d'elle reste une expérience,
qui prouve autre chose, et il faut en débattre […] déterminer la cause de
l'échec, et recommencer l'expérience jusqu'au succès, le jour même ou en la
rapportant à la classe suivante."[cclxxxii].
Aussi, peu à peu, une évolution s'amorce : l'expérience s'installe dans le cours. Elle se présente d'abord comme une
expérience dite qualitative, c'est-à-dire, de mise en évidence concrète du
phénomène, conformément à l'exigence de
savoir concret et de connaissance première de l'enfant. Puis, à l'initiative du professeur, des
variations, des mesures et des relevés faits en classe, fournissent des
résultats qui permettent d'énoncer la loi par le professeur. L'expérience est alors dite quantitative
(sous-entendue, expérience permettant la mathématisation).
L'initiative des années 1950 en matière de pédagogique de la
redécouverte n'a pas rencontré un franc succès auprès des professeurs. Il y a fort à parier qu'une
stimulation par la promesse de contrepartie professionnelle aurait pu amener
certains à dépasser l'inertie régnante. L'inspection générale comptait bien
d'une part, sur la bonne volonté professorale comme antidot de la frilosité
enseignante, d'autre part sur l'engagement du professeur au nom de sa vocation au service de l'enfant
et de l'aspect déontologique d'une amélioration de la qualité de l'enseignement
des sciences. Quelques essais ont eu lieu, vite éteints par l'habitude et le
manque de technicité. La redécouverte prétendait mettre l'enfant au cœur de la
démarche, contrairement à la pédagogie traditionnelle de
la transmission des savoirs par le professeur. L'académisme de l'institution a
vraisemblablement gommé cette façon d'appréhender l'enseignement par la
redécouverte. D'ailleurs, même si le mot demeure dans les instructions
officielles de physique de 1957, leur teneur montre déjà une orientation plus
mathématique : "Une méthode de redécouverte se doit, sans
s'appesantir si cela n'est pas utile, d'aborder systématiquement tous les
facteurs possibles. Il est presque
inutile de rappeler que les problèmes
de tous ordres qui s'offriront, dans la vie, à nos élèves, devenus des hommes,
ne seront pas des problèmes résolus, mais des problèmes à résoudre. La loi ainsi découverte et son expression en langage mathématique
seront le couronnement de l'étude et l'occasion d'une contemplation du chemin
accompli pour parvenir à ce sommet.[…] L'enseignement de
la Physique ne fournit pas seulement l'occasion de montrer comment s'opère la
"redécouverte" des faits eux‑mêmes, mais aussi celle de leur
agencement, de leur progression logique, de leur organisation ou de leur
utilisation"[cclxxxiii].
On voit comment,
déjà dans les instructions officielles, la méthode de redécouverte se fond dans les considérations plus
formelles. Il faut par ailleurs, faire remarquer combien cette question
méthodologique de la redécouverte a régulièrement connu de nombreux détracteurs
— les tenants de la méthode axiomatique — tels certains acteurs de la
Réforme Lagarrigue dans les années 1970. Car le malaise qui va alors s'étendre
dans l'enseignement de la physique sera l'occasion d'un sursaut par les sociétés savantes
scientifiques, initiant alors une nouvelle Réforme des sciences physiques.
III. Expérience et modèles explicatifs dans la Réforme Lagarrigue
Durant les 20 années qui suivent la publication des textes sur
la redécouverte en physique et la prise en compte de l'activité de l'élève au cours de
l'apprentissage, il revient aux professeurs de mettre en application cette nouvelle méthode.
Peu d'entre eux, pourtant, s'y consacrent : la plupart des professeurs
continuent de dispenser, devant des élèves passifs, un enseignement fondé sur
la démonstration expérimentale. Ils se réclament, en effet, d'une physique
toujours expérimentale, même s'ils ont souvent conscience du caractère trop
artificiel des expériences qu'ils proposent. L'inspection générale rappelle
pourtant l'importance des expériences initiales de la vie courante, et diffuse
aux nouveaux professeurs le texte alors emblématique de Lazerges tenant lieu de
ligne de conduite à tenir[cclxxxiv]
: "La connaissance confuse qui est la base de la redécouverte est le plus
souvent d'ordre expérimental. La vie quotidienne fournit ainsi un très grand
nombre d'expériences, des expériences gratuites […] autrement spectaculaires et
probantes que bien d'autres réalisées dans nos amphithéâtres. Ces faits doivent
être évoqués dans l'enquête liminaire de la méthode naturelle[cclxxxv], puisqu'ils
constituent le connu ; mais les expériences que nous réalisons, ou que les
élèves réalisent, permettent apporter ce connu dans nos murs, pour expérimenter
sur lui, en ramenant au besoin à l'échelle de l'amphithéâtre ou de la salle de cette grande expérience que la nature ou la vie quotidienne nous donne."[cclxxxvi]. En réalité,
chaque nouvelle partie du programme comportait une brève allusion à la vie quotidienne, sorte
d'introduction pour étonner. Ainsi, en optique, la réfraction était introduite
par le baton qui a l'air cassé Cet nouvelle conception de la pédagogie des
sciences aurait réclamé une formation continue systématique des professeurs,
tant l'écart entre les exigences et l'habitude était grand. Or, même au niveau
de l'année de préparation du CAPES (certificat d'aptitude au professorat de
l'enseignement secondaire) pratique, on ne trouvait trace chez les conseillers
pédagogiques de la méthode de la redécouverte. Les seules occasions d'entendre
parler de cette rénovation étaient les journées dites pédagogiques, menées par
l'inspecteur général ou l'inspecteur pédagogique régional : journée symbolique,
sorte de petite messe où les conseils étaient proférés sans discussion
organisée. La conviction tenait lieu de formation.
La limite est ténue entre l'expérience nécessaire et l'expérience alibi. Les professeurs ont d'ailleurs souvent conscience de mener une caricature
expérimentale en cours, leurs expériences servant de prétextes, ainsi que le
raconte Cesbron dans Notre prison est un royaume : "Dès la rentrée le garçon
s'était pris de passion pour le briquet à air, la machine pneumatique et tous
ces instruments ténus et précieux, faits de bois verni, de verre, de cuivre,
qui servaient en classe de physique à montrer des évidences. Sa vocation fut foudroyante […]
Ah ! Prouver la pesanteur des objets, la chaleur de l'eau bouillante, la
fraîcheur de la glace […] Poser, après mille
préparatifs, un objet sur un plan incliné et le voir rouler comme prévu […]
C'était dit : il serait professeur de sciences physiques"[cclxxxvii]. Et
Lazerges,
qui fait cette citation, de rappeler aux professeurs qu'il faut absolument ne
pas faire d'expériences dont le résultat est déjà connu des enfants.



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