2. De la bifurcation à l'enseignement spécial : affirmation du caractère à la fois expérimental et pratique de l'enseignement des sciences physiques
La lourdeur de l'enseignement est mise en cause
par la réforme de la bifurcation à la moitié du siècle (1852) : la
création d'une filière spécifique donne toute leur place aux sciences. Pour la
première fois, il est possible à un élève de la filière scientifique, de passer
directement le baccalauréat ès sciences, lequel était précédemment soumis à
l'obligation de réussite au baccalauréat ès lettres. Désormais, le baccalauréat
ès sciences est exigé à l'admission de toutes les écoles, sauf l'École navale,
et les programmes de
concours sont obligatoirement tirés de ceux des lycées. En même temps qu'un
changement d'organisation de l'enseignement, les responsables veulent modifier
les pratiques enseignantes, et plus particulièrement, les méthodes des professeurs. La question du rapport abstraction / expérience en sciences expérimentales est officiellement posée.
Fortoul, ministre de l'instruction publique et des cultes aux débuts du Second
Empire, réunit une commission à laquelle participent Dumas, Thénard et Le Verrier. Les deux premiers sont de grands chimistes ; Le Verrier (1811 - 1877) est
astronome et polytechnicien. Tous trois sont professeurs à la Faculté des sciences
de Paris, et prennent activement part aux questions d'enseignement. Le baron
Louis Jacques Thénard (1777 - 1857), connu comme
défenseur de l'aspect expérimental des sciences physiques est, de surcroît, intéressé par les
applications industrielles de la chimie. Il rejoint le Conseil royal en 1830 et veille alors au bon équipement
des laboratoires par de nombreuses circulaires. On lui doit l'aménagement et le
développement des cabinets de physique dans les lycées. Jean‑Baptiste
Dumas (1800 - 1884) donne ses
premiers enseignement de chimie générale à l'École centrale dont il est l'un
des membres fondateurs. Docteur en médecine et docteur es sciences, il devient
adjoint de Thénard dès 1836. Élu comme doyen de la faculté des sciences de Paris de
1842 à 1850, il se consacre à l'administration et à l’inspection
générale en même temps qu'il accède à la vice‑présidence du Conseil supérieur
de l'Instruction publique, poste qu'il occupera jusqu'en 1864. Son influence
sera déterminante pour la définition d'un nouvel enseignement scientifique,
puisqu'il rédige la plupart des instructions officielles. Sa conception de
l'enseignement s'inspire des caractères fondamentaux suivants :
l'enseignement doit être élémentaire, expérimental, appuyé par une démarche historique et ouvert sur
la vie quotidienne et la pratique. Son rapport sur l'enseignement scientifique
remis dès 1847 à la demande du ministre de l'époque, Salvandy, fait déjà apparaître les grandes directions de sa pensée :
"La Faculté pense que la physique, la chimie, les sciences naturelles
doivent être enseignées dans les collèges à un point de vue tout à fait usuel.
Il s'agit de donner une idée juste de toutes les parties essentielles de ces
sciences, une explication suffisante des phénomènes
naturels que l'élève est dans le cas d'observer, une connaissance claire des objets ou
appareils qui passent sans cesse sous ses yeux ou dans ses mains et non pas
seulement une exposition dogmatique de la théorie. …(La Faculté) est sûre que l'enseignement des sciences physiques ou
naturelles l'a été (faussé) à son tour, pour les mêmes élèves (qu'en
mathématiques) par les résultats du concours général, où l'on a obtenu, sur des
questions trop spéciales et trop abstraites, des succès qui ont pu faire
illusion.… L'enseignement de la physique, par exemple, devenant de plus en plus
abstrait, le nombre des élèves qui le suivent d'une manière efficace a toujours
été diminuant, surtout pour la classe de mathématiques spéciales. (…) On a, il
est vrai, amélioré l'enseignement [en classe de mathématiques élémentaires],
mais il reste encore du bien à faire dans le même sens. Il faut rendre à ces
études leur caractère. Elle doivent être calculées pour la masse des élèves, et
il importe pour atteindre ce but de les faire rentrer dans un ordre d'idées
plus expérimental et plus pratique ; de les fonder sur une exposition de
la marche même des découvertes ou des inventions, de les appuyer toujours sur
des faits ou des expériences nombreuses, bien enchaînées et bien exécutées…
[Car] il faut bien le dire, la physique, la chimie, l'histoire naturelle,
enseignées sans manipulations, sans l'examen attentif des objets réels qu'elles
apprennent à connaître, sont des études stériles… L'objet philosophique de ces
études est entièrement perdu de vue, quand on veut en faire des sciences de
pure spéculation, et qu'on adresse à la mémoire de l'élève leurs formules générales ou leurs
classifications. Outre que les sciences physiques et naturelles apprennent à la
jeunesse une multitude de faits considérables pour la connaissance de soi-même
et celle de la nature entière, elles ont encore
ce caractère particulier, qu'elles l'initient largement, quand elles sont bien
enseignées, à la connaissance de l'art d'observer, de l'art
d'expérimenter."[i]
Aussi, pour la première fois en 1854, des
instructions officielles sont publiées. En réaction contre l'enseignement
surchargé et trop mathématisé des lycées, et que certains jurys de concours
imposent en aval, notamment celui de l’École polytechnique, les textes
officiels conseillent : "Bornez votre enseignement ; loin de
vous engager par delà du programme, restez plutôt en deçà. Mais quand vous faites une expérience fondamentale analysez‑en les conditions essentielles avec soin
; faites-en bien ressortir les conséquences immédiates […] Défiez-vous des
exposés abstraits […] Ce sont les faits qui ont servi de point de départ à
toutes les découvertes […] ; ce sont les faits qui la guideront encore dans
l'avenir [.…] dans l'exposition des grandes théories, on ne saurait trop
recommander aux professeurs de marcher du connu à
l'inconnu. Ils donneront pour base à leurs leçons, en pareil cas, une idée ou
un fait familier aux élèves, vulgaire s'il se peut, et ils en feront sortir
devant eux, par voie de déductions, en justifiant celles-ci par des expériences
appropriées, toutes les conséquences que la science en a tirées. Tous ce qui
tend à confondre l'étude des sciences physiques avec les observations et les notions de
la vie commune doit être saisi avec empressement [.…] On ne saurait donc trop
recommander aux professeurs de physique de commencer l'exposition
de toutes les grandes théories par un précis historique très fidèles, et, au
besoin, par l'exacte reproduction de l'expérience d'où l'inventeur est parti.
Ils n'oublieront pas que la physique est une science expérimentale, qui tire
parti des mathématiques pour coordonner ses
découvertes, et non point une science mathématique qui se soumettrait au
contrôle de l'expérience"[ii]
La physique ainsi enseignée doit être
plus pratique, ouverte sur la vie, montrée avec des appareils simples et
familiers. Le souci du caractère pratique doit se concrétiser dans la
présentation des résultats expérimentaux. Qu'il s'agisse de résultats, de
coefficients de dilatation, etc…, on trouve en effet, régulièrement avant 1850,
un nombre de chiffres significatifs impressionnant, qui renforce de fait, l'aversion
des élèves pour la physique. Les instructions de 1854 souhaitent que les
nombres ne rebutent plus et soient
présentés "dans ce qu'ils ont de pratique et en rejetant ce qui est
luxe et de pure curiosité scientifique"[iii].
Enfin, avec les Saint‑Simoniens, Napoléon III pense que le progrès industriel est la première condition du
progrès social, d'où l'intérêt de faire place aux applications de la vie
quotidienne. A l'instigation de Dumas, Fortoul explique que la science,
sans perdre de sa dignité, peut descendre à l'explication des pratiques les plus
usuelles des arts, de l'hygiène et même de l'économie domestique. La science
enseignée s'inscrit dans l'utile, ce qui, après les tentatives avortées du
XVIIIe siècle[iv],
rompt avec la nature désintéressée et abstraite
qui la caractérisait jusqu'alors. Ces nouvelles instructions ont pour
conséquence l'apparition dans les manuels et les cours, de descriptions
d’objets techniques et d'applications de la science. A partir de la deuxième
moitié du siècle, ces descriptions s’ajoutant ainsi aux descriptions
d'instruments et de dispositifs
expérimentaux habituels, il en résulte un accroissement considérable des
ouvrages, ainsi qu'une surcharge importante des programmes.
Dès 1859 la bifurcation est remise en cause devant
l'hostilité quasi générale des parents et des enseignants. Pour Bertrand, membre de l'Institut et mathématicien, l'affaiblissement des études
scientifiques — sous‑entendu des études mathématiques — est une conséquence certaine de la bifurcation "les
résultats des examens du baccalauréat, les réponses des élèves dans les classes
des lycées et la lectures des compositions du concours général donnant des
résultats trop concordants pour laisser aucune place au doute"[v].
Il incrimine, à mots couverts, le temps qu'il juge trop long, consacré aux
sciences physiques et qui manque à
l'enseignement mathématique : "Ces sciences sont étudiées aujourd'hui
avec le même soin que les mathématiques et les élèves y attachent une
importance égale, mais le champ étant beaucoup plus vaste, les résultats
obtenus ne sont pas comparables [à ceux obtenus en mathématiques] […] on peut
se demander si, pour la plus grande partie des élèves, une ignorance complète
ne serait pas préférable aux notions confuses qu'ils ont acquises […] Je vous
avoue que pour moi je me trouverais en désaccord complet avec les idées qui ont
inspiré le plan d'études actuel […] je crois qu'un jeune homme de dix huit ans
peut sans inconvénient ignorer complètement un grand nombre de choses que l'on
cherche à lui apprendre aujourd'hui."[vi].
En 1890, Zevort directeur de
l'enseignement secondaire résumera la situation : "C'était une
conception fausse des besoins de la grande majorité de la clientèle scolaire
que celle qui consistait à imposer les mêmes études aux aspirants à l’École
polytechnique et à la masse qui réclamait un enseignement plus pratique et
moins élevé"[vii].
L'expérience de la bifurcation prenant
fin, la question de la formation courte, sans latin et de niveau moyen, pour
futurs travailleurs de l'industrie, du commerce ou de l'agriculture, réapparaît[viii].
En 1865, Victor Duruy publie un plan d'études,
ainsi que des programmes et des méthodes particulières à l'enseignement spécial secondaire qu'il vient de
créer. Cet enseignement secondaire spécial parallèle à l'enseignement classique
s'en veut différent, non seulement par l'absence du latin, mais par ses méthodes qui doivent être autres. Il doit dégager un
esprit nouveau qui développe chez l'élève un esprit propre à embrasser les
professions jusqu'alors occultées par l'enseignement secondaire, sans qu'il
s'agisse d'une véritable préparation professionnelle. Les sciences y sont donc
enseignées autrement. Pour la première fois, un enseignement des sciences
repose sur une approche pratique, la théorie n'étant plus au centre des
cours. On mène les élèves au laboratoire de chimie pour faire des
manipulations, sur le terrain pour le levé des plans, dans la campagne pour
étudier certaines cultures, dans les usines pour voir fonctionner des
appareils. La présidence de Jean‑Baptiste Dumas à la commission mise sur
pied pour "s'occuper d'une branche de l'enseignement public placée au‑dessus
de l'instruction primaire et qui viendrait la continuer parallèlement avec
l'instruction secondaire donnée par les collèges et les lycées" n'y est
sans doute pas pour rien[ix].
Le formalisme n'apparaît pas comme tel
dans ce nouvel enseignement.
Celui-ci connaît ainsi un grand succès, surtout
hors des grands lycées parisiens qui se consacrent principalement à la
préparation aux concours des écoles du gouvernement. Cependant, le profil à la
fois professionnel et secondaire de ce nouvel enseignement apparaît comme une
contradiction devant favoriser son évolution. Se rapprochant tant par ses
programmes que par ses méthodes, de l'enseignement classique — lui-même contesté — on assiste alors vers la fin du siècle,
à une fusion dont résulte finalement un enseignement moderne en 1890.
3. L'encyclopédisme et la question des méthodes remis en cause
Toutes ces transformations de l'enseignement
secondaire n'en demeurent pas moins seulement structurelles. En particulier,
les anciennes méthodes perdurent, y compris dans les enseignements
scientifiques qui continuent à être centrées sur la mémoire. Les
recommandations sur les modalités de l'enseignement scientifique sont
ambiguës : le professeur, méthodique dans ses leçons, doit ou bien adopter
une démarche déductive [la loi d'abord], soit s'appuyer
sur une expérience, "il doit, par l'intérêt des choses enseignées, communiquer à
[l'élève] la curiosité scientifique et, par l'exemple du vrai, développer en
lui, s'il en a le germe, l'esprit d'invention. L'enseignement scientifique,
bien compris, donne donc tout à la fois, le savoir, la discipline et
l'éveil"[x].
Aucune méthode d'enseignement n'est
clairement affichée, laissant toute initiative au professeur, lequel, s'il
s'agit d'un professeur de l'enseignement classique, maintient une pratique
traditionnelle, ignorant délibérément
celle qui, du fait quotidien va à la découverte des phénomènes. Les
conseils donnés avec les programmes sont éloquents : " à la
démonstration des vérités scientifiques,
le professeur rattachera à l'occasion l'exposé des méthodes et l'histoire des
découvertes"[xi].
La démarche est démonstrative, et donc, principalement déductive. La méthode de découverte,
facultative, ne donne lieu qu'à un exposé accompagné d'un point de vue
historique. L'enseignement méthodologique de la physique ne s'inscrit plus dans une
approche pratique, mais dans la "logique de la science"[xii],
formulation qui n'est pas sans rappeler une branche de la philosophie : "C'est pour cette même raison d'éducation générale de
l'esprit… que par là [l'approche logique de la science] le professeur de
sciences peut relier ses leçons à celles des professeurs de lettres, d'histoire, de
philosophie.… Tout en exposant les lois et l'évolution de la nature, les lois et les progrès de l'esprit humain, il collabore à sa manière
à l'enseignement de l'histoire des humanités."[xiii].
Ainsi l'enseignement moderne est ramené dans le giron de l'enseignement
classique.
Les cours s'en trouvent ainsi alourdis, centrés
sur la mémoire, renforçant l'impression de fatigue des élèves. Ceux-ci doivent
retranscrire la leçon sur un cahier : pratique qui rejoint celle générale de la
rédaction de cours. La description prend le pas sur la compréhension et le
raisonnement. Quant aux élèves se spécialisant en sciences —le plus
souvent, en mathématiques, seule matière valorisée aux concours d'entrée dans les écoles du
gouvernement — ils étudient toujours une physique mathématisée, où le
phénomène fait place à la précision
des instrumentsde mesure, aux formules des dilatations, de
l'électricité statique, de l'électromagnétisme et de l'optique et ses lois. Les
exercices numériques presque inexistants au début du siècle, apparaissent
progressivement, sans toutefois atteindre la forme de problèmes à plusieurs questions. L'importance des mathématiques à cette époque,
est surdéterminante dans les concours et les programmes des Écoles de
gouvernement. Il s'en suite que les mathématiques constituent encore la clé de
l'apprentissage en "haute" physique. Dès lors, leur présence est
incontournable quand il s'agit de formation des futures élites. Il faut, en
outre, remarquer que les lois et formules sont données telles quelles, sans participation
de l'élève , d'où la nécessité pour lui, de retenir tout par cœur. Le volume
des connaissances va augmentant, de même que le nombre des pages des traités
qu'utilisent les élèves et dont rend compte le tableau ci-après [xiv]..
Un simple Précis pour la préparation aux concours, comme le Précis de physique de Fernet en 1868, ne comporte pas
moins de 300 pages. On comprend les nombreuses critiques de la fin du siècle
sur la lourdeur des programmes. Si l'on s'en rapporte aux ouvrages de Ganot, l'encyclopédisme confine bientôt à la démesure. L'effort de mémoire
s'accroît à tous les niveaux, et l'encyclopédisme des programmes entraîne
sa surcharge, d'où une fatigue des
élèves et leur démotivation.
|
Nom
de l'auteur
|
Année
de parution
|
Nombre
de pages
|
|
Boutan
et d'Alméïda
|
1862
|
783
|
|
Ganot
|
1851
|
648
|
|
Ganot
|
1863
|
824
|
|
Ganot
|
1884
|
1116
|
|
Pinaud
|
1851
|
455
|
|
Focillon
|
1868
|
500
|
|
Focillon
|
1890
|
570
|
Évolution du nombre de pages de certains traités de
physique expérimentale de 1862 à 1890
Lippmann, membre de l'Académie des sciences et professeur de physique à la
Faculté des sciences de Paris, affirme que la curiosité scientifique des
étudiants arrivant à la Faculté ne cesse de diminuer, et attribue cette baisse
"à l'erreur de principe [que constitue] l'esprit d'érudition, c'est‑à‑dire
à l'abus de la mémoire [.…] les jeunes gens au lieu de s'arrêter de temps en
temps pour bien s'assimiler à fond […] continuent de travailler en effleurant
seulement les matières, sans en garder un souvenir durable […] ils ont accumulé
des phrases, des réminiscences et ils finissent par ne rien savoir du
tout ; finalement l'incuriosité, le dégoût, quelque fois l'horreur de tout
ce qui ressemble à un enseignement."[xv]
Ces propos valent autant pour l'enseignement classique que pour l'enseignement
moderne.
De même, avec une autre argumentation,
l'encyclopédisme est dénoncé par Darboux, membre de l'Académie des sciences et doyen de la Faculté des sciences
de Paris : "la situation actuelle trouve son origine dans le
développement d'une foule de branches successives ajoutées à l'enseignement
secondaire […] on a introduit successivement dans le plan d'études les
sciences, l'histoire, les langues vivantes, la philosophie […] accumulation de
connaissances[…] propre à dégoûter de toute étude"[xvi]. On retrouve dans
ce propos, les arguments déjà mentionnés par Bertrand, à propos de la bifurcation, lesquels allaient dans le sens d'un
retour à l'ancien plan d'études où les mathématiques avaient un poids plus
important parmi les matières autres que les lettres.
En sciences physiques, Fernet, ancien professeur de sciences physiques et inspecteur général de
l'Instruction publique considère que "pour la physique, par exemple, il n'est pas douteux qu'on puisse les (les programmes)
alléger beaucoup. Certains paragraphes de ces programmes sont restés à peu près
ce qu'ils étaient il y a cinquante ans ; d'autres sont devenus pires, en
ce qu'on a conservé tout ce qui y était, et qu'il a fallu y ajouter, pour tenir
compte des progrès de la science. Il faudrait en retrancher tout ce qui n'a
qu'un intérêt purement historique, ou purement théorique"[xvii].
Enfin, selon
Berthelot [1827 - 1907], secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences, ancien ministre de l'Instruction publique
[1886], inspecteur général de l’enseignement supérieur pour les sciences [1876]
et vice‑président du Conseil supérieur de l'Instruction publique pendant de
nombreuses années, la différenciation classique‑moderne ne serait pas
convenablement mise en œuvre du fait de la cohabitation de leurs enseignements
dans les mêmes établissements, ce qui serait une erreur[xviii]. Car, d'une
part, la taille des établissements devient excessive "quand dans un lycée il y a 1 200
internes, sans préjudice de plusieurs centaines d'externes, il est encombré […]
il est impossible de faire autre chose que de suivre la tradition […] [dans ces
conditions] les directeurs sont dans l'impuissance de faire aucune réforme ni
innovation profonde, ou de transformer l'organisation générale de leur
établissements"[xix].
D'autre part, parce que "Ces maux ont encore été aggravés par
l'institution de l'enseignement moderne […] or il est à peu près impossible de
pratiquer dans le même établissement plusieurs méthodes d'enseignement"[xx].
Berthelot considère en effet, que
cette proximité a fait tendre les deux types d'enseignements vers "une
même uniformité de routine" entraînant une similitude des méthodes, alors
qu'une "variété de méthodes aurait dû exister entre ces deux différents
enseignements… [nécessitant] de consacrer à l'enseignement moderne, des
établissements absolument séparés de ceux de l'enseignement classique"[xxi].
Le statut de l'enseignement moderne est contesté. Aux difficultés
d'enseignement des disciplines s'ajoutent celles de la concurrence des
enseignements classiques et modernes. Double dualité pour l'enseignement de la
physique que celle de la
formalisation opposée à la physique
qualitative, et celle d'un enseignement moderne concurrent de celui des
latinistes humanistes.
D'où l'opinion de ceux qui voient en
l'enseignement moderne un enseignement jugé trop théorique. Ainsi Pruvost, ancien professeur de mathématiques et inspecteur général de
l'Instruction publique, voit dans cette évolution trop théorique de
l'enseignement moderne, l'une des causes de la désertion des élèves, les
enseignements devant être, selon lui, adaptés aux conditions locales :
"On a donné à cet enseignement (moderne], un caractère plus théorique que
pratique ; je crois que c'est un malheur (…] A Brest, quand on a substitué
l'enseignement à l'enseignement spécial, les classes de seconde et de première
moderne ont diminué considérablement. Pour en assurer le recrutement, on a dû
recréer au lycée un enseignement absolument
pratique ; en particulier on a installé des ateliers. En effet, la plupart
des élèves de seconde et de première moderne se destinent à entrer dans les
mécaniciens de la flotte, et le programme des examens comprend le
travail du fer. A Lyon, la classe de première n'est pas très peuplée, parce que
les élèves la quittent pour entrer dans des maisons où on prépare à l'industrie
lyonnaise. A Rouen il en est de même, ainsi qu'au Havre : "les élèves vont
dans des maisons où on les prépare au grand commerce d'outre‑mer (.…] Je crois
qu'il y aurait avantage (…] à varier les programmes, suivant les localités, à
partir de la classe de seconde et à les rendre plus pratiques"[xxii].
C'est en fait toute l'ambiguïté entre un enseignement secondaire à vocation
scientifique, et un enseignement technique à destination professionnelle.
Berthelot propose de reconsidérer
l'enseignement moderne, position qu'il va défendre avec ardeur, d'autant plus
que sa position de chimiste accompli et reconnu plaide en faveur de
l'enseignement expérimental. Ce chimiste, d'abord nommé préparateur au Collège
de France a mené durant une dizaine d'années des recherches sur la chimie organique au terme
desquelles il soutient à la fois une thèse de chimie sur les synthèses
organiques (1854], et une thèse de pharmacie (1858][xxiii]. Chimiste
infatigable, il parvient en dépit de l'opposition de Pasteur à obtenir une chaire de
chimie organique au Collège de France, organisant ainsi et développant cette
jeune discipline[xxiv].
Berthelot voudrait donc, à travers
de nouvelles méthodes, faire de l'enseignement moderne un enseignement secondaire à
vocation scientifique, égal en prestige à l'enseignement classique. L'une des
conditions serait "(d'imprimer à] l'esprit de l'élève une direction
nouvelle assujettie à des méthodes auxquelles la culture classique n'a pas
façonné les esprits… (que l'élève] soit intéressé et qu'il ait fait un travail
d’assimilation personnelle… (et que pour cela] la pratique des cours soit
interdite car c'est le moyen d'enlever aux enfants toute initiative… . En
faisant travailler leur esprit, vous (aurez] atteint le but."[xxv].
La conséquence pour lui, serait de supprimer le détail des programmes pour
laisser libre cours à l'initiative individuelle du professeur et de l'élève. On
pourrait y voir, en quelque sorte, un retour aux anciens cours des écoles
centrales où chaque professeur était censé construisait son programme.
Ces opinions successives traduisent, en fait, les
ambiguïtés de la mise en œuvre de
l'enseignement moderne et du malaise de l'enseignement secondaire. A celles-ci
s'ajoutent, à la fin du siècle, des demandes sociales auxquelles — du fait
de leur grande diversité — l'enseignement secondaire ne répond plus. Ainsi, les
études classiques, fréquentées par la vieille bourgeoisie aisée pour accéder
aux carrières libérales et aux fonctions publiques, ne répondent plus ni à
l'attente de la nouvelle bourgeoisie industrielle et commerçante, ni à
l'avènement d'une démocratie plus utilitariste[xxvi].
La nouvelle clientèle de l'enseignement moderne, autrefois portée à
l'enseignement secondaire spécial, ne trouve pas dans l'enseignement moderne la
culture instrumentale scientifique qu'elle recherche, alors qu'elle rejette
celle, trop littéraire, de l'enseignement classique qui ne lui convient pas.
Les pédagogues réformateurs défendent l'ouverture au monde de l'enseignement
secondaire et prônent de nouvelles méthodes fondées sur l'approche
expérimentale au détriment du formalisme théorique. Ces contradictions sont ressenties par tous.
L'identité de l'enseignement secondaire est en cause. De nombreux débats
jalonnent la dernière décennie du siècle, annonçant l'importante réforme de
1902, réforme qui constitue pour l'enseignement de la physique un tournant majeur.
4. La réforme de 1902 : pour un enseignement expérimental fondé sur une logique positiviste.
Avec la réforme de 1902, la place des sciences
augmente dans le plan d'études. Mais le principal changement apporté par la
réforme réside dans le nouveau rôle que l'on veut faire jouer aux sciences
expérimentales. L'idée centrale est d'adapter le système secondaire à la diversité
du monde moderne ouvert sur la démocratie. Le tableau ci‑après rend compte de
la nouvelle distribution des horaires : contrairement au siècle précédent
où la physique n'intervenait que dans la
classe terminale, toutes les classes à partir de la seconde reçoivent un
enseignement de physique, et ceci, dans toutes les sections.
Répartition des horaires de
sciences physiques par section,
par classe, et par semaine, dans le second cycle des lycées
Toujours attaché à l'humanisme, le but de l'enseignement
secondaire est la formation générale de l'homme en le préparant à la vie, non
pas la vie pratique, ni l'exercice d'un métier — car cet enseignement doit
tendre à donner principalement des qualités de méthode et de jugement. Ainsi, ira‑t‑on
vers la vie plutôt que l'érudition, vers l'éducation de la pensée, plutôt
qu'une initiation aux procédés spéciaux du métier[xxvii].
Les moyens de parvenir à la mise en œuvre de ces objectifs s'inscrivent dans le
contexte intellectuel de chaque époque.
A la fin du XIXe siècle se développe un courant
d'idées, évocateur du siècle des Lumières, selon lequel l'enseignement est
autre chose qu'une transmission de savoirs théoriques. La question de
l'encyclopédisme est déplacée au profit de la formation de l'esprit :
"[il faut] faire connaître aux esprits toutes les diverses attitudes
mentales qui sont nécessaires pour qu'ils soient prêts à aborder un jour les
diverses catégories de choses. C'est à cette condition que la culture
encyclopédique n'impliquera aucun surmenage et aucune surcharge"[xxviii].
Ainsi, "[le] but [de toute éducation] doit être de faire de chacun de nos
élèves non un savant intégral, mais une raison complète"[xxix].
La culture générale n'est plus l'apanage des humanités mais s'étend à une
formation d'esprit par les langues, la culture scientifique, la culture
historique[xxx].
Une nouvelle forme d'humanisme prend forme,
conception élargie de l'honnête homme que défendent les universitaires
républicains de la Nouvelle Sorbonne porteur des valeurs du positivisme de la
fin du siècle. De plus, la nécessité de former les futurs scientifiques de l'enseignement
supérieur et de l'industrie, tous les deux en plein essor, suppose la formation
de spécialistes en sciences.
Finalement, qu'il s'agisse de culture générale ou
de formation scientifique, l'unanimité va se faire sur l'importance des méthodes comme base de l'enseignement secondaire. Celles‑ci doivent assurer la
modernité de l'enseignement secondaire, car "un enseignement qui ne serait
pas moderne par la substance et par l'esprit deviendrait un péril
national"[xxxi].
Louis Liard, directeur de l'enseignement supérieur jusqu'en 1902, affirme ainsi la
dualité de la culture idéale et considère que "les études scientifiques
doivent comme les autres, contribuer à la formation de l'homme. Ainsi les
sciences participent à la culture générale par l'importance de leurs méthodes,
ouvrant aussi bien sur une formation d'esprit que sur une compétence
spécifique : "nous voulons que [les élèves] soient munis de
connaissances positives et qu'ils n'aient pas appris à comprendre seulement pour
exprimer, mais surtout pour agir"[xxxii].
Les sciences physiques offrent pour cela, un
caractère réaliste qu'il convient de réhabiliter dans les études : "On ne
saurait donner aux sciences physiques une trop grande place dans l'éducation
scientifique de la jeunesse française. Ce pays, qui est surtout de génie
idéaliste et déductif, a besoin d'un grand bain de réalisme."[xxxiii]
Cette référence au concret va de pair avec le projet
positiviste organisant la réforme : aller des faits à l'abstraction, démarche considérée comme
caractéristique des sciences physiques,
auxquelles on reconnaît un double mérite. Celui d'apporter, d'une part, l'idée
de vérité positive, c'est-à-dire du fait expérimentalement constaté, et d'autre
part, l'idée de loi naturelle par la mise en
relation des faits entre eux. Un bénéfice supplémentaire avoué est
l'élimination de la subjectivité, un autre plus implicite, celui de ne plus
soumettre les esprits à des lois naturelles supérieures, sous‑entendu, divines :"Le
savoir positif nous amènera à construire un système rationnel d'action et une
morale indépendante de toute hypothèse métaphysique"[xxxiv].
Il s'agit donc, finalement, de rectifier le
système d'études, dominé à la fois
par un enseignement littéraire privilégiant les textes anciens et par un excès
de formalisme dans l'enseignement des
mathématiques. De plus, la nécessité de rompre avec les méthodes déductives employées jusqu'alors autant en physique qu'en mathématiques
s'impose. Pour la première fois, une telle façon d'enseigner, autre que celle,
dogmatique et historique, défendue en 1852 par Fortoul est envisagée, et des
exercices pratiques créés[xxxv].
Avec la méthode inductive, une nouvelle physique fondée sur une logique scientifique est ainsi
mise en place.
Les instructions officielles qui accompagnent les
programmes sont l'œuvre de lalatin sous‑commission des sciences physiques de révision des programmes, nommée à la
demande de la commission Ribot. Celle‑ci est composée de quatre physiciens
membres de l'enseignement supérieur — Henri Abraham, Jean Perrin et Jules Violle de l’École normale
supérieure, Paul Janet de la Faculté des Sciences
de Paris — de deux chimistes de la Faculté des Sciences de Paris —
Albin Haller et Edouard Péchard— et de deux inspecteurs généraux de
physique[xxxvi],
Gabriel Joubert et Lucien Poincaré.
Si le contenu des programmes demeure sensiblement
le même qu'avant la réforme, on doit signaler que leur progressivité dans la
section scientifique constitue un changement heureux. Mais l'innovation la plus
spectaculaire est la nouvelle conception qui préside à cet enseignement. En
rupture avec les conceptions antérieures, la sous‑commission propose une
approche réellement expérimentale de la physique et de la chimie, cohérente en cela avec la sous‑commission de mathématiques. Le souci d'une unité de méthodes sous‑tend les options prises dans l'aide que les disciplines sont
appelées à se donner.
L'instauration des exercices pratiques de physique constitue l'innovation
majeure dans la mise en œuvre d'une véritable physique expérimentale[xxxvii].
C'est une physique inductive et immédiate qui est recommandée, pour
un enseignement à la fois élevé, simple et très pratique qui permet d'éviter
les développements mathématiques et de recourir en priorité
à l'expérience. Ainsi, cherche-t-on à induire la loi, celle‑ci apparaissant
alors comme détachée des dispositifs anciens qui l'ont fait découvrir. Sa
mathématisationrenvoie d'abord à un aspect graphique, représentant privilégié de la
loi naturelle. Le graphique, cet outil nouveau dans le cours de physique,
transforme la description du phénomène en une mise en relation
des faits. Vivement recommandé pour son caractère empirique et abstrait, le
graphique supplante, pour la première fois, le formalisme tant décrié[xxxviii].
La formalisation mathématique devient
adaptée à l'objet de la physique. C'est un premier essai de rapprochement des deux disciplines au
service de chacune d'entre elles. Tout le XXe siècle s'appuiera sur cette
approche, prônant désormais la méthode inductive pour un enseignement
expérimental de la physique. Des réformes de la deuxième moitié du siècle
tenteront d'en aménager la conception, voire d'en modifier la vision. Mais dans
la pratique, nombreux seront les professeurs au XXe siècle, qui feront
leur, ce modèle d'enseignement en
physique, avec toutes les déviations évoquées en introduction de ce travail.
Les rapports de l'expérience et de la mathématisation seront au cœur des
difficultés, mais avec elles, se posera finalement la question des méthodes
d'enseignement et celle de l'apprentissage.
Chapitre 2. - Mythe et réalité : la place de l'expérience dans le cours de sciences physiques
I. Apparition de l'expérience dans le cours de physique
1. L'enseignement de la physique dans les collèges de l'Ancien régime
Dans les collèges de l'Ancien régime, les cours de
physique relèvent d'un enseignement
de philosophie qui dure deux ans et
comprend logique, éthique, métaphysique, physique[xxxix].
La physique, traitant des corps naturels, est considérée tantôt comme une
science particulière donc inférieure — elle précède alors la métaphysique,
couronnement des études de philosophie — tantôt, à l'inverse, comme au XVIIe siècle, on considère
qu'elle "permet de comprendre des concepts très généraux comme acte,
puissance ou essence dont on fait constamment usage dans toutes les
sciences"[xl],
elle est alors portée à la fin des études de philosophie. Une évolution lente
se dessine : à l'ordre fondé sur la hiérarchie des matières succède celui
commandé par leur fonction. La physique peut être alors étudiée plus longuement
ou de façon plus indépendante, d'où son éloignement possible de la métaphysique.
La classe de physique n'est fréquentée que par
une minorité d'élèves, destinés en général à la cléricature ou à la
médecine qui nécessitent un parcours complet du cursus de philosophie. Or, la philosophie paraît superflue aux familles, celles‑ci étant
plutôt favorables aux humanités. Aussi, les élèves voulant étudier la physique choisissent plutôt les
séminaires pour gagner du temps, ce que déplore par exemple, le prévôt de
Lyon : "Leurs classes [des collèges] de logique et de physique sont
désertes. On enseigne la philosophie en un an au séminaire ; et c'est ce
qui y attire la foule des écoliers, qui ne cherchent qu'à avoir bientôt expédié
leurs études"[xli].
Il en résulte des auditoires peu nombreux, souvent inférieurs à dix en classe
de physique pour les collèges de l'Oratoire [excepté ceux d'Angers et Nantes
agrégés à la faculté des arts]. Même à Juilly, devenu académie royale, les
classes de physique sont restreintes, et comprennent en général de cinq à dix
élèves[xlii].
La situation des collèges jésuites est plus variable, comme le montrent les
données extraites de registres de classe par François de Dainville : un grand collège comme
celui de Bordeaux possède une classe de physique avec trente‑trois élèves,
tandis que celui de Chalons/Marne n' en a que deux. Les maîtres sont peu
spécialisés en sciences et font un enseignement en latin, occupant une place importante dans les collèges jésuites, d'où cette
remarque : "A feuilleter ces vieux cahiers rédigés en latin, la langue des
cours, on est d'abord frappé par l'espèce de primauté dont jouit désormais, la
physique dans le cycle des études philosophiques"[xliii].
Aux XVIe et XVIIe siècles, le cours se fait de
façon essentiellement orale : pas de manuels de physique, la leçon est magistrale et dure en moyenne deux heures. Les
professeurs sont censés faire deux
leçons par jour. Le professeur dicte un texte préparé à l'avance, les étudiants
le prennent en note sur leur cahier personnel[xliv],
puis le maître abandonne son texte et développe un thème ou une question
particulière. Les étudiants l'écoutent jusqu'à ce que, par une brève série de
questions et réponses, le professeur s'assure qu'ils ont compris. Il s'agit ici
en quelque sorte, d'un cours d'argumentation relatif à des questions de
physique sans rapport avec le phénomène expérimental. Ces trois
parties — dictée, développement, questions — vont disparaître à
partir des années 1650. Le professeur dicte alors totalement un cours de sa
composition. L'élève passe alors le cours à écrire sous la dictée du
professeur, ce que déplore un jésuite : "il semble que le cours de
philosophie ne soit institué que pour
apprendre aux jeunes gens à écrire"[xlv].
L'usage du français se répand dans les cours de
physique vers la fin du XVIIe
siècle sans pour autant se généraliser, tandis que la méthode d'exposition évolue. Elle
se rapproche de la question scolastique : présentation des théories des
philosophes sur chacun des sujets, discussion puis réfutation ou acceptation
suivant les cas. Cette présentation de la physique est couramment appelée
physique des systèmes. Cette méthode se retrouve en physique dans l'étude du système du monde, à propos du
conflit héliocentrisme-géocentrisme[xlvi].
Au XVIIIe siècle, les cours prennent une allure
plus neutre : le maître dicte le phénomène ou la propriété à connaître,
puis présente, en fin de cours, quelques expériences illustratives. A partir de
1720 on trouve ici ou là, mentionnées en marge des cahiers, de rares
expériences qui sont présentées après le cours. Celles‑ci ne font donc pas
partie intégrante des enseignements. Significativement, ces expérimentations
sont ouvertes au public, les femmes y sont d'ailleurs autorisées.
Le cours de physique se présente alors comme un
exposé d'abord philosophique augmenté de généralités sur le mouvement et la
matière, avec parfois quelques notions d'anatomie, voire quelques points de
mathématiques pures — arithmétique,
géométrie ou algèbre — ou
appliquées — perspective, musique, hydraulique, arpentage, topographie, et
art des fortifications. Le cas du collège d'Harcourt constitue, au début du
XVIIIe siècle, un exemple de structure ordinaire en trois parties[xlvii]
(voir tableau ci-après) : des généralités sur la matière et le
mouvement ; puis, la cosmographie selon Ptolémée et Copernic ; enfin l'anatomie selon
l'approche mécaniste de Descartes[xlviii].
|
Généralités
|
Qu'est-ce que la Physique ? Son but, etc…
Corps naturels, matière (opinions d'Aristote, de Descartes, de Gassendi, de
Le Notre).
Forme et matière.
Du lieu, mouvement, repos, pression, résistance.
Des causes de production du mouvement (Epicure,
Péripatéticiens, Le Notre).
Quantité de mouvement, lois des
corps au repos, en mouvement, chocs.
|
|
Cosmogra-phie
|
Sphère, système de
Ptolémée, Copernic.
Des éléments physiques (Anaxagore, Epicure,
Descartes, etc… )
|
|
Anatomie
|
Os, veines, artères, nerfs, membranes, glandes,
muscles, tête, thorax…
Causes du mouvement mécanique, nutrition,
préparation des aliments, mouvement du sang, du cœur, respiration, etc
|
Cours de physique du collège d'Harcourt début XVIIIe siècle
On trouve dans les collèges jésuites une
distribution analogue quoique davantage calquée sur la trame
aristotélicienne : "(d'abord] une physique générale qui traite des
principes des corps, de la matière et de la forme (…] Ensuite, sous la qualification
de physique particulière, (…] l'étude de la mécanique, de l'hydrostatique, de
l'optique. (…Viennent ensuite] les systèmes du monde, des mouvements des astres
et des planètes (…] enfin, les quatre éléments terrestres (….] La terre porte
des êtres animés : les plantes, (…] enfin l'homme dont le corps offre un
mécanisme digne de l'attention des physiciens"[xlix]. Cette
distribution est à l'évidence "une philosophie de la nature, un cours de cosmographie, un traité de physique proprement dite, des
notions de chimie, d'histoire naturelle et de géographie physique"[l].
La physique comprend donc une réflexion presque métaphysique sur la substance
et la matière, un traitement mathématique du mouvement et de ses lois, et
l'étude du vivant. Il s'agit bien d'une "philosophie naturelle" qui mêle les sciences et les mathématiques à la philosophie.
L'expérience systématique n'a aucun
rôle à jouer : la méthode est philosophique. C'est
une "physique des systèmes", ou physique philosophique, que l'on enseigne dans les collèges de l'Ancien
régime.
Du XVIe au XVIIIe siècle, la structure du cours de
physique est ainsi commandée par
les traités d'Aristote. L'étudiant commence le cours par la "physique générale"
inspirée de la Physique d'Aristote, puis aborde la seconde partie ou "physique particulière"
traitant des sujets tels que le ciel, la météorologie, des changements d'état
de la matière, etc… constituant les autres traités d'Aristote[li]. Selon les conceptions aristotéliciennes, le monde céleste au
caractère parfait est caractérisé par son immuabilité ; l'infériorité du monde
sublunaire explique alors les changements incessants qu'il subit. D'où
l'importance de l'étude du mouvement et de la matière, du lieu, du vide,
du temps, et des causes agissantes. Cette partie commune à tous les corps
recouvre la physique générale. La division "physique particulière"
s'intéresse à la structure de l'univers, de la terre et des planètes, aux
phénomènes météorologiques, à la nature de la vie et de la
sensation. Ce découpage en deux catégories de la physique perdurera jusqu'au
début du XIXe siècle, avec des aménagements qui tiennent compte, surtout chez
les jésuites au XVIe et XVIIe siècle, de la doctrine chrétienne : les
professeurs sont alors tenus de suivre
l'aristotélisme médiéval défendu par Thomas d'Aquin et exigé des autorités
ecclésiastiques de l'époque.
On note cependant, que vers la fin du XVIIe
siècle, vraisemblablement par souci de maintenir un haut niveau de connaissances bien que freinés par l'inertie des mentalités et leur respect des
directives officielles, les professeurs assimilent lentement la
science nouvelle. Ils enseignent l'héliocentrisme de Copernic, le principe d'inertie de Galilée (niant l'absolue nécessité
d'un moteur dans un mouvement). Peu à peu, sous la pression du mouvement des
idées et malgré les injonctions des autorités religieuses à rejoindre le train
commun du péripatétisme ou à se démettre, ils acceptent la vision cartésienne
de la théorie des tourbillons pour
expliquer la pesanteur et le mouvement de la terre tout en refusant l'idée
d'univers indéfini. Le cartésianisme ne s'impose vraiment qu'à la fin du XVIIe
siècle chez les oratoriens, et au XVIIIe siècle chez les jésuites, encore qu'il
semble que chez ces derniers, son adoption corresponde plutôt à une tentative
de contrecarrer la nouvelle théorie de Newton en favorisant celle
qu'elle prétend remplacer : durant la première moitié du siècle, les jésuites
font du système cartésien leur fer de
lance contre le newtonisme, refusant l'expérimentation systématique ainsi que la
formalisation.
A l'opposé, bon nombre des professeurs des collèges séculiers de
Paris adoptent au cours du XVIIIe siècle, la théorie newtonienne et ses
conséquences : ils attachent une importance particulière à l'expérience — "les qualités des corps [n'étant] connues que par des
expériences"[lii] — et
reconnaissent la nécessité d'une approche mathématique du monde considérant,
par exemple, que "la gravité… diminue quand on s'éloigne de la Terre"[liii].
Une physique expérimentale et
mathématique commence à poindre, bien que toujours ignorée des cursus officiels[liv].
Le XVIIIe siècle voit ainsi s'affronter les
tenants de l'ancien système et ceux de la nouvelle
physique. Au milieu du siècle, l'apparition publique de la nouvelle physique
expérimentale dans les cabinets de physique de certains aristocrates ou
médecins ou autres personnes fortunées, exacerbe les débats. L'expulsion des jésuites
accélère indirectement ce mouvement, et permet, dans le dernier quart du
siècle, l'installation irréversible de la théorie newtonienne dont l'application demeure malgré tout
limitée. La plupart des professeurs qui, juste avant la
Révolution, se rallient à la théorie de l'attraction n'en restent pas moins
attachés au fond d'eux‑mêmes, à la vision mécaniste cartésienne pour expliquer
le mouvement des planètes[lv].
L'apparition des expériences connaît ici et là,
dans certains établissements, une importance accrue : on vend même, dans les
collèges séculiers, des "cahiers en blanc pour recueillir la dictée des
cours, [comportant] des feuillets imprimés pour les figures des appareils
expérimentaux"[lvi].
Ceux-ci sont toujours dispensées en latin, la plupart de temps par le régent de logique, ce qui ne facilite
guère les explications scientifiques, et freine l'introduction d'expériences.
Une nouvelle réforme survient en 1783 qui sépare les cours de physique et de philosophie en les attribuant à deux
professeurs différents. Mise en œuvre
au collège Louis‑le-Grand en 1784, la situation est moins avancée ailleurs.
Après l'expulsion des jésuites, il devient finalement difficile de trouver des
maîtres. L'enseignement scientifique connaît une impasse : des professeurs
manquent pour continuer d'enseigner une physique archaïque, et en même temps
les chaires expérimentales, indispensables au développement de la nouvelle
physique dans les collèges, n'existent pas. De plus, le recours à des
démonstrations expérimentales pose
d'autres problèmes, plus modernes cette fois : la plupart des collèges sont peu ou
mal équipés et manque de ressources pour y remédier. Aussi certains professeurs
plus favorisés en matériel deviendront-ils des
démonstrateurs en allant faire, en fin d'année, la tournée des collèges pour
montrer aux élèves les expériences illustrant le cours qu'ils (ont) suivi.
C'est sous l'impulsion de savants ou de
professeurs en avance sur les
conceptions de leur temps, et l'essor de cours publics de physique expérimentale, que les
idées vont évoluer.
2. La physique expérimentale et l'apparition de l'expérience. Les cours de l'abbé Nollet
Au cours du XVIIIe siècle, à côté de la physique des collèges, se développe
une nouvelle physique pour laquelle un public de plus en plus nombreux se
passionne : dans les salons, à la cour et dans les cours publics de
certains collèges, la physique expérimentale éveille la curiosité, instruit la
jeunesse par les expériences, et fait l'objet d'une vulgarisation à succès. Au
cours de réunions dans les salons ou les cabinets, chacun peut observer des
expériences : "[les] mercredis [de Rohault] à Paris et à Amiens étaient fort renommés. Au cours de ces réunions
fréquentées par des personnes de tout âge, de tout sexe et de toute profession,
dont quelques uns venaient même de fort loin, des expériences étaient
commentées par le maître qui excellait dans l'invention de toutes sortes
d'instruments et de machines […].
Rohault était un conférencier
agréable [… ], il avait introduit dans les écoles de physique la
raison et l'expérience"[lvii]. Son Traité de physique déjà ancien (1671) — le meilleur du début
du siècle — rencontre un tel succès qu'en 1708 paraît la douzième
réédition.
Cette nouvelle façon d'exposer la physique emporte l'adhésion de
quelques rares professeurs. Le Docteur Pierre Polinière montre quelques
expériences dans les collèges de l'Université et dans ceux des Jésuites :
le roi aurait assisté à son cours du collège d'Harcourt. Ce sont sans doute ces
mêmes expériences qu'il relate dans son ouvrage de 1709, les Expériences de physique, où se dessine
une nette évolution dans l'enseignement de la physique : avec un souci de
vulgarisation, son ouvrage s'adresse aux provinciaux et aux étrangers, et
comprend dix-sept planches gravées représentant beaucoup d'instruments. Plus tard, P. Bougeant publie un Recueil d'observations sur la physique
[1719], retranchant tout ce qui demande des connaissances en géométrie, ou en algèbre : la physique devient un amusement agréable.
D'autres maîtres convaincus par l'évolution des sciences et des idées, et notamment
par la nouvelle théorie de Newton développent outils et
savoir‑faire et produisent recherches et travaux qui concourent à leur
renommée. Par exemple, le Père Regnault publie les Entretiens
d'Ariste et d'Eudoxe [1729] réédité huit fois en 25 ans et présentant des
"exercices fort curieux et qui se font en public avec succès"[lviii].
Le père Castel fait paraître son Traité de la physique sur la pesanteur
universelle en 1724, enfin le Père Paulian d'Avignon, publie un Dictionnaire de Physique en 1758 dont le
tome III comporte un projet d'exercice où sont refaites les expériences de
Newton sur les couleurs.
La création, au cours du siècle, de nombreux
cabinets de physique favorise le développement
de la physique expérimentale[lix].
Par l'accent mis sur les expériences la physique devient une "science
agréable des causes naturelles et de leurs effets"[lx], reléguant son
côté mathématique inintelligible parce trop qu'abstrait pour l'époque. Dans
certains collèges, l'intérêt pour les expériences devient assez vif pour que
les plus spectaculaires d'entre elles soient faites en public, à l'occasion
d'exercices ou de thèses. Il s'agit alors de manifestations très prisées,
annoncées à l'avance et auxquelles il est de bon ton de se rendre, à la fois
pour satisfaire une curiosité mais aussi pour apprécier la qualité des joutes
oratoires auxquelles doivent se livrer les étudiants. Même les cahiers d'élèves
portent aussi quelquefois témoignage d'expériences par des figures plus ou
moins gauches, sorte de trace fugitive ou simple phrase évocatoire, comme si
les cours de physique des collèges ne pouvaient rester totalement à l'écart de
ce nouveau courant et faisaient ici ou là, allusion aux expériences, de manière
presque insignifiante.
La tendance s'affirme avec le temps, les sciences
intéressent de plus en plus de monde. La physique expérimentale connaît une
vogue sans précédent portée par l'audience de l'abbé Nollet[lxi], vulgarisateur de talent et savant de renommée internationale. Les
expériences qu'il effectue publiquement dans son cabinet, émerveillent et
instruisent. Par la même occasion, il dénigre l'ancienne physique, opposant la
conception des systèmes à la sienne, basée sur l'expérience : "Pendant près
de vingt siècles, cette science n'a été presque autre chose, qu'un vain
assemblage de systèmes appuyés les uns sur les autres, et assez souvent opposés
entre eux [.…] On donnait pour des explications certains mots vides de sens,
qui s'étaient introduits sous les auspices de quelque nom célèbre, et qu'une
docilité mal entendue avait fait recevoir, mais dont un esprit raisonnable ne
pouvait tirer aucune lumière.… Enfin la Physique si mal cultivée jusqu'alors,
et si peu connue, parut au grand jour, et se fit goûter lorsqu'elle offrit des
découvertes utiles, des vérités évidentes, lorsqu'elle pût se faire honorer
d'être entendue de tout le monde. […] Cette réforme porta principalement sur la
manière d'étudier la nature. Au lieu de la deviner, comme on prétendait l'avoir fait jusqu'alors,
en lui prêtant autant d'intentions et de vertus particulières qu'il se
présentait de phénomènes à expliquer, on prit le parti de l'interroger par
l'expérience, d'étudier son secret par des observations assidues et bien
méditées, et l'on se fit une loi de n'admettre au rang des
connaissances, que ce qui paraîtrait évidemment vrai. La nouvelle méthode fit de véritables savants,
et leurs découvertes excitant de toutes parts l'attention et la curiosité, on
vit naître des amateurs de tout sexe et de toutes conditions"[lxii].
Nollet organise de nombreux cours publics dans son cabinet de physique, et
propage sa nouvelle méthode : c'est avec les instruments, les machines[lxiii],
les thermomètres, etc., qu'il faut démontrer les faits, prouver ses
affirmations. Ses idées sont appuyées par la publication de deux ouvrages
phares Programme ou idée générale d'un
cours de physique expérimentale [1738], et Leçons de physique expérimentale en 6 tomes, où il détaille sa
conception de l'enseignement de la physique reposant sur l'importance de
l'expérience : "Depuis que j'enseigne la physique expérimentale, j'ai eu
tout lieu de reconnaître que le
moyen le plus sûr de captiver l'attention et de faire naître promptement les
idées, c'est, […] de parler aux yeux par des opérations sensibles. En
conséquence de cette vérité, je me suis pourvu de certaines machines, que j'ai
imaginées pour faire entendre aux personnes qui n'ont des Sciences qu'une
teinture très légère, et pour leur faire prendre plus facilement, et en moins
de temps, certaines notions sans lesquelles on ne saisirait pas bien l'état
d'une question, ou les preuves qui en établissent la théorie […] [Mais] je n'emploie
jamais qu'un certain nombre qui soit suffisant ; et par cette économie je gagne
du temps pour des choses plus nécessaires […] Je n'ai point voulu que le
Lecteur, ébloui d'un nombre superflu d'opérations, pût perdre de vue la doctrine qu'il s'agit
d'établir ; en lui rapportant des faits dignes d'attention, j'ai compté mettre
sous les yeux des preuves qui affermissent les connaissances. En un mot, […] mon intention a toujours été qu'il trouvât un cours
de Physique expérimentale, et non pas un cours d'expériences"[lxiv].
Un discours organisé autour des expériences prend forme : celles‑ci ne se suffisent pas à elles‑mêmes. Ainsi, Nollet fonde l'idée d'un cours de
physique expérimentale, conformément au titre de son ouvrage de 1738.
Désormais, la physique expérimentale trouve une
existence autonome, distincte de l'histoire naturelle : "L'objet de
la physique expérimentale est de connaître les phénomènes de la nature, et d'en montrer les causes par des preuves de fait : elle diffère de
l'histoire naturelle, en ce que celle-ci, sans rendre raison des effets, a pour
but principal de nous donner en détail la connaissance des corps dont l'univers
est composé, de nous en faire distinguer les genres, les espèces, le variétés
individuelles, les rapports que ces êtres ont entre eux et les différentes
propriétés. La première de ces deux sciences entreprend de nous dévoiler le
mécanisme de la nature ; la dernière nous offre, pour ainsi dire, l'inventaire
de nos richesses : l'une et l'autre sont tellement liées ensemble, qu'il est
presque impossible de les séparer : un physicien qui n'est point
naturaliste est un homme qui raisonne au hasard et sur des objets qu'il ne
connaît point ; le naturaliste qui n'est pas physicien n'exerce que sa
mémoire."[lxv].
En somme, la physique expérimentale donne une explication des faits de nature tandis
que l'histoire naturelle fait l'inventaire de ce qui existe. Le raisonnement
sous-tend l'approche physicienne. Cette conception d'origine newtonienne
s'appuie autant sur l'expérience que sur l'algèbre ou la
géométrie.
Pour la première fois, en Angleterre, la liaison
entre expérimental et formalisme est établie, constituant
la référence majeure[lxvi].
A ceux qui souhaitent découvrir des faits expérimentaux, on montre des
expériences ; ceux intéressés par la compréhension, doivent recourir aux
mathématiques. Nollet fait bien cette
distinction : "Je suppose toujours [dans les Leçons telles que j'ai
coutume de les faire depuis neuf ans] que le plus grand nombre n'est pas en
état d'entendre les expressions d'Algèbre ou de Géométrie, et certains détails
qui s'écartent trop des premiers principes ; je pense aussi que l'utilité qu'on
en peut attendre, ne serait point aperçue par ceux qui ne font que
s'initier"[lxvii].
Néanmoins, la question du rapport entre expérience et mathématiques demande à être précisée, et Nollet prend soin de le faire :
"Après avoir recommandé de très bonne foi l'application de la géométrie à la physique, après avoir reconnu de même que l'étude de la nature n'a commencé que depuis
cette heureuse union à faire de véritables progrès, oserais-je dire qu'il est
dangereux pour un physicien, de prendre beaucoup de goût à la géométrie ? […] Combien n'en
voyons-nous [de physiciens] pas qui ne peuvent descendre des hautes
spéculations où ils se sont élevés, qui dédaignent tout ce qui est au‑dessous ?
Combien d'autres […] se plaisent à rendre en caractères algébriques, des
vérités qui ne perdraient rien de leur valeur, quand elles seraient exprimées
d'une manière intelligible à tout le monde !"[lxviii]. L'excès de
formalisation nuisible à l'approche
expérimentale se laisse déjà entrevoir, que Nollet prend en compte pour la
rédaction de traités spécifiques au grand public : "Le goût de la Physique
devenu presque général, fit souhaiter qu'on en mît les principes à la portée de
tout le monde. Bientôt on vit paraître en différentes Langues des Traités
élémentaires, qui remplirent à cet égard des désirs du Public. Mais la science
dont ils traitent, se perfectionne tous les jours ; les découvertes se
multiplient, les erreurs se corrigent, les doutes s'éclaircissent : les mêmes
motifs qui ont fait écrire ces éléments, doivent porter à le renouveler de
temps en temps, pour y faire entrer les augmentations, les corrections, les
éclaircissements qui intéressent nécessairement ceux qu'une louable curiosité
rend attentifs aux progrès de cette science. D'ailleurs il est à propos que ces
sortes d'ouvrages soient proportionnés au génie et à la portée de personnes à
qui on les destine ; j'en connais d'excellents en ce genre qui réussissent en
Angleterre, en Hollande, en Allemagne, et qui, s'ils n'étaient traduits dans
notre langue, n'auraient peut être pas un aussi grand nombre de lecteurs en
France, parce que les principes y sont serrés, et qu'il faut pour les entendre,
une attention trop suivie de la part de ceux qui ne voudraient que s'amuser
utilement, et parce qu'on y a employé plus de géométrie que les gens du monde
n'en savent communément"[lxix].
Progressivement, certains maîtres se rallient à
ces vues et rassemblent le matériel indispensable à ce nouvel
enseignement. Pourtant la physique expérimentale ne réussit
pas à pénétrer dans le cursus officiel des collèges : les chaires de
physique sont toujours liées à l'enseignement de la philosophie. La physique scolastique faite de mots et de formules est la règle dans la
plupart des établissements alors que les hommes de science s'intéressent à
la physique de Newton, à ses règles et ses méthodes. Finalement, rares sont les professeurs qui introduisent les
expériences dans leur enseignement et tentent d’en renouveler les méthodes.
En 1753, avec la première chaire royale offerte à
Nollet, la physique expérimentale pénètre
officiellement dans les collèges. Si la création de cette chaire
— nommée "chaire de physique expérimentale" — constitue une
première reconnaissance royale, elle n'est cependant pas encore agréée par les
autorités universitaires, et ne représente pas encore la physique officielle
des collèges, toujours scolastique. Quant aux cours de physique expérimentale
du collège de Navarre, ils ont valeur de culture générale et d'information
scientifique pour un auditoire extérieur au collège, les collégiens en étant
exclus. La séparation demeure entre les deux physiques. Les premiers cours de
physique expérimentale comprennent seize leçons réparties entre les deux
grandes parties habituelles : propriétés générales et propriétés
particulières. Cependant, la méthode de Nollet rompt avec le discours
scolastique : dans chaque matière, il choisit ce qu'il y a de plus propre
à être démontré par l'expérience, expose l'état de la question et présente tout ce qui peut s'y
rapporter dans les arts et les machines.
A l'abbé Nollet, succède M.J. Brisson dans la chaire de physique expérimentale du collège
de Navarre. Formé par Nollet, il consacrera sa vie, comme lui, à poursuivre l'œuvre entreprise. Son
rôle d'enseignant de physique, et de divulgateur des sciences expérimentales lui vaut aussi d'être répétiteur des
enfants royaux. Son oeuvre didactique fait autorité, particulièrement en
Physique avec le Traité élémentaire
publié en 1789, suivi en 1800 des Principes
physico-chimiques à l'usage des écoles centrales[lxx]
Cette
nouvelle façon d'enseigner la physique que prônent Nollet et Brisson prend de l'importance.
Dans le débat qui oppose maintenant Cartésianistes et Newtoniens, la voie de la
physique expérimentale progresse. Certaines écoles nationales — les
écoles d'artillerie de La Fère et du génie de Mézières — commencent à
suivre cet exemple en mettant la physique expérimentale à leur programme, de même quelques collèges créeront une chaire de physique
expérimentale[lxxi].
Après l'interdiction d'enseigner faite aux
jésuites, de nombreux cours privés ouvrent à Paris comme en province :
Sigaud de Lafond (1730 - 1810) maître de
mathématiques, dont le cabinet de physique est le plus beau et le
plus complet qui soit à Paris, donne son cours tous les deux mois lorsque le
nombre de souscripteurs est assez grand ; ancien étudiant en médecine à
Saint Côme puis, à Paris, il devient démonstrateur au collège Louis-le-Grand où
il succède à Nollet, en 1760, à la chaire d'anatomie, de physiologie, et de physique
expérimentale. Le physicien Charles fait un cours très suivi
du monde savant ; en 1785 sept cents souscripteurs suivent à Paris les
cours du Lycée, notamment ceux de Deparcieux chargé de l'enseignement
de la physique à la place de Monge ; de 1770 à 1786 à Reims, à Angers, à Grenoble, à Metz, à Bourg,
à La Rochelle, à Lille, etc., sont ouverts des cours publics de physique,
généralement de 9 heures du matin à 9 heures du soir[lxxii].
On
peut dire qu'à la fin du XVIIIe siècle, à l'opposé des collèges où son
enseignement reste limité et en marge du cursus habituel, la physique expérimentale connaît, en
France, une vogue indiscutable parmi les grands noms de France, les bourgeois
riches et lettrés et le monde savant : les expériences lorsqu'elles ont
lieu, ne sont pas intégrées au cours traditionnel, mais présentées dans des
séances publiques spéciales[lxxiii].
Des démonstrateurs commencent à parcourir les collèges, offrant, en dehors des
cours, des démonstrations d'expériences plus variées
les unes que les autres, satisfaisant ainsi une curiosité caractéristique de
l'esprit des Lumières. Progressivement, se développe un intérêt croissant pour
l'expérience, entraînant une reconnaissance de fait de la physique expérimentale.
En 1769 le Collège royal[lxxiv]
convertit l'une de ses deux chaires de philosophie grecque et latine en une
chaire de physique expérimentale. A l'école du génie de Mézières, Nollet prend Gaspard Monge comme aide de physique,
lequel lui succède dans la chaire de physique expérimentale[lxxv]. L'importance de
ces mesures annonce le renouvellement que la Révolution apportera, en matière
d'enseignement scientifique.
3. Institutionnalisation de l'expérience dans les cours de physique et chimie expérimentales des écoles centrales. La création des cabinets de physique
En cette fin du XVIIIe siècle, domine l'esprit des
Lumières : attachement à la raison et la science, intérêt pour la
pédagogie et la politique. De nombreux philosophes critiquent l'enseignement
donné dans les collèges. Des plans d'éducation se multiplient, qui essayent de
remédier aux carences d'une éducation obsolète dominée par l'Église. Les idées
nouvelles se propagent rapidement dans les milieux aisés grâce aux journaux,
aux salons. Dès lors que la Révolution précipite la réforme de l'enseignement,
les collèges sont supprimés et l'État doit mettre en place un système public d'éducation dont il
fait le fondement de la société nouvelle. L'influence des philosophes se fait
alors d'autant plus forte qu'elle trouve un écho dans les cahiers de
doléances : "[L'éducation] doit embrasser les sciences utiles au
médecin au jurisconsulte, au militaire et même quelques arts agréables [...] On
enseignera les sciences exactes, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'histoire, la géographie, les beaux‑arts et
les langues vivantes, en donnant à ces cours le temps qu'on donnait à des
travaux de logique presque inutiles"[lxxvi].
Divers projets d'éducation nationale sont successivement déposés, notamment
ceux de Talleyrand et de Condorcet dont la Convention
s'inspire largement dans ses lois du 7 ventôse an III et du 3 brumaire an IV qui instituent les
écoles centrales[lxxvii].
Dans ces nouvelles écoles, les sciences occupent une place importante, conçue
dans l'esprit du sensualisme auquel se rallient les législateurs, proches alors
des idéologues. L'enfant commence son apprentissage du monde par une approche
sensorielle, apprend ensuite à raisonner puis à former son jugement. Il revient
à la physique et chimie expérimentales et aux mathématiques en deuxième section,
d'exercer l'élève aux opérations du raisonnement, après une éducation des sens
par le dessin et l'histoire naturelle ; la formation du jugement couronne
son éducation en troisième section[lxxviii]. Dans ce cursus, plus d'un tiers du temps est donc accordé aux
sciences.
Une discipline nouvelle, la physique et chimie expérimentales, est
désormais créée dans les écoles centrales. Nous disposons de 13 cahiers de
professeurs adressés à
l'administration centrale à l'occasion de l'enquête de 1799 et déposés aux
Archives nationales. Ils sont presque tous entièrement rédigés, deux se
présentant sous forme de plan détaillé. Deux
cahiers contiennent de rares dessins ou croquis, principalement en mécanique, à
propos des machines simples et de la quantité de mouvement[lxxix]. Ils ne
contiennent pour ainsi dire, aucun exercice[lxxx]. Les formulations de type algébrique sont très rares, même en ce qui
concerne des lois bien établies comme celle de la chute libre ou de la pression
exercée par une colonne de liquide. Il est intéressant de noter que des expériences sont
parfois indiquées par une phrase ou expliquées, sans qu'aucun dispositif ne
soit figuré.
Ce qui frappe dans ces cours, c'est l'absence d'un
modèle unique : sept
professeurs sur treize ont un cours
assez complet (inspiré de celui de Brisson), trois font surtout un cours de chimie. A l'évidence, chaque professeur enseigne les matières qu'il domine le
mieux[lxxxi].
La plus grande variété règne dans les cahiers. La structure des cours et les
explications données, notamment dans les introductions, reflètent les modes de
pensée du professeur, trahissant souvent une inertie des mentalités : on trouve
certains chapitres empruntant les quatre éléments du discours aristotélicien,
formulés selon la suite caractéristique l'air/l'eau/le feu/la terre. Le
découpage général du cours de physique s'inscrit dans la ligne
aristotélicienne traditionnelle[lxxxii] — physique
générale, physique particulière — à l'image du cours de physique expérimentale
de Brisson, auquel les professeurs se rallient majoritairement[lxxxiii]
(voir les deux tableaux ci‑après).
|
BRANCHES
DE LA PHYSIQUE GÉNÉRALE
|
Différentes
parties constitutives de chaque branche
|
Quelques
exemples d'objets d'étude, de
concepts, de relations
|
|||
|
PROPRIÉTÉS GÉNÉRALES DE
LA MATIÈRE
|
Etendue
Mobilité
Raréfractibilité
Condensabilité
Compressibilité
Élasticité
Divisibilité
Porosité
Impénétrabilité
|
Expériences d'illustration
|
|||
|
|
Équilibre
Mouvement
et Forces
|
Vitesse
Force - Qté mouvt
Pendule - Chocs
|
|||
|
MÉCANIQUE
|
Statique :
:---->
Dynamique :
|
Mécanique du solide
|
Machines simples
|
||
|
|
Mécanique :---->
des fluides :
|
Hydrostatique
Hydrodynamique
|
Th. de Pascal
Pr. d'Archimède
Écoulements
|
||
La physique générale du cours de physique des écoles centrales
L'examen des 13 cahiers manuscrits montre que les
leçons de physique et chimie comprennent des cours et
des expériences en quantité variable. Tantôt l'expérience est notée en marge, comme si elle était réalisée à part,
tantôt elle figure dans le corps du texte. Mais au‑delà de ces variations, tous
les professeurs adoptent une même présentation
méthodique, quel que soit le sujet. Ils procèdent généralement selon quatre
temps, les trois derniers constituant le noyau stable :
— Introduction au sensible par des références
vécues [facultatif]
— Énoncé de la propriété, ou règle, ou proposition
— Développement de quelques applications connues.
|
BRANCHES DE LA PHYSIQUE PARTICULIÈRE
|
Parties et chapitres des branches de la physique particulière
|
Quelques exemples d'objets d'étude, de concepts,
de lois
|
||||
|
L'AIR
|
Propriétés Physiques
Air en mouvement
|
Pesanteur
Pression
Aérostatique
Son
Instruments de Musique
|
Exp. de Torricelli
Baromètres
Ballons
Pompes-Siphons
Vents, Météores
Gammes - Ton
Cordes vibrantes, Sonomètre
|
|||
|
ASTRONOMIE
|
Système du monde
Mouvts apparents
Marées
Ciel
Mesure du temps
|
Histoire
Soleil-Planètes
Étoiles
Constellations
Comètes
Nuit/Jour
|
Gravitation universelle
Loi des mouvements
Unités
|
|||
|
DU FEU
ou
CALORIQUE
ou
CHALEUR
|
Théorie
Température
Chaleur
Dilatations
Calorimétrie
|
Fluide Subtil
Thermomètre
Solides-Liquides
Calorique"combiné"
|
Le calorique
Construction
Formules
Puits de glace
Combustions
|
|||
|
LUMIÈRE
|
Existence
Propagation
Catoptrique
Dioptrique
L'oeil
|
Matière
Rectiligne
Miroirs
Prisme-Couleurs
Applications
Défauts
|
Fluide impondérable
Théorie de l'émission
Ombres
Lois
7 rayons distincts
Instruments
|
|||
|
MAGNÉTISME
|
Aimant
Actions réciproques
|
Manifestations
Attraction
Répulsion
|
Procédés d'aimantation
Loi Coulombienne
|
|||
|
ÉLECTRICITÉ
|
Statique
Galvanique
|
Manifestation
Idioélectriques
Conducteurs
Attraction
Répulsion
Théorie d'existence
Instruments
Condensateurs
Pouvoir des pointes
Pile Volta
|
Exemples
Loi Coulombienne
Franklin/Aepinius
Haüy
Électrophore
Électromètre
Bouteille de Leyde
foudre,
paratonnerre
Effets
|
|||
La physique particulière du cours de physique dans les écoles centrales
La nouveauté essentielle est l'introduction de
l'expérience, qui, selon Haüy[lxxxv], joue deux rôles : "Nous joindrons à l'exposition des
phénomènes, les expériences nécessaires pour en faciliter l'intelligence, ou
pour établir les théories qui serviront à les expliquer". En cela, il suit
les conceptions de Newton, ainsi qu'il le rappelle : "La véritable méthode pour parvenir à
l'explication des phénomènes est celle
qui a été adoptée par le même Newton"[lxxxvi].Dans
le premier cas, la présentation expérimentale rend le phénomène sensible, donc accessible
aux sens, et par là, compréhensible[lxxxvii], dans le deuxième cas l'expérience confirme la théorie. Cette position de principe s'inscrit dans la conception empiriste
générale qui préside à la création des écoles centrales, instituant ainsi la
référence expérimentale en matière d'enseignement de la physique et chimie. Ainsi les professeurs estiment indispensable le
recours à l'expérience dans leur pratique
pédagogique. "Il est incontestable que l'expérience et l'observation doivent servir de base à
nos connaissances physiques"[lxxxviii]
: cette conception de la science exposée par Libes, sert de fil conducteur dans leur pratique. La préoccupation est
constante, d'opposer expérience et méthodes livresques, tout en veillant à
intégrer le fait expérimental à la théorie, qu'il ne faudrait pas confondre avec la métaphysique : "[il ne
faut] pas limiter la physique aux expériences, en
renvoyant les notions et définitions à la métaphysique" [Letourneau[lxxxix]]. L'expérience est dotée du pouvoir total de vérité : "l'expérience révèle par
elle-même… elle dégage la nature… "[xc],
d'où sa force pour "démontrer, faire la preuve", et "reproduire
l'effet en petit". C'est finalement une "opération manuelle qui
interroge la nature". Quant à la manière de présenter et développer les
expériences, Libes croit "nécessaire
d'insister sur la description des appareils les plus commodes, et sur la
manière de s'en servir pour travailler avec fruit à l'avancement de la physique".
Il précise aussi : "Nous indiquerons ensuite les résultats de
l'expérience ; nous en donnerons l'explication, et nous ramènerons enfin à la question et aux faits qui ont servi à
la prouver, tout ce qui peut [se rapporter aux] phénomènes de la nature"[xci]. On notera ici les divers aspects auxquels renvoie l'expérience :
tantôt, elle révèle la nature, tantôt elle la reproduit, d'autre fois encore,
elle sert de démonstration, de preuve, et enfin, elle est indissociable de la description des
appareils ou instruments qui l'ont fait naître. Une
telle complexité ne pourra être résolue facilement.
Le
professeur privilégie le rôle de preuve qu'il assigne à l'expérience. Celle‑ci sert d'argument
irréfutable : la nature détient la vérité,
l'expérience la prouve. La démarche est de type démonstratif ;
il n'y a pas induction du particulier au général,
mais à l'inverse l'expérience témoigne pour la théorie énoncée. L'élève écoute et
doit admettre la démonstration.
A l'extrême, les conceptions particulières de
Beÿts (Lys), méritent d'être
rapportées : "La rédaction des cahiers n'est pas nécessaire vu le nombre
de livres élémentaires de professeurs connus des cours publics
et privés […] Je leur apprends àmultiplier journellement leurs expériences […]
on travaille continuellement au laboratoire, et il est ouvert pour les élèves
depuis huit heures du matin jusqu'à six ou huit heures du soir ; on y trouve le
journal des expériences, plusieurs le copient et tous peuvent le consulter […]
chaque élève fait ses notes selon qu'il en a besoin […] je leur ai enseigné la
manière de les faire avec concision : un trait de plume dessine une bouteille,
une lettre de renvoi marque le contenu […] ". Pour ce professeur,
l'objectif principal de la formation n'est pas tant de transmettre des contenus
que de convaincre par de nouvelles méthodes de travail : "faire sentir tout l'agrément de l'étude" par
la motivation et la curiosité, antinomiques, selon lui, de la dictée des cours,
"ayant été extrêmement ennuyé par les cahiers durant le cours de mes
études" ; en somme il
cherche à faire de "l'étude […] un délassement". L'expérience est bien ici au cœur de l'enseignement qui, de fait, devient
un plaisir et un apprentissage, l'élève se formant à la méthode de la
découverte par la pratique de l'expérience. L'élève est considéré comme un
savant en herbe.
Alors que la pratique de l'expérience devient une exigence incontournable dans l'enseignement de la
physique et chimie expérimentales, les
professeurs se voient confrontés à un
véritable défi posé par la manque de moyens matériels. Certains professeurs, auront recours au dessin, surtout pour les
cours de mécanique et d'hydrostatique : "J'ai fait des leçons de statique
et de dynamique la première année, faute d'instruments pour les leçons
expérimentales" (Pluvinet à Rouen) ; "il
n'existe point de machines pour la démonstration des leçons de physique,
sinon celles que je fais autant comme mon temps peut me le permettre […] Je
supplée à beaucoup par de très grands dessins". Ce professeur réclame des
machines électrique et pneumatique, un appareil pneumatochimique, et précise
qu'avant de faire des expériences de chimie, "il faudra, pour le
commencement de l'an VIII, construire un laboratoire".
Chaque professeur règle à sa manière les problèmes qui font obstacle à la bonne réalisation des cours : Ampère retient des étudiants,
sorte d'adjoints officieux qui l'aident à préparer matériel et expériences, en
confiant néanmoins à sa femme que les "cours d'algèbre sont moins
fatiguants que ceux de chimie". Pragmatisme et efforts deviennent indispensables pour que l'expérience trouve une place : Roulland (Seine-et-Marne) emprunte
du matériel au pharmacien, ou des instruments à son oncle qui les a en
double. La conception générale des cours dépend donc fortement des
circonstances locales.
L'installation des cabinets de chimie et physique est une conséquence de
l'aspect expérimental que doit prendre l'enseignement de ces sciences. La loi Daunou prévoit que chaque école
centrale, afin de bien concrétiser le "nouvel enseignement de la physique
et de la chimie", dispose de locaux spécialement affectés à la
conservation du matériel et à la préparation des expériences devant illustrer
les phénomènes à enseigner[xcii].
Étant le plus souvent installées dans d'anciens collèges, en général dépourvus
d'instruments ou de matériel, les écoles
centrales manquent de locaux pour l'installation des cabinets. La tâche des
administrations locales est double
: trouver des locaux et les meubler d'armoires, de plans de travail,
etc., mais aussi pourvoir à
l'acquisition de matériel nécessaire aux expériences de physique et de
chimie. Dix mille livres par an, sont promises à chaque école centrale pour les
frais d'expériences, les salaires des employés de la bibliothèque et
l'entretien du laboratoire[xciii].
Cette somme ne sera en fait que de six mille livres, comme le précise une
lettre du département de le Seine-inférieure au Conseil d'instruction publique[xciv].
Dans 24 écoles centrales, un cabinet est installé.
Parfois, les objets du cabinet de l'ancien collège sont repris[xcv]
; d'autres fois, le matériel est récupéré de différents dépôts avant la
Révolution ou provient de cabinets privés, d'établissements, ou de personnes[xcvi]
; enfin, plus simplement, l'administration départementale verse une somme
d'argent pour l'achat de matériel. Mais malgré les efforts consentis par les
administrations, les récriminations sont fréquentes : Roulland, pourtant bien installé, se plaint de l'état du matériel, "les
instruments sont surannés, la machine
pneumatique est faussée, la cloche est cassée" ; il déplore d'être
contraint d'apporter de Bourges des instruments prêtés par Sigaud de Lafond qui les a en double, ou de faire des emprunts au
pharmacien de Fontainebleau ; en Loire‑inférieure, "tous les objets d'arts
manquent, et les instruments sont imparfaits et rares" ; dans le Cantal,
l'absence d'instruments retarde l'ouverture de la chaire ; dans l'Eure, les
locaux manquent et les cours se font "au rez-de-chaussée d'une prison,
sous les barreaux" ; en Charente, où le cabinet est placé dans cinq
"mansardes de démonstration", les locaux sont insalubres ; enfin, dans l'Indre, c'est le
manque d'instruments qui éloigne les candidats à la chaire de physique et chimie. Les exigences expérimentales de cette nouvelle discipline mettent à
rude épreuve le zèle des administrateurs et la conscience des professeurs : "les leçons
d'algèbre (me) paraissent bien plus agréables que celles de chimie, et j'espère
n'en pas professer d'autres à la suppression des écoles centrales […] Je sens
mieux que cette science est réellement fatigante pour celui qui veut
l'enseigner comme il faut. Les dépenses dont on a le souci, la préparation des
expériences et le chagrin qu'on a de temps en temps de les voir manquer, tout
cela en dégoûte un peu"[xcvii].
Dès ses débuts, la physique expérimentale rencontre de
nombreux obstacles à sa mise en œuvre. Cette question matérielle va devenir
récurrente tout au long des siècles suivants. Malgré cette situation et compte
tenu du dénuement initial, un effort certain a été fourni pour la mise en oeuvre de la physique et chimie expérimentales dans les
écoles centrales. D'après les
diverses sources consultées[xcviii], il s'avère qu'en l'an X, la moitié des 67 chaires identidiées peut
disposer d'un cabinet de physique ou de chimie dont la composition s'apparente
à celle — la plus complète que nous ayons trouvée — du tableau ci-dessous.
Ces collections, rendues nécessaires à
l'enseignement expérimental, témoignent des contenus enseignés et affirment le
rôle, désormais indispensable, de l'expérience — ou, du moins, son évocation — dans l'enseignement de
la physique et de la chimie.
|
Hydrostatique
Hydraulique
|
siphon à jet d'eau
- vis d'Archimède - niveau
tube à 2 branches -
bocaux tubulaires en verre
fontaine de Héron -
pèse-liqueur - pistolet Volta- tubes divers
|
|
Appareil pour démontrer les propriétés de l'eau
|
Eolipile
|
|
L'air
L'air comme mixte
|
machine pneumatique
fontaine
intermittente
fontaine de compression
entonnoir magique
baromètre
hémisphères de
Magdebourg
appareil
pneumato-chimique
boîte pour faire le
gaz carbonique
lampe à air
inflammable
|
|
Feu et Chaleur
|
pyromètre - presse
pour la fusion de l'or par l'étincelle électrique
|
|
Astronomie
|
globes terrestres -
globes célestes
sphère armillaire
|
|
Lumière
Couleur
|
lanterne magique -
miroir pour chambre obscure
prisme de verre -
miroirs
|
|
Appareils pour démontrer les principes
(1)
|
Des fourneaux (à
alambic, de fusion, évaporatoire)
Un soufflet
Alambics en cuivre
Un gradumètre
Une balance (à
peser 6 livres)
Petit matériel (cornues, mortiers, flacons,
chaudière, capsules, plats, ballons, cloche…)
Produits et
réactifs chimiques (acides, potasse, soufre, nitrates, sulfates, muriates,
teintures, alcool, éther, sucre cristallisé; huiles volatiles, huiles fixes…
)
|
|
Appareils pour démontrer la cause de la cohérence
entre les parties intégrantes des mixtes
|
machine pneumatique
|
|
Expériences du mouvement
|
tube pour chute des
corps
potence pour chute
des graves et réflexion de corps élastiques
|
|
Appareils pour
démontrer les principes de statique
|
machine en bois en
forme de deux cônes collés par la base
tables , planches , bois
|
|
Électricité
|
machine électrique
- carillon électrique
bouteille de Leyde
- électrophore - électromètre
maisonnette pour
paratonnerre
|
II. La définition de l'expérience en question : descriptions d'instruments, prétexte pédagogique ou rôle utilitaire ?
1. L'expérience, outil de la recherche pour le savant
C'est à travers leurs écrits, et notamment, dans
les ouvrages qu'ils ont publiés pour les lycées, que certains savants ont fait
connaître leur conception de la science. On comprend bien que leur ouvrage
s'adressant autant aux professeurs qu'aux élèves, indique la
référence en matière de connaissances scientifiques à transmettre.
Dès le Premier Empire, et sans doute pour remédier au désordre des
contenus enseignés dans les écoles centrales, une commission composée de
Laplace, Monge et Lacroix, est nommée pour désigner les livres scolaires[c]. Celle‑ci
"n'ayant point trouvé de livres propres à l'enseignement des sciences
physiques dans les lycées, propose
d'inviter le citoyen Haüy à écrire les Traités de
physique, et si ce savant ne pouvait s'en charger, le citoyen Biot serait indiqué pour faire
ce travail"[ci].
Aussi l'ouvrage d'Haüy constitue‑t‑il le point de
départ officiel pour l'enseignement de la physique dans les lycées de l'Empire.
René‑Just Haüy vient, en 1802, d'être
nommé professeur de cristallographie au Muséum après avoir été professeur de
physique à l’École normale de l'An
III, créée pour former les futurs professeurs et instituteurs de la
République. Sa notoriété et celle de Jean‑Baptiste Biot explique que les autorités
leur aient demandé de rédiger un manuel de physique pour lycéens. Aussi, à
défaut de cahiers d'élèves ou de manuscrits de professeurs, inexistants ou
inconnus à ce jour et en l'absence d'ouvrages présentant une physique
newtonienne ou une chimie moderne, le traité de
physique expérimentale d'Haüy [1803] constitue la
première base solide d'information pour dresser l'image officielle de la
physique des lycées au début du XIXe siècle.
La philosophie de l'enseignement de la
physique défendue par Haüy est présentée dès les
premières pages de l'ouvrage : "Le but d'une théorie est de lier au moindre
nombre de faits généraux possible, tous les faits particuliers qui en
dépendent. […] On s'est attaché à décrire [les faits] exactement, à les bien
vérifier, à les multiplier. Tous
ces faits, découverts à différentes époques et par différents observateurs,
restaient d'abord comme isolés […] Mais enfin paraissait le génie [Newton] auquel avait été réservé l'avantage de rassembler tous ces anneaux
épars et d'en former une chaîne continue qui en montrât la filiation et la
dépendance mutuelle.…Ainsi, l'observation et la théorie concourent
également à la certitude et au développement de nos connaissances.
L'observation [éclaire] chaque fait particulier ; la théorie [éclaire] l'ensemble des faits […] qui
[alors] se rapprochent […] et semblent n'être plus que les différentes faces
d'un fait unique […] Le système […] consiste dans une
supposition purement gratuite, à laquelle on s'efforce de ramener la marche de
la nature [.…] [il] marche ainsi
comme au hasard […] en un mot, le système est le roman de la nature, et la
théorie en est l'histoire […] [qui] embrasse à la fois le passé et l'avenir
."[cii]
Pour Haüy, l'expérience sert à établir les faits
ou à les vérifier. L'énoncé de la
théorie vient alors éclairer et
réunir l'ensemble des faits qui lui sont communs. La démarche est ainsi une
juxtaposition qui permet au professeur de lier l'expérience à la théorie. On
comprend bien la démarche souhaitée : exposer les faits et les illustrer
par une ou des expériences, puis, les réunir en ce qu'Haüy nomme une théorie. On
retrouve ici la démarche déjà mise en œuvre dans les écoles centrales[ciii].
Quant à
Jean-Baptiste Biot (1774 - 1862), physicien à la faculté des sciences
de Paris, il publie quinze ans plus tard, un traité de physique expérimentale et mathématique
(1819) à l'usage des étudiants en sciences. Ses conceptions rendent compte
d'une évolution très sensible des rapports entre l'expérience et la formalisation. Il se range ainsi délibérément sous la bannière newtonienne,
insistant sur la nécessaire mathématisation de la physique comme complément de la recherche
expérimentale : "Beaucoup de personnes, en France et ailleurs,
croient que la Physique doit être présentée sous une forme purement expérimentale,
sans aucun appareil algébrique. Les Anglais, si éminents dans cette sciences,
nous reprochent en général d'y employer trop de calculs, et de la compliquer souvent par nos formules [.…] Plusieurs d'entre
eux, qui sont eux-mêmes des physiciens très habiles et très exacts, pensent que
la précision dont nous croyons ainsi approcher est purement idéale, parce
qu'elle dépasse infiniment les limites des erreurs auxquelles les
expériences sont inévitablement sujettes. Cette question mérite d'être
débattue. Mais d'abord il faut distinguer l'usage raisonné du calcul de l'abus
qu'on en peut faire [...] Mais quand on a observé avec précision les différents
modes d'un même phénomène, et qu'on a obtenu les mesures numériques, quel inconvénient y a‑t‑il
à les lier par une formule qui les embrasse tous ? S'ils sont réductibles à
quelque loi simple, mais qui pourtant ne s'aperçoive pas du premier
coup d'œil, n'est‑ce pas là l'unique voie pour la découvrir ? […] Pour sentir
combien cette méthode est sûre et jusqu'où elle
peut conduire, il n'y a qu'à voir l'usage que Newton en a fait dans ses
recherches sur les propriétés les plus subtiles de la lumière […] il observe
[les incidences obliques] et mesure de nouveau sous un grand
nombre d'incidences diverses ; il forme une table mathématique de leurs
changements ; puis il lie tous ces nombres par une formule empirique qui en
reproduit les valeurs avec une approximation presque égale à celle des
observations mêmes ; […] possédant l'expression générale, quoique
empirique, […] il l'introduit, comme élément, dans toutes les questions [où
intervient] l'obliquité d'incidence des particules lumineuses […] je le
demande à toutes les personnes de bonne foi qui ont médité cette partie
admirable de l'optique […] était‑il humainement possible de définir sans calcul
ces intermittences de la lumière, et surtout de les combiner […] de manière à
en déduire numériquement toutes les apparences produites par la réflexion à la
seconde surface des plaques épaisses, c'est‑à‑dire l'arrangement, les couleurs
[…] sans aucune autre donnée que l'épaisseur de la plaque, sa nature, sa direction et l'espèce des rayons incidents ?"[civ]
Biot fait bien la distinction
entre formule et calculs des mesures. Il prône la
recherche empirique d'une loi, et dénonce l'usage abusif de formules toutes faites, ainsi que
l'excès de précision. Il montre aussi, dans le passage suivant, quel rôle doit
jouer l'expérimentateur en comparaison de l'analyste[cv] : "[…]
pour l'électricité, les expériences ne déterminent rien de certain sur sa
nature physique, mais elles montrent qu'il faut distinguer deux principes électriques
[…] doués de propriétés différentes : ensuite les phénomènes de transmission et
de distribution à la surface des corps semblent donner à ces principes quelques
caractères analogues à ceux des fluides. L'analyse s'empare de ces résultats ;
elle conçoit deux fluides impondérables […] elle les doue de propriétés qui
représentent les caractères observés ; ensuite, combinant ces propriétés avec
les lois générales de l'équilibre
des fluides, elle se demande comment de pareils fluides doivent s'arranger dans
un corps isolé, ou soumis à d'autres corps, dont la forme et la position sont
données. Elle tire ainsi de l'énoncé primitif toutes les conséquences possibles
qui en dérivent, et elle demande au physicien si les conséquences sont
numériquement confirmées par l'expérience. Si elles le sont, et si
cette épreuve, variée de toutes les manières imaginables, a toujours un succès
conforme aux indications du calcul, la probabilité des définitions premières
devient immense. Tel est le cas […] de l'électricité […] [et de l'analyse] de
M. Poisson[cvi] ; […] pour croire à l'existence réelle de deux fluides, invisibles et
impondérables. Mais ce dernier travail de l'analyse, cette dernière et sublime
élaboration des produits de l'expérience, n'appartient qu'aux géomètres du
premier ordre, et ne saurait s'exiger du physicien expérimentateur. Il faut
donc que celui-ci emprunte les résultats de l'analyse, comme il emprunterait
des faits, comme un astronome demande un télescope ; qu'il s'en serve pour
diriger ses expériences, pour les tourner vers les points que la théorie annonce être le plus
importants ou les plus délicats. Alors, sans avoir besoin de connaissances
mathématiques bien étendues, il pourra,
par la bonne direction de ses travaux, affermir la science, l'étendre et être
utile à l'analyse même […]
[…] Mais pour que cette alliance soit utile, on doit
observer avec le plus grand soin deux conditions indispensables : c'est
que l'analyse sur laquelle on s'appuie soit rigoureuse, et que les expériences
auxquelles on la compare ou qu'on lui confie soient très exactes. Je ne sais
même si ce dernier point n'est pas le plus important à recommander. Car après
tout, si l'analyse est fausse, l'observation le fera bientôt apercevoir
; au lieu que, si les données fournies par l'expérience sont fautives, l'analyse n'a presque aucun moyen de le
reconnaître ; elle ne fait que les combiner, et en déduire rigidement de
fausses conséquences."[cvii].
Telles sont les conceptions les plus reconnues de la démarche de recherche en physique au début du XIXe siècle :
expérience et formalisme cohabitent sans que soient
clairement identifiés les choix à opérer. Il n'en demeure pas moins que ces
conceptions portent sur une activité de recherche scientifique, bien
qu'énoncées dans des ouvrages d'enseignement. Par leur pratique
professionnelle, ce sont finalement les professeurs qui ont à charge de
définir le statut de l'expérience — et du calcul — dans le cours de sciences
physiques.
2. Les conceptions successives de l'expérience dans le cours de sciences physiques
Si
l'on examine la situation de l'enseignement des sciences au début du XIXe
siècle, dans les lycées ou collèges royaux, il est clair que le point de vue du
savant n'est pas encore mis en œuvre[cviii]. Chaque
professeur assure son cours de physique selon la méthode qu'il juge adéquate compte
tenu des conditions concrètes dont il dispose. Généralement, dans les classes
de physique élémentaire, sa compétence est jugée par l'inspecteur général,
d'après sa capacité à exécuter de nombreuses expériences en classe. De nombreux
exemples illustrent la complexité et les contradictions des différentes
situations. Tel professeur à Strasbourg est jugé comme bon, faisant beaucoup
d'expériences avec soin malgré les médiocres résultats des élèves[cix]. Tandis qu'un autre, Mermet à Pau, enseigne sans
instruments. Cela n'empêche pas de le trouver, un peu plus tard, meilleur qu'un
autre de ses collègues, Billet, auquel il succédera à Marseille et qui est pourtant reconnu
scientifiquement meilleur. Il s'avérera qu'en fin de carrière, inspecté par
l'inspecteur général Vieille, Mermet est considéré comme
talentueux, avec la précision suivante : "certes, plus mathématicien
qu'expérimentateur". Mermet enseigne alors dans la
deuxième année de physique en classe de spéciale, classe bien connue par l'excès
de formalismeen physique.
La variété règne dans les enseignements de
physique. Ces variations ne sont guère étonnantes si l'on considère l'écart que
présentent les conseils de Biot d'avec les premiers
conseils de méthodes publiés en 1821 à la suite du premier programme de sciences physiques (1819) : "Le professeur lit
une partie des rédactions de la leçon précédente faite par les élèves. Il
examine les solutions de problèmes. Il interroge sur les leçons précédentes. Il expose la nouvelle
leçon"[cx].
Déjà se marque un certain décalage entre la physique du savant et la physique
enseignée : démarche de recherche ou
démarche d'exposition des contenus. La question de l'expérience n'est pas précisément
évoquée.
Pourtant, dès 1830, Thénard rejoint le Conseil royal
en 1830 et s'applique par de nombreuses circulaires, à assurer un bon
équipement des laboratoires. Quant aux professeurs, ils s'inspirent pour leur cours, des traités ou manuels recommandés
par les instances dirigeantes responsables de l'enseignement secondaire. Leurs
auteurs étant souvent des professeurs de l'enseignement supérieur comme Biot, de la Faculté des sciences de Paris, Pouillet, du Conservatoire des Arts et Métiers, et professeur de physique à la Faculté des sciences
de Paris, ou Péclet, maître de conférences de physique à l’École normale, le niveau des
ouvrages dépasse celui d'une classe normale de collège ou de lycée. En outre, il arrive que certains professeurs conduisent eux‑mêmes des
recherches tout en enseignant : ils sont alors à la fois enseignants du
secondaire et chercheurs. Ceux‑ci privilégient finalement, parfois, leurs
recherches et se comportent alors en savants, détaillant à outrance les
expériences et amenant l'élève dans des discussions complexes : remarques
critiques, souci du détail significatif des qualités de la recherche, intérêt
de telles ou telles nouvelles recherches, mise en regard de l'état de la
recherche pour mieux convaincre de l'intérêt d'un nouveau dispositif, toutes considérations
qui rebutent l'élève, comme en témoignent les exemples suivants illustrant
l'excès de minutie pour un élève se préparant au baccalauréat :
"Si, dans les expériences précédentes et dans
celles qui vont suivre, l'action d'un simple fil métallique sur les courants
mobiles n'était pas assez marquée, on pourrait prendre […] une longue lame de
cuivre recouverte de soie, et dont les extrémités seraient mises en
communication avec les pôles d'une pile Wollaston."[cxi]
"Dans la combinaison des acides avec les bases
[…] l'acide prend toujours l'électricité positive, et la base l'électricité
négative. C'est le galvanomètre qui va nous servir pour constater cette loi importance. M. Becquerel dispose ainsi l'expérience […]"
"M. de la Rive a découvert le fait
suivant, qui est très important pour l'explication de l'affaiblissement
qu'éprouve le courant dans les piles ordinaires"[cxii].
"Ce serait ici le lieu de parler des chaleurs
spécifiques […] des gaz ; mais ces questions élevées sortiraient des
limites du programme. M. Regnault a publié en 1840 un beau
travail sur les chaleurs spécifiques. Il est inséré dans les Annales de
physique et de chimie, t.75, an. 1840."[cxiii]
Ce type de cours appelle de nombreuses critiques.
On déplore des contenus trop exhaustifs, des approfondissements excessifs qui
frôlent la discussion de chercheur, un souci exacerbé de la précision dans les
résultats numériques à l'image de la faculté. Une part importante est consacrée
aux descriptions d'appareils. Or, presque généralement, dans les cours de
physique élémentaire, le professeur
a seul, accès aux instruments : "les élèves peuvent bien voir et étudier les instruments
sur la table de l'amphithéâtre, alors qu'ils doivent donner l'attention la plus
soutenue aux paroles du maître"[cxiv]. Celui‑ci
insiste sur le dispositif employé, en le dessinant, parfois même avant la
description de l'expérience elle‑même, ce qui sera
dénoncé : "Presque toujours ces appareils offrent des dispositions
accessoires compliquées, sur lesquelles l'attention des élèves s'égare et qui
les distraient de l'objet essentiel de la démonstration. [… ] Insensiblement on est venu parfois à subordonner la pensée qu'il
s'agit de faire entrer dans l'esprit des élèves à l'appareil qui devrait en
être seulement la traduction matérielle ou la vérification"[cxv].
En agissant ainsi, sans doute les professeurs reproduisent‑ils les
conseils reçus lors de leur formation à l’École normale où ils ont appris à
"connaître […] les principes du dessin exact des machines, les conventions
admises, et la manière de tracer les croquis cotés […] de différents appareils
de physique, dont les dessins à l'échelle seront exécutés pendant les leçons de
dessin"[cxvi]. Aussi déplore-t-on que
"les professeurs de physique craignent d'aborder l'étude d'une classe de
phénomènes quand la machine imaginée par les constructeurs de Paris manque à
leur cabinet, comme si cette exposition perdait quelque chose à être faite à
l'aide des procédés matériels très simples imaginés par les inventeurs eux‑mêmes, et toujours de
nature à être réalisés à peu de
frais partout"[cxvii].
On peut considérer que de tels agissements
réduisent l'expérience à la simple description de
l'instrument historique qui est à son
origine. L'expérience devient ainsi un artifice du cours, un discours sur un
objet et son histoire, un accompagnement de l'exposé délibérément séparé du
propos, et ceci d'autant plus que les expériences sont parfois réunies ensemble
à la fin du cours, ou lors d'une séance spéciale ultérieure, accentuant la
coupure entre le propos du cours et son illustration. Une telle présentation de
la physique s'apparente davantage à
une rhétorique des découvertes scientifiques qu'à une mise en œuvre
expérimentale de la science. Quant aux classes scientifiques du niveau physique
spéciale, la physique y est mathématisée et coupée de l'expérience : le
formalisme principalement constitue
l'objectif de la préparation des concours d'admission aux Écoles du gouvernement,
en particulier de l'École polytechnique, déjà recherchée des candidats.
3. Une tentative pour promouvoir un enseignement expérimental véritablement concret et mettre l'accent sur l'histoire des découvertes.
En réaction contre cet enseignement surchargé ou
trop mathématisé, imposé en aval par certains jurys de concours, notamment
celui de l’École polytechnique, Fortoul, ministre de l'instruction publique et des cultes aux débuts du Second
Empire, réunit une commission qui doit redéfinir le cadre et les caractères de
l'enseignement scientifique, en particulier celui de la physique et de la chimie. Les instructions qui en résultent affirment une conception de
l'enseignement reposant sur quatre caractères fondamentaux :
l'enseignement doit être dogmatique et élémentaire, expérimental, appuyé par
une démarche historique et ouvert sur
la vie quotidienne et la pratique[cxviii].
L'importance d'exemples pris dans la vie de tous les jours est demandée aux
professeurs ; interdiction est faite
de dépasser le programme en persistant à enseigner
tous les détails de l'expérimentation ou le formalisme mathématique. Par contre, l'évocation de l'historique de la
découverte est vivement souhaitée : "[...] il n'est pas permis d'induire
les élèves en erreur [...] L'homme n'a pas inventé la physique ; il a saisi des
observations données par le haserd ; il en a varié les conditions, et il en a
déduit les conséquences […] Quand vous exposez un sujet d’intérêt général,
résumez‑en l'histoire ; rendez ainsi familière la logique des
inventeurs ; apprenez à vos élèves à connaître et à vénérer les noms des
hommes illustres qui ont créé la science."[cxix]
Ces directives qui prônent une démarche historique en même temps
que dogmatique, ne manquent pas de reprendre les contours définis par Auguste
Comte : "Toute science peut être exposée suivant deux marches
essentiellement distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être
qu'une combinaison, la marche historique,
et la marche dogmatique."[cxx].
Ces deux aspects vont effectivement se croiser tout au long du XIXe siècle dans
l'enseignement de la physique. Ainsi, "Par le premier procédé, on expose successivement les
connaissances dans le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a
réellement obtenues, et en adoptant autant que possible, les même voies. Par le
second, on présente le système des idées tel qu'il
pourrait être conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue
convenable, et pourvu des connaissances suffisantes, s'occuperait à refaire la
science dans son ensemble. Le premier mode est évidemment celui par lequel
commence, de toute nécessité, l'étude de chaque science naissante ; car il
présente cette propriété de n'exiger, pour l'exposition des connaissances,
aucun nouveau travail distinct de celui de leur formation, toute la didactique
se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre chronologique, les
divers ouvrages originaux qui ont contribué aux progrès de la science. Le mode
dogmatique, supposant, au contraire, que tous ces travaux particuliers ont été
refondus en un système général, pour être présentés suivant un ordre logique
plus naturel, n'est applicable qu'à une science déjà parvenue à un assez haut
degré de développement. Mais, à mesure que la science fait des
progrès, l'ordre historique
d'exposition devient de plus en plus impraticable, par la trop longue suite
d'intermédiaires qu'il obligerait à parcourir ; tandis que l'ordre dogmatique devient de plus en plus
possible, en même temps que nécessaire, parce que de nouvelles conceptions
permettent de présenter les découvertes antérieures sous un point de vue plus
direct."[cxxi].
Les conclusions des instructions officielles
concernant la physique résument bien les
nouvelles directions : "1) caractériser exactement le procédé des
inventeurs toutes les fois qu'il s'agit d'une grande classe de phénomènes ; 2)
s'astreindre, autant que posible, à l'emploi des appareils et des procédés les
plus familiers ; 3) laisser à l'enseignement des facultés les détails les plus
compliqués, réservés aux savants ; 4) se borner à l'exposition des idées
simples, dont tout le monde a besoin de faire usage : telles doivent être les
règles à suivre dans l'enseignement de la physique"[cxxii] Pour la
première fois, on tente officiellement de cerner la place de l'expérience et celle de la mathématisation. C'est à un véritable retournement de méthode que l'on invite : il faut
réhabiliter l'observation du fait expérimental et
centrer l'enseignement sur lui.
La démarche inductive est longuement rappelée à
propos de la chimie : "S'adressant d'abord aux sens, il doit partir de
l'expérience fondamentale, toutes les
fois que le sujet le permet, en fixer les conditions, en mettre en relief
toutes les circonstances, obliger les élèves à s'en rendre compte par
eux-mêmes, puis fonder l'édifice de sa discussion sur cette base solide Lorsqu'il
s'agit de ces expériences qui ont donné naissance à une grande théorie, comme l'analyse de l'air par Lavoisier ; qui ont servi à une grande
application comme l'action décolorante du charbon […] loin de glisser sur les
détails, le professeur doit suivre ces expériences dans tout leur cours, les
peindre à mesure qu'elles s'effectuent,
attirer sur elles l'œil de l'auditoire, en prévoir les diverses phases, les
annoncer, en expliquant les accidents, en un mot, concentrer sur elles toute la
puissance d'attention des élèves. […] Envisager la chimie comme une conception
pure de l'esprit et les faits comme un complément d'information, dont à la
rigueur on pourrait se passer, c'est enseigner, non la chimie, mais une science
fausse"[cxxiii].
Le professeur doit fonder tout l'édifice de sa discussion sur cette base
solide, donc, aller du connu à l'inconnu "car c'est dans la nature, bien plus que dans les livres, qu'il faut chercher des
inspirations"[cxxiv].
Ce faisant, l'expérience est réhabilitée et placée au coeur du dispositif
d'enseignement et non réservée à la fin du cours, comme une preuve superflue et
inintéressante dont se désintéressent les élèves. "Comme il [le
professeur] est cru sur parole et que, de leur côté, les élèves convaincus
d'avance, ne croient plus avoir le moindre effort à faire, les expériences sont
rejetées au second plan"[cxxv].
Le professeur est donc invité à préparer ses cours dans le laboratoire en
prenant part à la disposition matérielle des expériences plutôt qu'en se plongeant dans les livres. Et dans
son enseignement, souvent encore trop traditionnel où "[il] dicte les
leçons et exige des élèves de longues rédactions, procédé qui est surtout
propre à exercer la mémoire"[cxxvi],
le professeur est prié de "montrer comment on observe un fait et comment
d'un fait qu'on observe bien soi‑même on tire des conséquences précises"[cxxvii].
Cette incitation au changement de pratique pédagogique devrait aller de pair
avec la nouvelle démarche d'apprentissage. Il s'agit‑là d'une tentative
d'innovation caractéristique de la réforme de la bifurcation conduite par
Fortoul.
Pourtant, malgré le caractère progressiste de ces
dispositions, la mise en application de la réforme se heurte à de nombreuses
ambiguïtés qui conduisent vite à son abandon. Plusieurs facteurs y contribuent.
Tout d'abord, celui d'ordre social et culturel, tenant au dispositif
réactionnaire dans lequel s'insère la réforme : le lycée a pour mission de former
les élites libérales, les classes dirigeantes dont l'aisance, les aptitudes
relationnelles, et le "bon" goût sont très recherchés ; il est
majoritairement fréquenté par les enfants de notables pour lesquels la science
doit seulement constituer un élément — la connaissance du monde — participant de
la culture philosophique. Aussi, les exigences de la formation ne se
satisfont-elles pas du caractère utile des études scientifiques, défendues pas
Dumas et les industrialistes, instigateurs d'une formation scientifique
renforcée, indispensable au développement scientifique de la France.
En même temps, cette réforme présente une autre
ambiguïté technique : elle va, de fait, conduire au regroupement non
seulement des futurs scientifiques de la nation, mais aussi, des élèves
relevant d'un enseignement intermédiaire — entre l'enseignement primaire et
l'enseignement des classes supérieures des lycées[cxxviii] — pour les professions industrielles et commerciales[cxxix]. D'où l'hétérogénéïté des
classes scientifiques, et la faiblesse des candidats au baccalauréat, ce qui
discrédite la filière. Enfin, violemment défendu par les cléricaux et l'église,
l'argument idéologique se retranche derrière les vertus de l'idéalisme et la conformité au comportement
attendu des notables : la matérialité présumée des sciences renforcerait
le matérialisme et inciterait au débordements tels ceux des journées de 1848.
C'est, dans un contexte qui a donné naissance à la loi Falloux [1850] que Fortoul
— sans doute pour contrer ces accusations et faire allégeance aux
réclamations des partisants de l'enseignement classique, surtout à
l'Eglise — met en valeur l'avantage pour les classes dominantes, d'un
enseignement scientifique bien conduit : "Exposée de la sorte, la question
ne trouvera jamais d'intelligence rebelle dans le jeune auditoire des
lycées."[cxxx]
Dans les instructions officielles de physique, le rapport fait/théorie n'est cependant pas aussi
clairement exposé qu'en chimie. La théorie doit “s’appuyer ou [être] démontrée par des faits précis
et concluants'[cxxxi].
Si, en chimie, on doit partir du fait pour construire la loi, on se limite en physique, au simple rappel des faits. La seule
présentation du fait concret doit permettre d'appuyer
ou de "démontrer" la théorie. Elle est suffisante pour conduire à
l'objectif principal : l'admiration des phénomènes et l'apprentissage des
lois. On
remarquera que la démarche est toujours de type
déductif, et que l'élève est invité à mémoriser une suite de vérités qui
constituent pour lui un panorama de faits et de lois. Il n'y a donc pas à
proprement parler, comme en chimie, de démarche inductive qui, des faits aboutirait
aux lois. Toutefois, on peut dire qu'une certaine influence du positivisme
commence à poindre dans l'enseignement des sciences, plus apparent en chimie
qu'en physique. D'ailleurs, le caractère expérimental s'attache
davantage à la chimie : le plan d'études de la bifurcation prévoit des
exercices pratiques seulement en chimie pour les élèves de la classe de
physique spéciale[cxxxii]
tandis qu'en physique, aucune manipulation n'est prévue. Seul le professeur
montre, ou fait montrer les expériences de physique considérées comme
cruciales. Le plus souvent, il se contente de présenter une copie de
l'instrument, ce qui lui donne l'occasion de "raconter" la découverte et
d'évoquer l'expérience du savant ainsi à
l'honneur.
Les lycées disposent généralement dès la deuxième
moitié du siècle, de cabinets de physique équipés, comme semblent le
confirmer les listes des collections scientifiques adressées au ministre dès
après 1842, sur demande des inspecteurs généraux[cxxxiii]. Celles‑ci
font apparaître qu’à partir de 1837, les cabinets de physique et laboratoires
de chimie des établissements les
plus importants en France, comprennent une moyenne de 250 objets[cxxxiv].
Leur classement est établi selon les rubriques suivantes : Mouvement et
pesanteur, Hydrostatique, Dynamique, Pneumatique, Chaleur, Électricité,
Galvanisme, Magnétisme, Electromagnétisme, Acoustique, Optique, Météorologie,
Chimie. A ce propos, il convient de souligner encore le rôle irremplaçable de
Thénard dans le développement des
cabinets de physique et des laboratoires de chimie des établissements
secondaires. Fervent défenseur des sciences physiques et acteur infatigable dans la mise en
œuvre de leur enseignement, Thénard apparaît toujours comme le
maître d'œuvre incontesté de l'équipement des cabinets de physique, comme en
témoigne Dumas dans une lettre au
ministre de l'Instruction publique : "M. Thénard [… ] à qui les collèges
doivent tous les progrès sérieux qu'ils ont fait depuis 1830, s'ils n'en ont
pas fait davantage. Mais qui donc ignore que dès 1831 M. Thénard réclamait avec la plus
haute conviction tout ce qu'on essaie d'organiser aujourd'hui ? Qui ne
sait que sa sagesse a préparé de longue main le moyen d'exécution que l'on va
mettre à profit, en reconstituant dans
tous les collèges le matériel des cabinets de physique,
en y créant des laboratoires de chimie ?"[cxxxv] La vigilance
apportée au problème des manipulations a d'ailleurs conduit à différentes
circulaires ; ainsi le 24 octobre 1837, paraît le programme des manipulations de
physique et du dessin des machines à l’École normale ; cinq ans plus tard, le
27 décembre 1842 paraît la liste des instruments de physique dont chaque
collège doit être pourvu pour l'exécution du programme de physique arrêté le 23
septembre 1842, puis celle, le 27 janvier 1843, pour les instruments de chimie
et les produits chimiques. Pour appuyer la circulaire, en suit une autre
relative aux achats de matériels scientifiques : un délégué parisien, Masson, professeur au lycée Louis‑le‑Grand est nommé
comme correspondant pour la province. Telles sont certaines des mesures dues à
Thénard qui ont pu contribuer au
développement du caractère expérimental des sciences physiques dans les lycées
ou collèges dès avant 1850. Il est important de noter combien cet aspect
matériel s'identifie à
l'enseignement expérimental de la physique.
Les cabinets de physique achèvent ainsi leur
premier équipement dans les années 1830
- 1850. Ils comprennent alors, généralement, une machine pneumatique,
une machine électrostatique[cxxxvi],
des appareils divers pour chute des corps, telle la machine de Morin.
Machine
de Morin
“M. Morin, directeur du Conservatoire des arts et métiers, a
fait construire récemment, pour démontrer les lois de la chute des corps, un appareil dans lequel le mouvement
de rotation uniforme d’un cylindre en papier est combiné avec le mouvement d’un
corps qui tombe, de manière que celui‑ci, à l’aide d’un pinceau trempé dans
l’encre de Chine, décrit, sur le papier, une courbe qui représente la loi du mouvement. (L’idée première de) cet appareil … est due à
M. Poncelet.”[cxxxvii].
Les
collections renferment aussi différentes pompes aspirantes ou foulantes. Des
appareils conçus par les savants français : appareil de Gay‑Lussac, de Dulong, de Regnault. De nombreux instruments de mesure. Aimants, batteries électriques de toutes sortes, condensateurs
figurent dans les collections. De même en chimie, une cuve pneumato‑chimique pour le recueil des gaz opéré sous cuve à
eau.
Appareil de Gay‑Lussac
“Deux méthodes ont été suivies pour déterminer la densité des
vapeurs : la première, due à M. Gay‑Lussac, est applicable aux liquides qui entrent en
ébullition au‑dessous de 100 degrés ou peu au‑dessus, la seconde, due à
M. Dumas, permet d’opérer à des températures qui peuvent aller
jusqu’à 400 degrés environ.
L’appareil de Gay‑Lussac se compose d’une marmite en fonte remplie de mercure dans
lequel plonge un manchon de verre…plein d’eau ou d’huile… à l’intérieur duquel
est une cloche graduée d’abord remplie de mercure… (dans laquelle on plonge)
une petite ampoule de verre fermée à la lampe… et renfermant le liquide à
vaporiser. Par la dilatation du liquide sous l’effet de la chaleur, celle‑ci
éclate… tout le liquide est réduit en vapeur.”[cxxxviii]
La mise à jour des listes chaque année durant dix
ans, témoigne du souci de l'administration d'assurer aux professeurs une pratique expérimentale
de l'enseignement de la physique. Il n'en demeure pas moins que, malgré les nouvelles recommandations,
l’utilisation des instruments continue de s’inscrire
dans une logique de la présentation qui consiste le plus souvent, à énoncer la
loi puis à décrire l'expérience qui la confirme : c'est ce que les professeurs nomment
une démonstration, ou une vérification de loi.
4. Des applications pour une physique utile
L'insistance portée à l'expérience ainsi qu'à ses instruments, souligne l'importance de l'aspect matériel dans l'expérimentation que la réforme de la
bifurcation promeut avec les textes officiels sur la physique scolaire. De l'instrument aux objets techniques utilisés dans la vie courante par les
ménages ou les particuliers, l'industrie, etc…, l'écart n'est pas loin, aussi,
invocation est faite aux professeurs, dans les textes officiels, de prendre appui sur la physique du
quotidien comme application de la physique. On peut voir là un exemple
significatif du XIXe siècle, comme siècle à l'origine — encore vivace —
d'une vision de la technique[cxxxix]
comme terrain d'application de la science, dans un rapport hiérarchique de la
primauté de la science défendu par Dumas à l'instigation
duquel Fortoul explique que "la
science, sans perdre de sa dignité, peut descendre à l'explication des pratiques les
plus usuelles des arts, de l'hygiène et même de l'économie domestique"[cxl].
Contrairement aux subtilités de la recherche
savante, l'ouverture aux applications quotidiennes de la science introduit donc
une dimension familière et pratique de l'enseignement des sciences physiques,
lesquelles s'inscrivent alors dans l'utile — ce qui encore une fois, après les
tentatives des écoles centrales, rompt avec la nature désintéressée et abstraite
que, jusqu'alors, cet enseignement présentait[cxli]. Avec ces nouvelles instructions, des descriptions d’objets techniques
illustrant les applications de la science vont, à partir de la deuxième moitié
du siècle, s’additionner aux descriptions de matériel scientifique (dispositifs
expérimentaux, des instruments de mesure et autres machines de
laboratoire). Il en résulte un accroissement important des ouvrages ainsi
qu'une surcharge des programmes. L'alourdissement des cours devient manifeste :
non seulement l'allure générale des cours demeure celle d'un exposé de faits et
de lois, mais aucune formation
expérimentale n'est véritablement mise en œuvre. L'expérience est court-circuitée par une description instrumentale aux
évocations historiques. La mémoire est surchargée d'informations sur les objets
de la vie quotidienne, comme on peut en juger par l'exemple du cours
d'électricité de Langlebert (1892):
|
Chapitres
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Applications
|
|
Matière
|
Traitement mécanique des métaux et la résistance des matériaux
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Hydrostatique
|
La presse hydraulique
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|
Étude des gaz
|
Pompes et tirage des cheminées
|
|
|
La météorologie
|
|
Chaleur
|
La machine à vapeur, classification et perfectionnements
La machine à gaz
|
|
Effets chimiques des piles
|
Galvanoplastie, argenture et dorure
|
|
Électro‑magnétisme
|
Télégraphe et sonneries électriques
|
|
Induction
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Les nouvelles machines d'induction, machines magnéto‑électriques
et dynamo‑électriques de Gramme
|
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Électricité
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Éclairage
|
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Applications
|
Téléphonie, microphonie, photophonie, phonographe
|
|
Optique
|
Photographie, phototypie et photogravure
|
Finalement, dans la conception des cours de physique et chimie, la démarche est trop souvent
expositive. Elle consiste d'abord à énoncer la loi inscrite au programme, puis présenter les instruments illustres dont la
description accompagne le récit de l'expérience, généralement rapportée
plutôt qu'effectuée. Tout ceci peut donner à penser que le professeur ne
souhaite pas — ou ne se sent pas capable de — faire l'expérience
lui‑même. C'est finalement, davantage la formation expérimentale des
professeurs qui se pose, plutôt que
leur bonne volonté.
5. L'expérience dans la formation des professeurs de sciences physiques
Jusqu'en 1840, les professeurs de mathématique et de
sciences physiques des lycées reçoivent une
formation scientifique relativement homogène : ils doivent tous obtenir
une agrégation de sciences unique qui nécessite de posséder les deux licences
de mathématiques et de sciences physiques.
Les épreuves comportent, mis à part les compositions de lettres : 1°) la
solution d'une ou plusieurs
questions de physique 2°) la solution d'une ou
plusieurs questions de mathématiques[cxliii]. Les questions
orales ont pour objet les matières de l'enseignement du cours de mathématiques
de seconde année de philosophie, et du cours correspondant de physique — où la physique est
essentiellement centrée sur les formules.
La seule spécialisation expérimentale est reportée
en dernière classe de l'École normale où les futurs professeurs se préparent à
l'agrégation et à leur spécialité ; à ceux qui envisagent avec certitude
d'enseigner les sciences physiques, on offre quelques séances d'ateliers et de manipulation. Apparaissant
comme une option non prise en compte aux épreuves de l'agrégation, cette
initiation expérimentale pratique n'est pas valorisée. En fait, la
spécialisation est laissée à l'appréciation de chacun, dès que sont connus les
résultats à l'agrégation de sciences. Le plus souvent, cette situation favorise
les mathématiques dont l'enseignement jouit à cette époque
d'un prestige plus grand que celui de la physique, en partie par les revenus qu'il peut procurer. Au lycée Rollin, par exemple, un
tableau récapitulatif des heures particulières accordées aux professeurs pour
le premier semestre 1864 laisse apparaître que seulement quatre professeurs de
mathématiques sont concernés ; au lycée de Versailles, un seul élève
demande à la même époque, des heures particulières en physique. C'est ce qu'explique
à son fils le père de Pasteur : " Sans vouloir
contrarier ta façon de voir, je te verrais avec plus de satisfaction sortir
pour les mathématiques, attendu que c'est plus lucratif […] puis à mérite égal,
le plus savant, le mieux considéré, sera celui qui aura la bourse la mieux
garnie, ainsi va le monde, n'en pas tenir compte est à mon avis une grande
sottise"[cxliv].
On comprend pourquoi, lorsqu'ils doivent choisir leur affectation, les agrégés
de sciences préfèrent les mathématiques quand il s'agit d'opter pour un poste.
Thénard tentera vigoureusement de
s'y opposer : comme membre du Conseil royal d'instruction publique, il se
précipitera, dès les résultats, auprès des premiers agrégés auxquels il
offrira, pour tenter de les attirer, de bons postes en sciences physiques avant
même qu'ils aient émis un vœu[cxlv].
Mais la situation est trop incertaine pour garantir une motivation forte en
faveur de l'enseignement des sciences physiques. Le poids des mathématiques
demeure incontournable.
En 1840, Victor Cousin tente de trouver une
solution. Il scinde l'agrégation des sciences, et crée une agrégation des
sciences mathématiques et une des sciences
physiques et naturelles[cxlvi]. Il s'en explique en alléguant la prédominance des mathématiques qui,
selon lui, met à l'écart les sciences physiques et naturelles :
"Jusqu'ici les sciences mathématiques et physiques étaient confondues dans
la même agrégation. Il en résultait ce grave inconvénient que, l'agrégation
embrassant des épreuves très diverses, les candidats qui s'y préparaient
avaient plus d'étendue que de profondeur dans leurs connaissances, et cette inconséquence, qu'après avoir passé le concours, les
agrégés admis étaient appliqués à des enseignements différents, les uns aux
mathématiques, les autres à la physique et à la chimie. Enfin, il faut dire, la physique et la chimie, la physique surtout
n'étaient pas suffisamment représentées dans ce concours unique, et les
sciences naturelles n'y jouaient aucun rôle : ce qui condamnait
l'Université à chercher des maîtres pour les sciences naturelles en dehors de
l'agrégation et de l'école normale qui y prépare"[cxlvii].
Mais, pour autant, aucune épreuve expérimentale
n'est introduite à la nouvelle agrégation. La nouvelle mesure ne se traduit pas par des
changements notables dans la pratique de l'enseignement des sciences physiques. Ce
que critique le ministre de l'Instruction publique et des Cultes Hippolyte
Fortoul en 1853 : "pour le
plaisir de briller par une érudition contestable et par une gravité précoce, on
avait peu à peu mis en oubli les conditions laborieuses et modestes de l'art
d'enseigner […] ; les concours de l'agrégation [n'étaient que] d'ingénieux
tournois […] [et] l'utilité pratique des résultats ne répondait pas aux
espérances [...]. Trop souvent les agrégés, vainqueurs de leurs rivaux, étaient
de médiocres professeurs"[cxlviii].
Fortoul incrimine la compétence pédagogique des
professeurs, et pour cela, donne le primat de son acquisition à l'usage : c'est en
enseignant sur le terrain que le professeur va se former. Il n'est pas question
de théorisation de la formation. Telle est la conception alors en vigueur chez
Fortoul. Cette considération a le mérite d'être économique : la réforme crée un
véritable appel d'air dans l'ouverture de postes de professeurs, et la mise sur
le terrain comme lieu de formation, permet d'y placer les futurs jeunes
professeurs. Dans cette logique du primat aux compétences pédagogiques, Fortoul prend deux mesures
principales qui changent la physionomie du concours, et sa
signification : suppression des divisions de l'agrégation par le
rétablissement d'une agrégation unique de sciences, et introduction d'une
épreuve pratique en remplacement de l'épreuve d'argumentation, jugée trop
théorique, dans les épreuves orales, toutes consacrées désormais aux matières
enseignées dans les collèges[cxlix]. C'est clairement signifier que le niveau d'enseignement dans les
lycées ne recquiert pas un haut niveau théorique pour le professeur, et que la
préparation de l'agrégation passe aussi par une immersion dans les classes.
Cette nouvelle épreuve constitue une mesure d'importance pour les
sciences expérimentales. Elle s'inscrit dans la ligne déjà défendue par Dumas, du renforcement de l'aspect expérimental dans l'enseignement et du
caractère pratique qui devrait s'y introduire, tant pour l'enseignement des
mathématiques que pour celui des
sciences physiques. Déjà dans son rapport de 1847 au Ministre de l'Instruction publique
sur l'enseignement sciences physiques, il déclare : "La Faculté envisage
l'étude des mathématiques comme une étude longue, lente, s'appuyant sur de
nombreuses applications à des questions bien choisies et puisées dans les réalités
de la vie", et, "Il faut rendre à ces études [les sciences physiques] leur caractère. Elles
doivent être calculées pour la masse des élèves, et il importe pour atteindre
ce but de les faire rentrer dans un ordre d'idées plus expérimental et plus
pratique"[cl]. Aussi, l'épreuve pratique introduite à l'agrégation doit‑elle
permettre aux futurs professeurs de montrer qu'ils savent
"préparer une expérience et la mener à bien,
analyser un corps […] en d'autres termes, joindre jusqu'à un certain point à la
théorie, la pratique qui l'éclaire et la justifie"[cli]. Les sujets
d'épreuves pratiques du concours d'agrégation de 1856, présidé par
J.B. Dumas, se présentent bien comme des questions pratiques à résoudre[clii].
L'objectif de Dumas, est d'obtenir de bons professeurs dont il donne ainsi la
définition : "Le
véritable talent d'un professeur consiste surtout dans la manière d'entendre et
d'embrasser dans son ensemble le sujet d'une leçon, d'en saisir l'esprit et de
le montrer, d'en classer et coordonner les détails en les rattachant à un
système général dont on montre la
trame. Or ce talent a été marqué chez les naturalistes. Il s'est encore
manifesté, à un certain degré chez les physiciens […]"[cliii] On remarquera
que ses critères portent davantage sur les qualités pédagogiques du professeur
que sur son aptitude à mener des activités expérimentales dans son cours.
L'épisode de la bifurcation aura tenté de mettre
l'accent sur une formation expérimentale des professeurs de sciences physiques plutôt que d'exiger des capacités à
l'agrégation. Mais finalement, ce sera au détriment des connaissances par
limitation des spécialisations. La mise en pratique dans les classes ne
s'effectuera pas selon les prévisions espérées. Les professeurs maintiendront
leur système d'enseignement, parlant
d'expérience à propos de lois,
présentant les instruments en guise d'expérience, et
finalement, menant un discours rhétorique sur la science, propre aux futurs
notables que sont les élèves de l'enseignement secondaire.
Lourdeur des programmes, méthodes centrées sur la mémoire, et bientôt, conjonction de facteurs
socio-économiques, scientifiques et montée des nouvelles couches intermédiaires
— pour lesquelles l'enseignement secondaire est inadapté — sont
autant de signes annonciateurs de changements à venir. Une réforme d'inspiration
positiviste des études secondaires va bouleverser les études scientifiques.
Avec la question des méthodes d'enseignement, l'expérience verra bientôt sa place, sa nature et son rôle repensés dans
l'enseignement des sciences physiques.
III. L'expérience : outil d'enseignement dans une conception positiviste de la science
1. Induction et modernisme pour un nouvel enseignement des sciences
Jusqu'ici, on se souvient de la lourdeur des
programmes, mais aussi, et surtout, du principal grief fait à l'enseignement
secondaire : qu'il soit classique et centré sur les humanités, ou moderne[cliv]
au service de l'enseignement des sciences, la question des méthodes d'enseignement rallie tous les détracteurs de l'enseignement
secondaire. Les critiques du plan d'études vont bon train : trois
tendances s'affirment. En premier, l'opposition traditionnelle des Anciens et
des Modernes se poursuit sur la question de la prééminence des langues
anciennes ; en second la querelle des scientifiques et des littéraires sur
la question des méthodes, les scientifiques reprochant aux littéraires de
n'être pas assez modernes, ces derniers voulant simplement une réforme méthodologique
des études classiques ; enfin l'appréciation contraire portée sur les fins
de l'éducation : sera‑t‑elle utilitaire, comme le reprochent les littéraires
aux scientifiques ? ou au contraire désintéressée, selon leurs propres
convictions ? Tels sont les antagonismes complexes devant le plan de 1880[clv].
A ceux-ci, s'ajoutent ceux, tel Berthelot, célèbre chimiste et membre du Conseil supérieur de l'Instruction
publique, qui s'insurge contre l'oubli de l'enseignement des sciences. Déjà
dans La Revue des deux mondes, (15 mars 1891, p. 362), après avoir
comparé les effectifs des élèves qui entrent dans les classes de mathématiques élémentaires ou de
préparation à St Cyr au sortir des classes précédentes, le pourcentage en
faveur des scientifiques est écrasant[clvi], ce qui fait
dire à Berthelot : "la grande majorité
des élèves qui veulent concourir pour les écoles du gouvernement échappent vers
la fin de leurs études aux cadres de l'enseignement classique". Il est, en
effet, clair que l'étude des lettres anciennes dans leur totalité, ne servent
pas vraiment les exigences des concours des grandes écoles, dont le programme porte majoritairement sur
les mathématiques puis les sciences.
Les conceptions positivistes qui prévalent à la
mise en œuvre de la réforme de 1902 appellent une conception nouvelle de
l'enseignement. Déjà, en son
temps, Jules Ferry avait lancé "(nous avons voulu) mettre les leçons de
choses à la base de tout."[clvii]
La commission des réformes sur l'enseignement scientifique instituée en 1888,
sous‑présidée par Berthelot et à laquelle participent
Gréard, vice‑recteur de l'Académie de Paris, Boutan inspecteur général de
l'enseignement public (et ancien professeur de physique), Fernet, inspecteur général de l'enseignement (et aussi ancien professeur de
physique à Paris), Liard, directeur de l'enseignement supérieur, Bréal du collège de France, Mlle
Provost, directrice du lycée Fénelon, précise dans son
rapport "(qu'il serait) utile de donner aux élèves un commencement d'initiation à cette méthode (la méthode
expérimentale), la plus féconde de toutes, dans laquelle des faits bien
analysés fournissent au raisonnement son point de départ, sa rectification ou
sa preuve. On demandera donc au professeur, de servir son enseignement à la
culture de l'esprit, en d'autres termes à le rendre éducatif"[clviii].
On retrouve les ambitions déjà anciennes d'un apprentissage formateur
d'esprit — que n'a -t-on vanté "la tête bien faite plutôt que bien
pleine" d'un Rabelais. Et celles, proclamées notamment par Condorcet au
XVIIIe siècle, d'une science éducatrice, formatrice de l'esprit humain[clix].
Comme le clame Berthelot, il convient d'instaurer "[un enseignement qui ne soit pas] un
second enseignement classique, symétrique et parasite du premier… mais à côté
du vieil enseignement classique que beaucoup de familles désirent conserver,
[qui mette en œuvre] des formules nouvelles, d'un ordre tout
différent, appropriées aux vœux d'un autre groupe de familles"[clx].
C'est ce que Liard nomme des "humanités scientifiques"
affirmant ainsi la dualité de la culture idéale, considèrant que "les
études scientifiques doivent comme les autres, contribuer à la formation de
l'homme. Elles sont donc, elles aussi, à leur façon, des "humanités",
au sens large du mot."[clxi]
Après l'échec des écoles centrales, dû en partie à
l'absence d'enseignement religieux, puis de la bifurcation qui, en insistant
sur une approche concrète de l'enseignement scientifique faisait des sciences
les égales des lettres, ce recours au positivisme, une fois encore dans
l'enseignement scientifique, s'inscrit dans une nouvelle tentative d'installer
durablement cet enseignement dans l'enseignement secondaire. Et pourtant, les
conditions ont changé, et avec elles,
les conceptions du positivisme mises en avant dans chaque réforme. Il
est intéressant de revenir sur ces échecs.
De l'Empire à la loi Falloux, le contrôle des
esprits par la direction de l'enseignement — qu'il soit primaire ou
secondaire — est un enjeu toujours disputé par l'Eglise à l'Etat. La question
de l'enseignement primaire est provisoirement réglée par la loi Guizot (1833)
qui consacre la liberté de cet enseignement. Dès lors, la querelle scolaire va
se déplacer sur l'enseignement secondaire. Les fortes revendications catholiques
vont constituer une pression d'autant plus forte que la position de l'Église se
popularise et marque le début des évènements révolutionnaires de 1848. L'Église
apparaît comme le meilleur rempart de l'ordre social. C'est dans un contexte de
compromis qu'est votée la loi Falloux (15 mars 1850). Lorsque le second Empire,
à l'instigation de quelques universitaires scientifiques, entreprend de rénover
les études secondaires scientifiques, il leur faut rassurer : Fortoul va
montrer, par ses instructions officielles, que l'enseignement des sciences — à
condition d'user de bonnes méthodes — sert de rempart aux débordements de
la jeunesse : "[…] Persuader aux jeunes gens que l'esprit humain
pouvait se passer du fait qui sert de base à chaque découverte importante, qu'il
pouvait créer la science par le raisonnement seul, c'est préparer au pays une
jeunesse orgueilleuse et stérile. Elle dédaignera le gland d'où doit sortir le
chêne ; elle méprisera ce fait insignifiant, ce germe inaperçu, toujours
nécessaire, d'où le génie part pour doter l'avenir de forces et de lumières nouvelles ;
elle se complaira dans la contemplation de ces abstractions qui arrêtent les esprits justes et qui égarent les esprits faux dans
toutes les misères, dans toutes les vanités.[clxii] En quelque
sorte, introduire dans l'enseignement expérimental la référence historique aux
savants et la révérence pour ces grands hommes, porter l'accent sur le fait,
relier aux applications de la vie quotidienne, tels sont les gages que
l'enseignement public propose pour répondre aux craintes d'une société encline
à se réfugier derrière les valeurs de l'Église et son idéalisme, et pour
maintenir l'ordre social. A la fois, calmer les jeunes esprits par la modestie
de l'étude des phénomènes concrets, et l'honneur rendu aux hommes illustres ;
mais aussi — contrairement à
l'accusation de matérialisme portée par l'Église, et pour la contrer —
élever l'esprit : "Quand il s'agit de marquer le premier jet de la pensée
humaine, son origine, il n'y a rien de plus beau, de plus fécond et de plus
moral que la vérité. […] Rien de plus beau, car quiconque cherche dans les
documents originaux la marche suivie par les inventeurs dans la découverte de
toutes les idées mères, demeure charmé de cette étude. […] Rien de plus moral,
car, en rendant justice à celui à qui nous devons le bienfait d'une invention,
ils [les professeurs] feront un acte de probité, dont il est d'autant plus nécessaire
qu'ils donnent l'exemple à leurs élèves que ceux-ci ne trouveront que trop
souvent des maîtres enclins à s'en dispenser"[clxiii]
Ainsi, l'étude du monde naturel est une occasion
de moraliser l'enseignement et donc, de renforcer l'enseignement public. Quant
à son efficacité en faveur du pays, elle est assurée par un recentrage sur le
fait expérimental et les applications quotidiennes : d'où une science simple,
que l'on reconnaît et qui sert dans la vie. Au risque de rabaisser l'étude, ce
trait de l'enseignement expérimental qui s'inscrit aussi dans les options
Saint-Simoniennes du Second Empire est tempéré par l'idée que l'approche
expérimentale de la physique concrète élève alors la
pensée de l'élève : "Bien enseignée, la physique élargit et élève la
pensée. Elle embrasse, en effet, les phénomènes les plus merveilleux ; elle
maîtrise les forces les plus mystérieuses ;
elle explique les manifestations les plus redoutables des puissances de la
nature. Qu'elle se garde donc d'abaisser son point de vue, et qu'elle n'oublie
pas d'apprendre à admirer les phénomènes et les lois du monde, pour concentrer toute
l'attention des élèves sur les appareils qui en donnent la mesure précise ou qui servent à
les constater."[clxiv] L'étude de la science sous la bifurcation s'inscrit donc dans une
vision pratique et morale, réhabilitant le fait pour le fait — déjà positif,
selon la philosophie Saint-Simonienne — et
envisage l'étude pour l'utilité de ses applications et le développement du pays.
Si cette conception constitue alors une avancée dans la mesure où le fait
expérimental (et non la loi a priori) fonde
l'enseignement, sa rapide suppression dans les années 1859 - 1860 marque
l'abandon d'une première approche de type positiviste.
Car l'attachement des notables à une formation par
les valeurs traditionnelles, leur peur d'une dévaluation du diplôme par une
filière scientifique sans latin, la confusion qui marque l'hétérogénéïté du public de la filière
scientifique — certains s'y trouvant faute d'enseignement scientifique
intermédiaire, d'autres venant préparer les concours des écoles du
gouvernement — enfin, l'adhésion idéologique des professeurs qui, persuadés d'être
eux-mêmes proches des notables, en reprennent majoritairement les valeurs[clxv]
et refusent systématiquement quant ils sont mathématiciens (les mathématiques, toujours dominante parmi les sciences) d'accorder aux sciences
expérimentales une place censée leur
prendre du temps sans bénéfice pour l'esprit ou, lorsqu'ils font partie des
jurys de baccalauréat, dénoncent la détérioration du niveau des candidats dans
les épreuves non scientifiques, autant de raisons et d'intrications qui conduisent
à l'échec de la réforme de la bifurcation.
La nouvelle conception positiviste qui marque la
réforme de 1902 va tenter de donner une autre image des sciences expérimentales, ne
serait-ce que par la place différente de l'expérience qu'elle propose, par l'usage qu'elle en propose et la
démarche qu'elle revendique[clxvi].
Il faut se souvenir, pour cela, qu'un quart de siècle après la bifurcation,
l'enseignement de la physique a repris les pratiques
antérieures reposant — comme en mathématiques — sur des méthodes
déductives. Par exemple, en physique, "à chaque […] loi que l'on énonce, on joint
la description détaillée d'un instrument particulier, on se complaît dans cette description, on y
insiste, et petit à petit, dans l'esprit de l'élève, l'appareil prend des
proportions énormes [… ] ; il servait à vérifier une loi, il se substitue [… ]
à la loi elle‑même"[clxvii].
L'inspecteur général Lucien Poincaré déplore l'inadéquation de
ces anciennes pratiques pédagogiques à la formation du jugement de l'élève
: "Si nous confrontons […] les procédés pédagogiques employés dans
les lycées… avec les résultats que l'on désirerait obtenir, que de fâcheux
désaccords […] L'enseignement […] s'astreint encore à des méthodes transmises de génération en génération ; pour ne citer qu'un
exemple, combien de professeurs ayant à parler de
l'électricité, en face de ces machines si simples et si puissantes, d'un emploi
si pratique et qui sont d'ailleurs des applications presque immédiates de lois très nettes et très claires, se croient
cependant obligés de commencer leurs cours par la description de phénomènes,
anciennement connus il est vrai, mais aujourd'hui encore très obscurs, et
s'évertuent pour tirer une maigre étincelle d'un morceau de verre frotté avec
la peau de quelque malheureux chat écorché ou bien pour produire quelques
légères contractions chez une grenouille victime obscure et innocente de la
Science"[clxviii].
Il faut réformer cette méthode au nom d'une éducation de l'esprit positive
revendiquée par les promoteurs de la nouvelle réforme. Pour former le jugement
critique de l'élève, il convient de mettre en œuvre une démarche qui assure la
cohérence avec les visées éducatives définies par les instances supérieures du
système éducatif. L'enseignement
doit donc être à la fois très élevé, mais en même temps très simple et très
pratique.
Aussi, la démarche inductive, fondée d'abord sur l'approche des faits — comme sous la
Révolution où le sensualisme de Condillac était philosophie d'état en matière d'enseignement[clxix] —constitue‑t‑elle
le nouveau credo de l'enseignement
des sciences physiques : il faut procéder de l'observation des faits à l'élaboration
des lois. L'expérimentation doit occuper une place
centrale conformément au positivisme d'Auguste Comte qui considère la physique comme le modèle par excellence de la
science expérimentale : "C'est réellement en physique que se trouve le
triomphe de l'expérimentation, parce que notre faculté de modifier les corps
afin de mieux observer les phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune
restriction, ou que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que
dans toute autre partie de la philosophie naturelle"[clxx].
Car pour lui, deux modes fondamentaux d'étude caractérisent la physique. Le
premier est l'observation proprement dite, qui à elle seule est insuffisante :
"cette science, réduite à la seule ressource de l'observation pure,
serait, sans aucun doute, extrêmement imparfaite […]". A laquelle s'ajoute
"…l'emploi du second procédé général d'exploration, l'expérience, dont l'application
convenablement dirigée constitue la principale force des physiciens pour toutes
les questions un peu compliquées […] Ainsi, en résumé, non seulement la
création de l'art général de l'expérimentation est due au développement de la
physique, mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé est, en effet,
destiné […]"[clxxi].
La mise en œuvre de l'expérience est conforme à l'épistémologie positiviste de
la science, et assure également une formation d'esprit.
Le problème central est ainsi de
parvenir à ce que le cours ne commence plus par la loi mais par l'expérience. En pratiquant de la sorte,
le professeur amène l'élève à agir pour découvrir les grandes lois de la nature plutôt qu'à les admettre a
priori. Il procède pour cela à l'observation de faits quotidiens et
actuels dûment constatés, lesquels, par raisonnement et vérification
d'hypothèses, permettent d'induire la loi naturelle visée. Par exemple, à
propos des règles de composition des forces ou la loi de chute des
corps, il convient de les établir expérimentalement au lieu de procéder par
déduction à partir des lois
abstraites ; de la même façon, avant d'énoncer les lois de la réflexion ou
de la réfraction, il faudrait étudier expérimentalement la propagation de la
lumière dans différents milieux ; enfin — comme le conseille Lucien
Poincaré[clxxii] — il conviendrait aussi d'étudier les courants électriques bien avant
l'électrostatique devenue obsolète. Une adaptation de la physique scolaire à la vie concrète
et de l'élève renverse la perspective du cours. L'information doit être vivante
et immédiate, mais surtout construite et non plus apprise. De réceptacle de la
vérité sous la bifurcation, l'élève devient acteur de son savoir : c'est là
l'une des différences notables entre les visées du Second empire et celles de
la République en 1902, positivisme du fait concret pour l'un, de l'éducation
de l'esprit pour l'autre.
Corrélativement à ces nouvelles méthodes, la description systématique de l'instrument comme révérence ultime au savant illustre n'a plus sa place.
L'allure du cours de physique reposait auparavant
— comme en témoignent Poincaré et Berthelot — sur une longue
description des expériences historiques, le phénomène étant finalement énoncé.
En 1902, la renonciation aux appareils historiques figés dans une vitrine
s'impose [tels l'appareil de Haldat en hydrostatique,
l'appareil de Gay‑Lussac pour la dilatation de
l'eau, etc.….][clxxiii].
Ainsi, "le professeur se contentera d'exposer les faits tels que nous les
comprenons aujourd'hui, sans se préoccuper de l'ordre historique. On lui
demande de débarrasser l'enseignement de beaucoup de vieilleries que la
tradition y a conservées : appareils surannés, théorie sans intérêt, calculs sans réalité. Il n'entrera
point dans la description minutieuse des appareils ni des modes
opératoires."[clxxiv]
Pour cela, le professeur est invité à construire
lui‑même des appareils plus élémentaires, directement appropriés à l'expérience "avec les moyens les plus simples et les plus à portée,
s'attachant bien plus à l'esprit des méthodes qu'aux détails techniques
d'exécution"[clxxv].
Aussi, la simple salle de collection ou de préparation ne suffit plus. Le
recours à l'outillage est nécessaire, et l'adjonction d'un atelier devient
indispensable. Les professeurs sont invités à y
songer : "là où l'on pourra utiliser un établi et quelques outils, […
] il sera aisé de construire soi‑même des instruments avec des matériaux
vulgaires et simples [… ] ; dans l'enseignement élémentaire le véritable
cabinet de physique doit être un atelier"[clxxvi].
Il est même question de proposer aux élèves de réaliser certains petits
montages ou appareils très succints lors des exercices pratiques. La rusticité
des dispositifs doit garantir la lisibilité du phénomène et sa compréhension par
l'élève qui participe ainsi intellectuellement à son apprentissage. La physique
nouvelle doit être simple, scientifique et moderne.
Toutefois, le risque serait de limiter le cours à
un simple repérage des faits qualitatifs.
La commission tient alors à préciser que "ce sont les nombreuses
mesures de la fin du XIXe siècle qui ont amené à la découverte et l'extension
du principe de conservation de l'énergie […] ; [et que] d'ailleurs, (selon Lord
Kelvin) on ne connaît bien un phénomène que lorsqu'il est possible
de l'exprimer en nombre".[clxxvii]
La notion de mesure vient donc au premier plan
de l'expérience : la physique doit devenir quantitative,
au service des lois. En enseignant les mesures,
le professeur doit porter l'accent sur la précision, particulièrement dans
l'écriture des résultats. L'inspecteur général Lucien Poincaré tient à le rappeler dans ses conférences : "la véritable expérience est
quantitative, [parce qu'elle] permet l'évaluation d'une grandeur en nombre, au
moyen d'une unité définie [… aussi…] il faut que l'élève acquière
nettement l'idée de ce qu'est une mesure"[clxxviii]. La prise en
compte du réel se concrétise ainsi avec le sens de l'ordre de grandeur. On se
souvient que les professeurs déploraient le maniement
de formules sans lien avec la réalité.
Avec cette nouvelle exigence, la physique est ramenée dans le champ
expérimental et éloignée d'un formalisme souvent vide. Ainsi est prise en compte le pilotage des
calculs, comme critère de qualité scientifique. Là encore, la prise en compte
du calcul comme outil scientifique va dans le sens d'une spécialisation de la
formation.
Force est de pourtant de constater que, même si la
démarche du professeur constitue un
progrès dans l'apprentissage, tant du point de vue méthodologique et formation
d'esprit de l'élève que du point de vue de la modernisation des moyens à
employer, il n'en reste pas moins que c'est toujours le professeur, et lui
seul, qui met en œuvre les protocoles expérimentaux pour les élèves. Cette disposition
qui va perdurer, constituera plus tard un objet de critique du déroulement d'un
cours de physique. Pour contourner cet obstacle, les réformateurs de 1902 prévoient
l'introduction d'exercices pratiques, sorte de complément utile au cours,
permettant à l'élève de se familiariser directement et activement à la méthode inductive de la production des
connaissances en physique. Ces nouvelles dispositions devraient offrir à l'élève
"le sens de la réalité, la notion de loi, et [lui permettre] d'entrevoir, entre les phénomènes en apparence les
plus dissemblables, les rapports qui les unissent […] Ce sera en lui, avec des
acquisitions durables, une philosophie immanente de la nature […], l'éveil de sa
curiosité […], la mise en mouvement de ses énergies."[clxxix] On trouve bien, dans cette innovation, le souci d'une participation
effective de l'élève à son apprentissage, préoccupation toujours actuelle tant
les obstacles à sa réalisation sont nombreux.
Il faut souligner aussi une autre conséquence du
changement de perspective dans l'enseignement de la physique. Il s'agit du rôle de la physique expérimentale au service de
l'éducation morale de l'élève. Non seulement celui-ci devient actif, mais il
doit s'exercer au raisonnement et former ainsi son esprit critique :
"[l']une des fins, la fin principale de toute éducation, qui vise à autre
chose qu'à former des esprits réceptifs et passifs ?"[clxxx]
La notion de loi naturelle qui dépasse la
multitude des faits concrets est concrètement et matériellement perçue ; aux
yeux des réformateurs, ce dépassement ne peut que lui conférer une supériorité
au regard d'autres lois plus humaines[clxxxi].
2. Importance de l'expression mathématique de la loi
Pour compléter la méthode d'enseignement des
sciences physiques par l'observation et l'expérience, il convient, selon Auguste
Comte, d'avoir recours aux mathématiques : "Après l'usage
rationnel des méthodes expérimentales, la principale base du perfectionnement de la physique résulte de l'application
plus ou moins complète de l'analyse mathématique […] la fixité et la simplicité
relative des phénomènes physiques doivent comporter naturellement un emploi de
l'instrument mathématique […]"[clxxxii].
Ainsi, l'aspect expérimental et le traitement mathématique sont-ils
constitutifs de la nouvelle physique.
La mise en application de ce principe intervient
dans les instructions officielles par le recours au graphique et à la notion de
fonction (mathématique). Comment faire apparaître la loi mieux qu'avec un tracé
graphique ? Aussi le professeur est-il invité à "[utiliser] fréquemment
les représentations graphiques, non seulement pour montrer l'allure des
phénomènes, mais pour faire pénétrer dans leur esprit les idées si importantes
de fonction et de continuité[clxxxiii]".
Le graphique devient à la fois le représentant privilégié de la loi naturelle,
et sert en même temps une préoccupation mathématique. Son avantage pour
l'enseignement de la physique est qu'il supplante la
formule mathématique souvent plus hermétique. La description du phénomène physique s'organise ainsi
en une mise en relation des faits par une traduction graphique. Ce qui risque
de devenir, finalement, l'objectif principal du cours. On voit poindre, dans
cette disposition, les déviations futures du cours de physique.
Cette nouvelle pratique de la représentation
graphique valorise la notion de fonction mathématique, laquelle devient ainsi
indispensable comme lien des enseignements de physique et de mathématiques. Le caractère algébrique des formules s'efface devant
l'opérativité de la représentation graphique. L'aspect purement descriptif de
la physique s'efface devant sa mise en fonction mathématique, outil fondamental
en physique. L'aspect causal des phénomènes est directement relié à la
réalisation du graphique. Cette conception de l'enseignement de la physique,
reposant sur la maîtrise des outils spécifiques aux scientifiques, laisse
suggérer qu'elle s'adresse principalement à la formation des spécialistes de
niveau supérieur. La modernisation de l'enseignement va de pair avec le
renforcement de la liaison physique ‑ mathématiques.
Chapitre 3. - Les pédagogies nouvelles et l'expérience en physique
I. Un demi-siècle d'enseignement traditionnel toujours destiné aux élites (1902 à 1950)
Alors que la réforme de 1902 semble donner
l'avantage aux modernes[clxxxiv],
l'enseignement secondaire demeure un enseignement d'élite caractérisé par la
résistance vigoureuse des humanités classiques et la
persistance de tensions entre classiques et modernes. La rivalité classique -
moderne va ainsi jalonner le demi‑siècle, au nom d'un malthusianisme d'autant
plus récurrent que masqué. Les premières années du XXe siècle voient se
maintenir la stratification sociale et l'inégalité des filières scolaires. Le
statut des sections modernes reste précaire et considéré comme inférieur, comme
en témoigne les commentaires sur la réforme parus dans la Revue politique et parlementaire (1901) et repris la même année
dans le n° 5 de la revue L'Enseignement
secondaire, organe de la Société pour l'étude des questions d'Enseignement
secondaire. Ainsi, considère‑t‑on que "l'éducation secondaire doit
former l'homme, d'abord pour lui-même, puis en vue du milieu social"[clxxxv].
Les attaques portées contre les modernes reviennent régulièrement, selon un
mode récurrent qui prétend dénoncer leur infériorité : "[…] on propose d'ouvrir
aux modernes l'accès des classes de mathématiques élémentaires classiques et
de philosophie classique ; on veut ainsi
leur permettre, sans qu'ils aient passé par les mêmes études littéraires,
latines et françaises (ou grecques), d'aspirer aux mêmes diplômes que les
autres. Ces diplômes, soyez certains qu'ils ouvriront tôt ou tard toutes les
carrières, y compris la médecine et le droit. Donc, en définitive, on veut
faire admettre dans les écoles de médecine et de droit des élèves dont la
culture sera nécessairement inférieure en son ensemble, puisqu'elle aura été
dirigée sans un sens utilitaire, moins général, moins littéraire, plus
étroitement scientifique et, en un seul mot, plus réaliste [.…] En outre, il est
bien évident que les études modernes, devenues plus utilitaires et moins
hautes, se trouveront plus à la portée des esprits médiocres ; elles seront
plus faciles en leur ensemble, moins favorable à l'élévation ou même à la
simple distinction des esprits […] En un mot, le milieu où on aura fait la
culture "moderne" sera moins voisin des hauteurs et plus terre à
terre. Pourquoi donc accorder à la fin les mêmes titres et sanctions pour les
études plus faciles et moins élevées que pour les études plus difficiles et
plus élevées ? C'est toujours non pas l'égalité, mais l'inégalité, puisque
l'égalité vraie consiste à ne pas traiter également les inégaux"[clxxxvi].
La bourgeoisie continue de mettre ses enfants au
lycée — toujours signe de
distinction — donc à l'écart des enfants du peuple. L'apparente égalité
des sections offertes n'est cependant qu'une illusion : le statut des sections
modernes demeure précaire, au bénéfice des sections classiques dont la
supériorité est toujours reconnue. La période de l'entre-deux guerres voit les
avancées et reculs des deux positions à la faveur de mesures successives : les
instances supérieures de l'éducation se succèdent, chacune revenant sur la
décision précédente tandis que les sections classiques assurent toujours la
distinction recherchée. Ainsi, les professeurs de lettres, acquis au grec
et latin de par leur formation,
attirent les bons élèves dans les sections classiques. D'où l'allure de soupape
que prend la section moderne toujours vue comme de valeur inférieure. Seulement
tolérée, il n'est pas étonnant de la voir disparaître des premiers cycles
secondaires en 1923, même si elle réapparait en 1925. Dans le second cycle, la
section latin-langues qui avait attiré de nombreux élèves souvent médiocres est
supprimée, aboutissant aux seuls deux baccalauréats : philosophie et mathématiques. La conception de "l'égalité scientifique" domine alors
: les trois sections restantes
dans le second cycle du secondaire ont en commun des enseignements français,
d'histoire-géographie et de sciences. Le risque d'une surcharge des programmes
se renforce. Il est masqué jusqu'en 1930 par la stabilité des effectifs, le
recrutement sélectif et la richesse de l'encadrement[clxxxvii].
Pourtant, divers facteurs vont, dès 1930, mettre à
mal cet équilibre relatif. D'une part, on assiste à la régulière montée des
effectifs modernes, d'autre part, l'afflux d'élèves venus de l'enseignement
primaire supérieur ou de l'enseignement primaire, va compromettre
"l'égalité scientifique" difficilement mise au point. Or, la
croissance des enseignements primaires supérieurs est une donnée nouvelle, qui
frappe par son ampleur et sa régularité : dès la veille de la 1ère guerre mondiale,
les effectifs réunis des E.P.S et des cours complémentaires dépassent ceux de
l'enseignement secondaire[clxxxviii], alors que les diplômes d'enseignement primaire
supérieur — par exemple, le brevet supérieur — ne permettent pas de
s'inscrire dans une faculté pour y préparer une licence. Toute une série de
mesures assurent ainsi l'étanchéité des systèmes secondaire et primaire[clxxxix]
dont l'effet résultant est le gonflement des classes primaires supérieures,
devenues en quelque sorte "le secondaire du primaire".
On peut dire avec Antoine Prost que le
malthusianisme du secondaire renforce ainsi le primaire supérieur, d'autant
plus que les mœurs favorisent la scolarisation et plaident pour un allongement
de la fréquentation scolaire. La prolongation d'étude pour les masses populaires
est limitée à trois ans [durée de l'enseignement primaire supérieur] par la
classe dirigeante, dont les
enfants ont un cursus secondaire de sept ans. C'est avec la question du latin que se joue l'hégémonie de
la bourgeoisie sur le secondaire, cachant ainsi le débat social derrière le
débat idéologique : le latin — jugé toujours indispensable à la formation des
élites — passe pour le fleuron de la formation d'esprit absolument
nécessaire dans l'enseignement secondaire. Et pourtant, "…pour la grande
majorité des élèves les études latines n'ont d'autre but que de faire une
version de baccalauréat"[cxc]
Ce baccalauréat qu'il faut posséder, constitue ainsi "la barrière
sérieuse, la barrière officielle et garantie par l'Etat, qui défend contre l'invasion
[de la classe populaire]"[cxci].
Renforcée par la culture familiale, la culture secondaire s'arcboute au latin,
avec la volonté de se distinguer. Les élèves qui en profiteront le mieux sont,
comme le montre l'analyse de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, les
"héritiers"[cxcii].
Dès
lors que l'enseignement secondaire continue d'être au service d'un petit
nombre, le cours magistral prend toute son importance. En sciences, le bon
professeur se définit plutôt par ses qualités que par une méthode. Le talent du maître garantit celui de l'élève "bien né" qui
s'imprègne de "la façon de dire" du maître. Pour la physique, l'énoncé des lois et des principes précède toujours les expériences, celles-ci
servant d'illustration à la théorie. De fortes personnalités défendent une approche dogmatique du cours :
"Un enseignement élémentaire de la physique et de la chimie […] ne saurait être que
dogmatique. Personne ne le conteste plus aujourd'hui, il est inutile de le
démontrer longuement. Un enseignement historique des sciences n'est profitable
et même possible que pour ceux qui les possèdent déjà."[cxciii].
La spécialisation n'a pas sa place. Les contingences matérielles sont toujours
repoussées, et avec elles, les expériences vraies en tant que découvertes. Le
système veut former des
intelligences, celle de l'homme et du citoyen. Mais seul, l'enfant du notable
est censé être capable de profiter d'un enseignement général et de niveau secondaire.
Car, "former le producteur, l'enseignement français y répugne"[cxciv].
L'inadaptation du système éducatif aux fins économiques s'accentue avec
l'individualisme qu'il entretient.
Finalement,
l'élève suit son cours passivement, dans une subordination pédagogique où il
n'a guère d'initiative : le professeur est le seul acteur de l'avancement de la
pensée. Même au service de l'élève, la seule confiscation de la pensée par le
professeur en rend le bénéfice douteux pour la formation d'esprit promise à
l'élève. La magistralité du cours passe par une succession d'étapes aux yeux de
l'élève. Cette conduite paraît tout‑à‑fait normale pour l'époque, l'élève dans
sa position subalterne n'ayant aucune revendication à émettre.
Pourtant, des professeurs s'interrogent sur la faisabilité de la mise en œuvre des
programmes. Très vite, l'écart entre les visées des réformateurs de 1902 et la
réalité de la classe est posé. Des professeurs font connaître leur protestations
dans le nouveau Bulletin de l'Union des physiciens[cxcv]. Les donnent,
par exemple, lieu à de vives critiques : "comment peut‑on concilier
la méthode inductive avec les instructions et
les programmes de 1902 ?"[cxcvi].
La lecture des instructions incite le professeur à exposer les faits tels
qu'ils sont compris à l'époque, ce qui suppose l'adoption de la démarche défendue par Bouasse[cxcvii] — c'est‑à‑dire une démarche déductive à partir d'un principe général
admis. Force est de reconnaître que l'exposé des programmes est en
contradiction avec l'exigence de démarche inductive : on assiste
majoritairement à une présentation déductive des cours par des professeurs
installés dans leur pratique d'enseignement magistral devant un public
privilégié et passif. Transmettre le savoir en discourant met le
professeur en valeur ; cela est d'autant plus facile pour lui que
l'élève offre une écoute attentive et maîtrise le discours qui lui est adressé.
Le public lycéen n'appelle pas une révision de la méthode d'enseignement.
On comprend pourquoi l'enseignement de la physique va se maintenir ainsi,
pendant la première moitié du XXe siècle, sans véritablement montrer une
évolution nette entre un cours réellement fondé sur une démarche inductive et le cours habituel. Sur
fond de stabilité des effectifs de l'enseignement secondaire de 1880 à 1930, la
pédagogie stagne, adaptée à l'élitisme de son public.[cxcviii] La démarche
inductive n'adhère par à la pratique
professorale.
II. Une méthode nouvelle : la redécouverte en physique
Les changements qui surgissent après la seconde
guerre mondiale vont changer la donne. On enregistre, à tous les niveaux de
l'enseignement une augmentation rapide des effectifs. Pour le second degré, la
croissance est spectaculaire[cxcix]
: le nombre des élèves triple. Le mouvement est si général et d'une telle
ampleur que le sociologue Louis Cros en fait le titre d'un ouvrage : "L'explosion scolaire"[cc]
(1961). A cette croissance démographique d'aussi grande ampleur, se superposent
les exigences démocratiques d'une société en mutation : l'accession au plus
grand nombre à l'instuction (primaire), et corrélativement, la poursuite de la
scolarité. Car l'économie demandant une main d'œuvre plus instruite — le
secteur primaire régresse, le secondaire se maintient tandis que le secteur
tertiaire prend la première place — la population perçoit l'intérêt pour
l'enfant de faire des études afin d'assurer son avenir : les emplois de
cadres, techniciens et employés de bureaux d'études se développent au détriment
des emplois proprement ouvriers. Avec l'accroissement du niveau de vie, le
rapport à l'éducation change. Les effectifs de l'enseignement secondaire
reprennent leur croissance dès 1951 - 1952. Sur fond de luttes pour la
démocratisation de l'enseignement secondaire, ce sont les structures même du
système éducatif qui sont appelées
à changer.
Devant l'explosion scolaire, les méthodes
obsolètes d'enseignement vont être critiquées. Pour les sciences, la remise en
cause de la position magistrale du professeur ira de pair avec la promotion
d'une pratique de la redécouverte. Car, parallèlement à cette évolution, se
font sentir les contrecoups des idées nouvelles en matière d'éducation.
1. Charles Brunold et la remise en cause de la position magistrale du professeur - Pratique de la redécouverte -
Tout d'abord, conséquence du baby-boom, l'après-guerre voit
progresser l'enseignement préscolaire. Le développement de l'éducation
enfantine va de pair avec le travail féminin et l'urbanisation. Or, l'école maternelle
a toujours été un lieu de réflexion sur une éducation anti-autoritaire et
ludique. Le jeu éducatif, l'intérêt spontané de l'enfant sont les moyens de
développer une pédagogie qui fait toute sa place au développement de l'enfant.
L'esprit d'innovation va s'étendre au delà de la maternelle.
Le grand mouvement de la Libération marque ainsi
une remise en question globale de l'enseignement. En particulier, Langevin‑Wallon
(1944 - 1947)[cci]
élabore le plan du même nom qui propose l'école unique pour les structures, l'école
nouvelle pour la pédagogie. L'école est conçue en fonction des enfants, de leur
âge et de leur psychologie. Même si le plan Langevin-Wallon ne reçut pas même
un début d'exécution, une sorte de consensus semble alors s’établir autour des
valeurs de cette éducation nouvelle, valeurs qui passent à l’état de lieux
communs pédagogiques et sont même consacrées par le discours des instructions
officielles : tenir compte des rythmes et des stades du développement de
l’enfant, lutter contre l’encyclopédisme et le psittacisme, rendre l’enfant
actif, partir de ses centres d’intérêt, susciter la coopération au lieu de la
compétition, donner le pas à la découverte sur l’exposé, à la démarche inductive sur la démarche déductive.
Toutes ces propositions constituent désormais une espèce de doctrine commune de
la novation, difficile à contester pour qui ne veut pas passer pour
réactionnaire. Elles ont pour elles de refléter la valeur dominante de modernité.
C’est précisément cette valeur qui préside à la
politique de l’éducation dans les années où les sociétés développées, comme les
pays en développement, ont à construire, parfois de toutes pièces, un système d’enseignement à la mesure du décollage de l’économie
d’après-guerre. La croissance démographique impose l’urgence des réalisations
et leur planification. Mais les besoins de l’industrie, dans le bond en avant
que la guerre elle-même a inauguré, semblent capables d’occuper pour longtemps
une main-d’œuvre nombreuse et de haute qualification. Se renforce alors le
profil idéologique du travailleur moderne, capable d’initiative, de décision,
de participation et de mobilité dans un monde en mutation, où le pouvoir et le
savoir ont opéré leur alliance définitive grâce à l’emprise technologique sur
la matière et le destin des sociétés. Mais ce profil est aussi bien celui de l’élève que conçoit l’éducation
moderne.
Des écoles nouvelles où l'apprentissage est
repensé, connaissent une vogue toujours grandissante : initiative, spontanéité
et autonomie de l'enfant sont mises en pratique. La psychologie de l'éducation
aide à prendre conscience de la nécessité de repenser l'acte d'enseignement.
Des penseurs comme Wallon, Piaget réfléchissent à la
formation de l'intelligence chez l'enfant. Devant l'afflux d'élèves venus de
toutes les couches de la population, l'élitisme des méthodes anciennes est en
échec : dans les classes du second degré de l'enseignement secondaire, l'obsolescence
des pratiques commence à se faire sentir. L'idée de prendre en compte l'enfant
à travers les pratiques enseignantes s'inscrit dans la renaissance
intellectuelle de l'après-guerre ; elle affleure peu à peu à la conscience de
certaines personnalités du monde de l'enseignement secondaire.
C'est sous l'impulsion d'un inspecteur général de
l'instruction publique, Charles Brunold, futur directeur de l'enseignement secondaire, que la nécessité de
faire redécouvrir les lois de la physique par l'enfant lui‑même, est
lancée officiellement[ccii].
En 1948, son texte fondateur rappelle en exergue, l'insuffisance des méthodes antérieures qui, en ne
privilégiant que l'expérimentation, faisaient fi de la pensée organisatrice qui structure le
savoir : "[…] il faut réagir contre cette idée trop aisément admise
que l'expérimentation est la reine des méthodes. Il faut seulement faire la part des œuvres et des outils dans la
recherche expérimentale. Mais il faut aussi que l'outil et la main s'arrêtent
et que l'esprit interroge la nature déliée"[cciii].
Jusqu'alors, seul le professeur organisait le
savoir, l'élève demeurant passif de ce point de vue et son action se limitant à
suivre des yeux une manipulation faite devant lui. Sous forme d'Esquisse d'une pédagogie de la redécouverte dans l'enseignement
scientifique, Brunold donne la direction dans
laquelle les professeurs doivent désormais faire
travailler les élèves : "Dans l'enseignement des sciences
physiques où règne sans conteste
l'expérience, nous voudrions indiquer comment peut être révélé le rôle éminent de
l'esprit, qui demeure le premier et le plus bel instrument de toute recherche [.…]
[… ] Prenons l'exemple d'une leçon élémentaire de
physique, le principe d'Archimède, et reportons-nous à sa forme classique. Cette
proposition est présentée dans la plupart des cas comme une loi expérimentale nouvelle.
Dans une première partie de la leçon, le professeur montre, par une expérience simple et qualitative, l'existence d'une poussée verticale :
un corps suspendu à un ressort, par exemple, est plongé dans l'eau ; le
ressort se raccourcit. Le dispositif a l'avantage de permettre une mesure grossière de la poussée,
si le ressort a été étalonné. La cause de ce phénomène est identifié à une force.
L'étude de la poussée se ramène donc à définir les éléments de cette force. Le
cadre de la leçon, c'est-à‑dire de la redécouverte à entreprendre, est ainsi
tracé : direction et sens vont de soi ; le point d'application fera l'objet
d'un développement particulier ; reste l'intensité de la force. Ici, le
professeur, après le manuel, affirme que la force est égale au poids du liquide
déplacé et présente la dispositif classique, ingénieux de deux cylindres
s'emboîtant l'un dans l'autre, dispositif construit pour vérifier la loi expérimentale, non pour la découvrir. De même,
l'expérience du vase [à trop plein] est une expérience de vérification, car
l'eau recueillie, dans on plonge le corps dans le vase, est précisément celle
dont le poids rétablit l'équilibre de la balance. Ici encore notre
enseignement, fidèle à lui-même, fidèle aux méthodes que lui propose l'enseignement des mathématiques, emploie une méthode d'autorité.… le professeur de physique affirme la
loi et impose à son tour la méthode de vérification. Chaque foi l'élève trouve
le double fait accompli, il lui est demandé un constant acte de foi. Cette
méthode autoritaire, disons-le sans détours, est choquante. Dans un pays qui se
réclame, en toutes choses, de la liberté, du respect de la personne humaine et
des droits de l'esprit, on ne saurait procéder ainsi. Le plus grave, c'est que
tout notre enseignement littéraire et scientifique procède de même."[cciv].
Brunold montre en quoi la démarche fondée sur la seule
présentation d'une expérience de démonstration est inefficace. Il tente
de fournir une nouvelle façon de concevoir le rôle et la place de l'expérience
dans un cours de physique. Il va reprendre le sujet évoqué — l'étude de la poussée
d'Archimède — pour montrer les paradoxes de la méthode déductive et l'aborder
selon un questionnement posé par l'élève lui‑même :
"[…] Revenons au principe d'Archimède. Comment pratiquer ici la redécouverte ? Et d'abord, de quoi peut
dépendre la grandeur de la poussée ? Voilà l'analyse essentielle qu'il
convient de faire, avant l'étude du phénomène, pour trouver les facteurs et dénouer avec patience, le complexe
écheveau de la causalité. Deux corps en présence : le corps plongé et le liquide dans lequel on
le plonge. La poussée peut donc dépendre du liquide ; elle peut dépendre aussi
du corps solide, c'est-à-dire de sa nature, de son volume, de sa forme ; elle peut dépendre enfin
de la position du corps dans le liquide, en particulier de sa profondeur. Or
que fait notre enseignement ? Il affirme que la poussée est égale au poids
du liquide déplacé, excluant ainsi arbitrairement et en laissant même ignorer
cette exclusion, tous les facteurs autres que le poids spécifique et le volume
du corps. Ici, l'autorité se double de ce qui pourrait ressembler à de la
mauvaise foi ; nous savons bien qu'elle est inconsciente. Elle l'est tellement
que les mêmes auteurs, qui nient ou veulent ignorer l'influence de la forme du
corps immergé et de sa position dans le liquide, achèvent leur leçon en
démontrant le principe d'Archimède (passons sur ces injures
faites au sens des mots) [sic] et emploient dans leur démonstration un cylindre droit immergé
verticalement dans le liquide. L'analyse du phénomène de poussée permet alors,
à cause de la symétrie ainsi introduite dans le phénomène, d'éliminer les
pressions latérales et de montrer que la poussée est la résultante des forces de pression qui s'exercent
sur les deux bases. Il nous paraît inutile d'insister sur ces contradictions.
C'est ici le moment de réhabiliter l'expérience négative que notre enseignement rejette, parce qu'elle a sa
place naturelle dans une enquête[ccv],
qu'elle ne l'a plus dans une démonstration. […) C'est bien le moment
de rappeler le mot d'Anaxagore : "Tout était
confusion, mais vint l'esprit qui mit tout en ordre". C'est ce travail
organisateur de l'esprit que notre pédagogie doit révéler, de l'esprit aux prises
avec le réel complexe et désordonné qui s'offre naturellement à lui. Il faut
donc étudier un à un tous les facteurs possibles[ccvi]
du phénomène […) [En variant les corps
et les liquides, on parviendra au constat de l'égalité des volumes du corps et
de celui du liquide déplacé.).[…) Ce sera la moment de révéler les sens du
symbolisme mathématique, qu'on aborde ici, par la plus simple des relations
algébriques, sa simplicité, son élégance, sa valeur de synthèse. Le principe
d'Archimède sera ainsi redécouvert.
[…) Ce qu'on a découvert ici, c'est une loi physique […)"[ccvii].
Brunold parvient, comme ses
prédécesseurs, à la notion de loi physique qui constitue toujours
l'aboutissement de la leçon. Il insiste sur la part de l'élève dans cette
démarche : "[…) Il va sans dire que les élèves feront eux-mêmes
les mesures, qu'il les rassembleront sur un tableau ; ils les représenteront
sur un graphique en portant sur les axes de coordonnées les valeurs trouvées
pour la pression et le volume [dans l'étude de la loi de Mariotte). Ce
graphique ne servira pas à interpréter la loi, comme on le fait souvent, mais à
la découvrir. Le fait même que les points s'alignent sur une courbe sera la
révélation la plus claire de l'existence d'une loi. Les mathématiques interviendront alors par
l'apport de la fonction [hyperbolique) y = a / x que les élèves connaissent et
qui fournira tout de suite l'expression achevée de la loi découverte […) :
l'esprit contemplera une fois de plus, dans ce domaine, son œuvre d'analyse et
d'organisation rationnelle.[…)
[…)
Ce qui nous importe autant que le résultat de chaque étude, c'est la méthode avec laquelle elle a été
conduite. Replacer l'esprit devant le Réel, révéler à chaque instant que la
science est l'œuvre de l'homme, soit qu'il cherche à comprendre, soit qu'il
veuille l'utiliser à des fins techniques, voilà l'essence même d'un humanisme
scientifique.[…) Tout le travail théorique s'insère dans l'expérience sensible qui intervient au départ et à l'arrivée […) Cet
unité que l'enseignement doit révéler à chaque instant […) implique une
collaboration permanente entre la pensée abstraite et la pensée théorique […)
qu'il s'agisse de réhabiliter le réel dans le travail mathématique ou de
replacer l'idée et l'esprit dans l'étude expérimentale"[ccviii].
Dans cette conception du travail de l'élève, ce
dernier prend en charge non seulement les résultats de l'expérience, mais la démarche elle‑même, démarche
expérimentale qui lui fait prendre le temps de mener des enquêtes authentiques,
quitte à se fourvoyer dans de fausses pistes. L'importance du questionnement de
l'élève est nouveau. Ce faisant, son autonomie et sa responsabilité se
développent : la pensée accompagne le geste opératoire. Elle entre en
interaction avec la conduite pratique, l'une rejaillissant sur l'autre.
Finalement, c'est un renversement total des rôles que Brunold prône, l'élève devenant
acteur et concepteur de la recherche dans un cadre scolaire assuré de la
présence d'un professeur pour parvenir au but. Notons cependant que
l'appellation de "découverte" s'inscrit dans une visée positive de la
science, l'idée de découverte étant implicite de celle de l'existence a priori
de lois naturelles[ccix].
En éclairant ainsi cette nouvelle façon de penser
l'apprentissage de la physique, Brunold s'inscrit contre
l'inefficacité de la pratique antérieure des professeurs en dépit des mesures
réformatrices prises. Car jusque là, et malgré les vœux des réformateurs de
1902, les professeurs ont toujours utilisé l'expérience comme outil d'une pratique de démonstration, celle‑ci relevant de la même logique que la démarche mathématique jusqu'alors
toujours dominante, au lieu d'une induction expérimentale souhaitée.
Ce que reproche Brunold, à travers ses récriminations.
Le retard des conceptions est ici perceptible, les
professeurs n'ayant, durant les
cinquante ans postérieurs à la réforme de 1902, jamais mis réellement en œuvre
une démarche inductive telle que prônée par les
textes officiels. L'espoir de changer les méthodes s'est heurté d'une part à l'inertie des mentalités, d'autre part — et
c'est le cas défendu par Bouasse — à la conception de la physique mise en œuvre selon
laquelle l'affirmation de la loi mathématique doit être
première. Mais, davantage encore, la question de l'évaluation — si importante
au lycée — est à prendre en compte : en physique, contenus scientifiques
et formules sont sans doute plus
économiques à évaluer que savoirs-faire et méthode.
Aussi, les propositions de Brunold reprennent la
question de la démarche inductive que doit incarner une
pratique de la redécouverte. Cette transition notable qui tente d'influer de
façon sensible sur la pratique enseignante en sciences, marque un tournant dans
les conceptions épistémologiques du rôle et de la place de l'expérience dans l'enseignement des sciences physiques.
2. Voie expérimentale et méthode naturelle dans l'enseignement de la physique - Les conférences de l'inspecteur général Guy Lazerges.
La réticence des professeurs à mettre en œuvre une
nouvelle façon d'enseigner amène l'institution à renforcer sa pression. Les
textes administratifs pris par Charles Brunold, vont être appuyés et renforcés à l'occasion de la création en 1945 de
classes pilotes du premier cycle de l'enseignement secondaire[ccx]. Peu de temps après, dans
les années 1950, l'inspecteur général de sciences physiques, Guy
Lazerges, mène un cycle de conférences qui vont faire date en pédagogie des
sciences physiques. Son propos est régulièrement repriss : que ce soit dans la
conférence faite à Sèvres[ccxi]
aux professeurs de sciences physiques des classes pilotes, ou dans celle de
Rabat, Lazerges veut faire évoluer la
pédagogie des professeurs de sciences physiques vers davantage de souplesse et
de prise en compte de l'enfant. Il pose pour cela la question de l'organisation
du travail et met l'accent sur les objectifs de cet enseignement ainsi que sur
la méthode dite naturelle — reprise
d'un lieu commun rousseauiste — qu'il convient d'adopter.
On voit poindre dans ses propos, à la fois une
préoccupation de méthode quant à la manière
d'enseigner mais aussi — et nous y voyons un signe de prise en compte des
idées de la psychologie de l'apprentissage dans les valeurs pédagogiques —
la spécificité de l'apprentissage de l'enfant : "il s'agit, non pas de
communiquer à un enfant les connaissances d'un adulte, mais de rendre l'enfant capable d'acquérir par lui-même
les connaissances d'un adulte"[ccxii].
Il a l'intention de lancer des pistes de travail dans les classes pilotes, avec
l'hypothèse que "les classes
pilotes sont des laboratoires qui rendent compte publiquement de leurs travaux
dans des rencontres périodiques et qu'on peut espérer les voir confirmer, de
façon incontestable par quiconque, que telle chose est possible ou telle autre
impossible […]". C'est la première fois que la notion d'expérience pédagogique est lancée en sciences physiques dans l'enseignement secondaire. La
question posée est la suivante : "[…] avant de rechercher comment le
travail des élèves doit être organisé en sciences physiques, il faut se
demander pourquoi l'on enseigne les dites sciences, puis, quelles sont les
méthodes générales compatibles avec ces intentions."
En examinant les objectifs de l'enseignement des
sciences physiques, il rappelle les deux conceptions existantes : " Certains voient
dans notre discipline […] un enseignement de connaissances, ou même utilitaire
sous prétexte […] qu'un homme cultivé ne peut pas ignorer ceci ou cela […] S'il
fallait définir l'homme cultivé […] c'est celui qui est capable de tout
apprendre et de tout comprendre, même quand il ne sait rien […] qui a le droit
de ne rien savoir ou d'avoir tout oublié […] Cette idée que l'homme cultivé
doit avoir certaines connaissances est une vue de spécialistes […] Poursuivre
un tel enseignement de connaissances serait une aventure, où nous serions
toujours en retard d'une génération. Je vois parfois des professeurs dessiner de façon
détaillée des appareils industriels, contrairement aux programmes et aux
instructions, sous prétexte qu'il s'agit d'un tout dernier modèle de l'industrie chimique
alors que ce dernier modèle n'est plus construit ou employé depuis un
demi-siècle et que seul un cliché d'éditeur entretient pieusement son souvenir.
J'ajoute qu'une semblable conception conduit fatalement à une inflation
démesurée des programmes et […] ce qui est pire, à une inflation sur le savoir
aux dépens de l'intelligence. Considérer les sciences physiques comme un
enseignement de connaissances est donc une idée fausse, voire dangereuse, ou,
si vous préférez, un sophisme, une chimère et un péril"[ccxiii].
Ici, Lazerges rompt catégoriquement avec
les conceptions dominates du siècle précédent où la formation des notables
exigeait un panorama des connaissances scientifiques, et où après la
bifurcation, il convenait d'insister sur les appareils historiques, voire les
nouvelles applications de la science et leur débordement de descriptions.
Cependant, il prend soin de ne pas exclure totalement l'apport de connaissances
en les relativisant : "On peut souhaiter en même temps, il est vrai, que
les élèves conservent de leurs études certaines connaissances ; mais ces
connaissances nous serons données par-dessus et par la force des choses sans
que nous ayons à les rechercher. C'est dire qu'elles ne sont pas tenues pour
négligeables…mais elles sont une fin secondaire, en ce sens qu'elles sont
acquises spontanément, silencieusement pour ainsi dire, et très largement"[ccxiv].
La
deuxième conception que Lazerges avance en matière
d'enseignement des sciences physiques est le refus de l'option utilitaire :
"D'autres croient qu'on enseigne les sciences physiques en vue de la
préparation des Grandes Écoles scientifiques ou tout au moins en vue des
carrières qui s'y rattachent"[ccxv].
Lazerges qualifie ces conceptions
de malfaisantes et vaines. L'utilitarisme de l'étude est rejeté : on vise la
formation d'esprit de l'élève en refusant de réduire l'objet de l'étude
scientifique à un utilitaire pour concours.
Après
avoir réglé leur sort à ces deux conceptions qu'il qualifie d'anciennes,
Lazerges se
préoccupe officiellement — fait nouveau pour l'inspection générale —
de l'objectif éducatif du point de vue de l'enfant : "Il s'agit, non pas
de communiquer à un enfant les connaissances d'un adulte, mais de rendre
l'enfant capable d'acquérir par lui-même les connaissances d'un adulte… [C'est]
un mouvement de haut en bas, de l'adulte vers l'enfant, qui peut avoir lieu de
façon irréversible"[ccxvi].
L'influence des conceptions de "l'éducation nouvelle" apparaît :
l'enfant est pris en considération comme sujet apprenant. Même si certains
penseurs ont, dans l'histoire, évoqué cette participation de l'enfant à son
apprentissage — contrairement à l'enfant, tête vide, qu'il faut
remplir — cette approche est, du point de vue institutionnel, nouvelle.
L'expression "enseignement de connaissances" dénoncée par Lazerges,
annonce une remise en cause au profit de la méthode, laquelle focalise
l'objectif principal de l'enseignement. Une telle opposition déjà évoquée comme
doctrine officielle à plusieurs reprises depuis le XVIIIe siècle est ici
affirmée fortement. Le professeur est invité à quitter la seule vision de
transmetteur de savoir à laquelle tant de mauvais souvenirs sont attachés :
"Pendant assez longtemps — jusqu'à l'époque où j'étais
écolier en tout cas — on a utilisé dans l'enseignement des sciences
physiques, de façon presque exclusive, des méthodes dogmatiques. Elle sont aujourd'hui pratiquement périmées, en tant que
méthodes fondamentales ; […Les méthodes dogmatiques] ont créé dans nos classes
la torpeur et l'indifférence intellectuelle, puis, dans le souvenir des
bacheliers une bien mauvaise opinion de la physique et de la chimie. Je les accuse en outre, de rendre les gens incapables pour toujours
d'attention et de mémoire[…]Celui qui dicte un cours est quelqu'un qui ronronne
alors qu'un professeur doit être quelqu'un qui rayonne[…]Fort heureusement[…]
ces mauvais procédés ne sont plus pratiqués à l'état pur ou disparaissent par
extinction. Le cours dicté[…] est interdit par toutes les instructions
officielles. L'erreur des méthodes dogmatiques[…] était de considérer l'enfant
comme un adulte en miniature ou comme un adulte inachevé"[ccxvii]. Cette insistance va de pair avec
l'évolution du système éducatif soumis aux
exigences socioéconomiques : l'accroissement de la fréquentation scolaire et
son allongement, s'inscrivent dans la nouvelle situation de l'après-guerre
(reconstruction, demande de main d'œuvre plus qualifiée pour un tertiaire en
progression, abandon d'une physique pour notable, physique de culture parce que
de connaissances). L'enseignement doit gagner en opérativité.
Aussi, pour convaincre de la nouvelle
démarche, Lazerges fait appel aux conceptions
en vogue sur l'enfance : "L'enfance a des manières de voir ; de
penser et de sentir qui lui sont propres ; rien n'est moins sensé que de
vouloir y substituer les nôtres. Cette découverte, qui aura bientôt deux cents
ans, a été en pédagogie une véritable révolution. Je crois qu'elle contient
toutes les règles de l'enseignement naturel que nous recherchons pour les
sciences physiques." L'enseignement doit transformer la vision de l'enfant en
transformant l'enfant lui-même : "L'enfant diffère essentiellement de
l'adulte par l'égocentrisme qu'il manifeste devant le réel, il faut refouler
cet égocentrisme de manière à créer finalement une attitude objective devant
les faits, tout en révélant peu à peu la complexité et la difficulté du réel ;
de manière à montrer en somme que rien n'est simple et qu'un problème n'est jamais achevé (.…)
Il faut révéler à l'enfant que, dans la recherche de la vérité, qui est à tout
prendre le couronnement de l'enseignement secondaire, la voie purement logique
n'est pas la seule utilisable, qu'elle est même souvent en défaut, au moins en
première apparence, et qu'une autre route est possible, la voie
expérimentale."[ccxviii].
En
somme, il faut que le professeur permette à l'enfant de créer un certain nombre
de mécanismes intellectuels par l'esprit d'observation, d'analogie et de généralisation. Il convient pour cela, qu'il se
souvienne que l'enfant n'est ni un adulte en miniature, ni un adulte achevé,
mais un être différent, ayant d'étape en étape une structure mentale propre.
D'où son affirmation d'une méthode qu'il qualifie de naturelle parce qu'elle doit respecter
le rythme de l'enfant, et progresser pour cela selon un principe de redécouverte
des phénomènes allant du concret à l'abstrait. Trois temps
sont ainsi mis en relief : "1° De l'enfant à l'adulte, la classe
vivante ; 2° Du connu à l'inconnu,
la redécouverte ; 3° Du concret à l'abstrait, une méthode active"[ccxix].
1. Première règle : de l'enfant à l'adulte
"Il faut rechercher, retrouver et reproduire
sans cesse la démarche intellectuelle des enfants
auxquels on s'adresse, sans jamais lui substituer notre démarche d'adulte"[ccxx],
ceci en vertu du fait que l'adulte étant plus instruit, donc en avance sur
l'enfant, il ne doit pas brouiller son avancée par un apport trop riche
d'informations — ce qu'il ne peut manquer de faire lors d'un cours dicté
ou lorsqu'il transmet ce qu'il sait à l'enfant.
Il convient donc que le professeur s'enquière
auprès des enfants de ce qu'ils savent, d'où l'absolue nécessité de disposer
d'une classe vivante : "les professeurs ayant une grande
expérience ou les professeurs nés
peuvent arriver sans effort à reconstituer ou à prévoir la démarche enfantine ; mais d'autres
ne peuvent guère y parvenir que par une enquête permanente auprès de leurs
élèves et voilà pourquoi notre enseignement exige en général une classe
vivante"[ccxxi].
A cette époque, dans le second degré, l'exigence de classe non silencieuse est
relativement innovante du fait que, jusqu'alors, la qualité du professeur se
jugeait à l'aune du silence obtenu dans sa classe. C'est exactement l'inverse
que l'on recherche ici, sans bien sûr, aller à l'éclatement inconsidéré. La
terminologie jadis négative de classe bruyante, devient ici positive : classe
vivante. Le renversement est particulièrement significatif.
2. Du connu à l'inconnu ; la redécouverte
Le renversement opéré consiste à ne plus affirmer
en préambule le savoir nouveau à transmettre, mais à commencer le cours à
partir de ce que connaît déjà l'enfant. Car le postulat est ici qu'un enfant
n'est pas un vase vide mais possède déjà ses propres connaissances : "En général, il n'y a rien qu'on n'enseigne à autrui qu'il ne
sache déjà en quelque manière […] Il faut prendre comme base de départ, et dans
l'état où elle se trouvent, les connaissances préalables que l'enfant possède
déjà, soit parce qu'il les a héritées (connaissances ancestrales) [sic], soit
parce qu'il les a acquises dans sa vie de chaque jour (connaissances
quotidiennes) [sic] connaissances qui sont en majeure partie de nature expérimentale et
auxquelles viennent s'ajouter, pour constituer au total le connu, les apports
successifs des enseignements antérieurs […] Encore faut-il par une enquête
liminaire déterminer, rassembler et redresser au besoin ces connaissances
préalables"[ccxxii].
Lazerges précise que les
connaissances premières de l'enfant sont souvent erronées : "Il ne faut
pas se dissimuler que cette connaissance de base est impure.
D'origine expérimentale le plus souvent […] mais alors empirique, faite
d'observations plus que d'expérimentations […] elle peut être chargée d'idées
fausses au point de constituer, si on n'y prend garde, un véritable obstacle
sur la route de la culture scientifique"[ccxxiii]. Il insiste
sur la nécessité d'en tenir compte, celles-ci constituant un élément à
considérer obligatoirement par le professeur : "Vouloir ignorer un tel
obstacle comme le font les méthodes dogmatiques, en ne se souciant nullement des connaissances préalables
des élèves, est pour cette raison une erreur qui engage l'avenir lourdement ;
Il faut […] reconnaître […] cet obstacle éventuel, le désorganiser s'il y a
lieu, en procédant même parfois à une véritable catharsis comme on dirait en
psychanalyse […] et voilà pourquoi la redécouverte est, de toute façon, une
nécessité absolue dans l'enseignement scientifique"[ccxxiv].
On reconnaîtra-là les idées de Bachelard sur la
formation de l'esprit scientifique, avec les concepts de rupture, d'obstacles
dans la formation des connaissance. Alors même que Bachelard, agrégé de philosophie, enseigne à la fois les sciences physiques de 1919 à 1930 ainsi que la philosophie
dès 1922 à Bar sur Aube, il s'intéresse aux mécanismes de la formation du
savoir. A 34 ans, il fait paraître
son Essai sur la connaissance approchée (1928)
; dix ans plus tard, il publie "La
formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la
connaissance objective (1938), suivie la même année de La psychanalyse du feu. Il considère les connaissances premières
comme des opinions fausses qu'il convient de détruire : "la science
[…]
s'oppose absolument à l'opinion[…] on ne peut rien fonder
sur l'opinion : il faut d'abord la détruire"[ccxxv]. D'où l'idée
que l'on n'apprend que contre les idées premières. Il s'agit-là véritablement
d'une rupture dans le passage de la connaissance quotidienne et première à la
connaissance scientifique. Cette rupture est au cœur de l'élaboration de la
connaissance, contrairement à l'accumulation de faits de la doctrine
positiviste. Bachelard nie la neutralité du fait que les positivistes ont érigé
en levier de la démarche : le fait étant à
l'origine des lois. Dans sa Philosophie du non, il utilise pour cela
une métaphore : "Deux hommes, s'ils veulent s'entendre vraiment, ont dû
d'abord se contredire. La vérité est fille de la discussion et non pas fille de
la sympathie"[ccxxvi].
Cette rupture n'est pas évidente, des obstacles s'interposent dans la démarche
: "C'est en terme d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance
scientifique. C'est dans l'acte même de connaître que nous montrerons des
causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous distinguerons des
causes d'inertie que nous appellerons obstacles épistémologiques"[ccxxvii].
En somme, les personnalités qui prônent la méthode de redécouverte en science
s'inspirent des idées bachelardiennes de la non‑linéarité de l'avancée de la
pensée scientifique, en même temps que de la particularité de l'apprentissage.
Ces idées caractérisent la réflexion pédagogique au milieu du siècle.
Pour l'enseignement
scientifique dispensé au lycée, la redécouverte vantée par Lazerges a pour objectif de passer
de l'observation de manière confuse parce
que première, aux lois scientifiques qui régissent le phénomène, puis si possible à l'explication même de ce phénomène. De
plus, au crédit de cette méthode, Lazerges fait remarquer que la
connaissance des lois améliore nos
possibilités et nous confère, en particulier, la faculté de prévoir. D'où sa
conclusion : "La redécouverte que je viens de décrire, est appliquée dans
l'enseignement secondaire, de façon plus ou moins systématique, depuis 30 ans
au moins. J'ai vu personnellement un professeur la pratiquer avec un vif succès
pendant mon stage d'agrégation et, depuis ces temps très anciens, elle n'a pu
que prendre de l'extension."[ccxxviii].
Cependant, dans son désir de persuader les
professeurs, Lazerges tient à être crédible et
attire leur attention sur un contresens à éviter : ne pas confondre
découverte scientifique et redécouverte par l'élève. "La redécouverte [ne
doit pas être confondue avec] la découverte pure et simple à partir de la table
rase […] [Il ne faut pas]
faire découvrir par un enfant telle loi située en dehors de toute
connaissance pré requise, ou lui faire
inventer tel appareil de physique relativement compliqué ;
alors qu'il s'agit, presque à l'opposé, de lui faire constater que cette
loi existe déjà dans sa connaissance
confuse […] Un élève de
Première découvre ainsi, dans quatre ou cinq mesures rapides, la seconde loi de
la réfraction que Képler a cherché vainement ! Si
on essaie d'énoncer le principe scientifique sur lequel peuvent reposer de
semblables excès, on en arrive à dire que "l'élève, enfant d'homme, doit
pouvoir inventer ce que l'homme a inventé". On s'aperçoit alors qu'on
commet la même erreur que dans l'ancienne pédagogie didactique, celle qui
consiste à considérer l'enfant comme un adulte"[ccxxix]. On voit bien
comment la méthode de redécouverte peut être
déviée, c'est ce contre quoi Lazerges veut se prémunir.
Les conseils qu'il donne insistent sur la
nécessité d'initier le travail des élèves par des faits simples et connus de
l'enfant au lieu de proclamer les règles et les lois d'entrée : le cours doit s'appuyer sur
les connaissances initiales des enfants, de manière à relier les phénomènes aux
interrogations antérieures de l'enfant. Ainsi, dans l'exemple de la mécanique,
le professeur doit commencer par étudier le poids des corps — qui lui est
familier — plutôt que par l'énoncé abstrait des forces et du travail ; de même,
pour les changements d'état, l'élève connaît bien l'ébullition de l'eau, ce par
quoi il vaut mieux commencer, et ne traiter les changement d'états et la
vaporisation dans le vide qu'à la fin. Car, la liaison avec le réel connu de
l'enfant est indispensable à cette nouvelle méthode : il n'est pas question de
faire sortir les lois du néant, à la façon d'un prestidigitateur.
On
assiste à un véritablement renversement des méthodes du professeur, lesquelles
implique aussi un changement dans sa position professionnelle : au lieu
d'apparaître comme le pourvoyeur de savoirs nobles et abstraits, le professeur
doit être capable de faire dire aux enfants ce qu'ils savent. L'image du
professeur érudit s'efface devant celle d'un homme qui aide l'enfant. Tous les
professeurs ne sont pas encore prêts à
ces bouleversements.
3° Du concret à l'abstrait, une méthode active
Pour que l'enfant soit actif et prenne plaisir à
l'effort intellectuel, il convient, selon Lazerges, d'aborder ses intérêts spontanés. Selon lui, ce postulat est le
caractère essentiel et commun de toutes les méthodes actives, voire, la
définition même de la méthode. Si l'intérêt de l'enfant est déjà d'ordre intellectuel, il demeure,
en grande partie au moins, d'ordre intellectuel concret : "Il faut donc avec obstination aller du concret à
l'abstrait."[ccxxx].
D'où la précaution à prendre quant à la définition
du caractère concret pour un enfant :
"[…] il ne faut pas confondre
le concret de l'enfant et le concret de l'adulte[…] C'est l'éducation que
nous avons reçue qui nous permet de passer inconsciemment, comme par un
mouvement réflexe, du concret à l'abstrait ou inversement ; en sorte que bien
des exercices que nous croyons concrets parce qu'ils évoquent des opérations
matérielles, sont en réalité des abstractions pour des élèves de Seconde s'ils n'ont pas effectué eux-mêmes ces
opérations, ou tout au moins s'ils ne les ont pas souvent et longuement vu
effectuer"[ccxxxi],
d'où la définition du fait concret pour un enfant "Un fait n'est concret pour un enfant que dans la mesure où il le connaît par son
expérience personnelle"[ccxxxii].
Et Lazerges de conclure : "Ainsi
donc, de l'enfant à l'adulte ; du connu à l'inconnu, par la redécouverte
traditionnelle autant que possible ; et du concret à l'abstrait ; voilà si l'on
veut bien, trois règles naturelles, quand il s'agit du connu de l'enfant et du
concret de l'enfant"[ccxxxiii].
A ces mots connu/inconnu, concret/abstrait Lazerges oppose les termes de
simple/complexe. Car souvent, "la règle du simple au complexe qu'on entend
parfois prononcer à la légère n'est jamais apparue, même à l'état de trace, au
cours de notre analyse. Effectivement, elle est contre‑indiquée dans notre
discipline au niveau élémentaire que nous étudions. Elle ne serait concevable
que dans un enseignement dogmatique ; car la démarche qu'elle propose est une
démarche d'adulte, on le sait depuis longtemps (Ferdinand Buisson le faisait déjà observer
dans la première édition du Dictionnaire
de pédagogique (1901), il y a plus de cinquante ans […] )[ccxxxiv].
C'est toute la démarche d'enseignement des
sciences physiques que l'inspecteur Lazerges met ainsi à plat, pour
contrer les méthodes dogmatiques jusque-là employées par les professeurs. L'expérience de physique doit perdre son caractère
historique et prototypique, pour acquérir un tour plus naturel, conduit par
l'enfant au fur et à mesure de ses interrogations,
dans une visée de redécouverte par lui-même, guidé par ses propres
questionnements. Cependant, au-delà de ces principes, le rôle du maître demeure
mal défini. D'ailleurs, Lazerges prévoit que celui-ci fasse
encore des expériences en classe tout en ne pouvant éviter les déviations
possibles : "l'attitude des élèves devant ces expériences est encore
inquiétante. Certes, ils aiment voir des expériences et ils seraient
affreusement déçus si leur professeur n'en faisait pas ; mais c'est en général
pour des raisons étrangères à la physique et à la chimie. Il faut avoir le courage de s'en apercevoir : nos expériences mettent
en jeu des intérêts ludiques beaucoup
plus que des intérêts intellectuels. En particulier, le résultat de
l'expérience est pratiquement indifférent aux élèves ; il ne leur arrive pour
ainsi dire jamais de discuter sa valeur en tant que preuve, et on peut leur
passer à cet égard toute la fausse monnaie[ccxxxv] qu'on voudra
sans soulever de protestations. […] Ces élèves consentant sont un échec important
sur un de nos principaux objectifs. Nous ne serons sûrs de donner un
enseignement expérimental que lorsque nos élèves seront devant l'expérience en
état permanent de rébellion, de rébellion intellectuelle s'entend."[ccxxxvi].
Ce texte traduit bien toute l'ambiguïté des
recommandations de Lazerges. La démarche est présentée dans ses
principes mais au niveau de l'application dans les cours, seules quelques
recettes ou commentaires émaillent ici ou là les pratiques. L'expérience de cours est considérée comme nécessaire : qu'en est-il de la pratique de redécouverte par
l'enfant ? Comment maintenir un "spectacle expérimental" tout en
exigeant un esprit critique ? Il est sûr que ces recommandations, pour
intéressantes qu'elles soient, n'apportent pas véritablement de solutions aux
professeurs. On devine bien que ceux‑ci vont tenter ici ou là quelques essais,
sans résoudre les paradoxes de base, que sont les expériences de cours —
une fois encore, considérées comme attendues, et donc nécessaires dans les
cours. Comment "créer un esprit de rébellion vis-à-vis de la preuve
expérimentale" ? Le professeur devra improviser, ou laisser faire. La
question de la preuve expérimentale demeure en suspend. Prévoyant les
protestations professorales devant la difficulté de pratiquer la méthode de la redécouverte,
Lazerges moralise : "Il est moins pénible de dicter un
cours que d'enseigner ; […] il est moins pénible de ronronner, c'est-à-dire de
vivre sur soi, comme un chat ronronne près du feu, que de rayonner,
c'est-à-dire se donner aux autres. C'est probablement pour cette raison que le
cours dicté, qui est la quintessence
des méthodes dogmatiques, a la vie si dure"[ccxxxvii].
Pendant vingt ans encore, cette ambiguïté des
méthodes actives va perdurer : le cours de physique — après quelques
tentatives d'introduction en travaux pratiques, que
nous envisagerons dans le chapitre suivant — conserve sa structure
traditionnelle. L'expérience de cours, toujours
pérenne, introduit la leçon bien que parfois à mauvais escient : "Il faut
des expériences, il faut les choisir, il faut qu'elles prouvent, il faut
qu'elles soient effectuées au cours de l'exposé et au fur et à mesure qu'il se développe, aux
points utiles, et non pas reléguées à la fin de la leçon, pour être alors
exécutées en bloc ou en vrac par le professeur, quand ce n'est pas par un aide
de laboratoire […] Des expériences ainsi groupées en fin de leçon n'ont, en
effet, aucune signification, puisqu'elles ne sont pas intégrées dans l'exposé
et puisqu'elles n'ont pas apporté au moment voulu la preuve ou l'illustration
dont elle étaient susceptibles"[ccxxxviii].
A côte de ce bon usage proclamé de l'expérience, Lazerges dénonce les errements en
matière expérimentale : "Il y a encore […] des expériences qu'on appelle
"expériences manquées". Ces expériences déshonorent notre
enseignement et l'affaiblissent. Elles sont la principales cause de
l'indifférence des enfants vis-à-vis de nos expériences, même réussies. En
réalité, il n'y a pas d'expériences manquées, surtout en redécouverte : une
expériences qui ne prouve pas ce qu'on attendait d'elle reste une expérience,
qui prouve autre chose, et il faut en débattre […] déterminer la cause de
l'échec, et recommencer l'expérience jusqu'au succès, le jour même ou en la
rapportant à la classe suivante."[ccxxxix].
Aussi, peu à peu, une évolution s'amorce : l'expérience s'installe dans le cours. Elle se présente d'abord comme une
expérience dite qualitative, c'est-à-dire, de mise en évidence concrète du
phénomène, conformément à l'exigence de savoir concret et de connaissance première de l'enfant.
Puis, à l'initiative du professeur, des variations, des mesures et des relevés
faits en classe, fournissent des résultats qui permettent d'énoncer la loi par le professeur.
L'expérience est alors dite quantitative (sous-entendue, expérience permettant
la mathématisation).
L'initiative des années 1950 en matière de
pédagogique de la redécouverte n'a pas rencontré un franc succès auprès des
professeurs. Il y a fort à parier qu'une stimulation par la promesse de
contrepartie professionnelle aurait pu amener certains à dépasser l'inertie
régnante. L'inspection générale comptait bien d'une part, sur la bonne volonté
professorale comme antidot de la frilosité enseignante, d'autre part sur
l'engagement du professeur au nom
de sa vocation au service de l'enfant et de l'aspect déontologique d'une
amélioration de la qualité de l'enseignement des sciences. Quelques essais ont
eu lieu, vite éteints par l'habitude et le manque de technicité. La
redécouverte prétendait mettre l'enfant au cœur de la démarche, contrairement à la pédagogie traditionnelle de la transmission des
savoirs par le professeur. L'académisme de l'institution a vraisemblablement
gommé cette façon d'appréhender l'enseignement par la redécouverte. D'ailleurs,
même si le mot demeure dans les instructions officielles de physique de 1957, leur teneur
montre déjà une orientation plus mathématique : "Une méthode de redécouverte se doit,
sans s'appesantir si cela n'est pas utile, d'aborder systématiquement tous les
facteurs possibles. Il est presque
inutile de rappeler que les problèmes de tous ordres qui s'offriront, dans la vie, à nos élèves, devenus
des hommes, ne seront pas des problèmes résolus, mais des
problèmes à résoudre. La loi ainsi découverte et son
expression en langage mathématique seront le couronnement de l'étude et
l'occasion d'une contemplation du chemin accompli pour parvenir à ce
sommet.[…] L'enseignement de
la Physique ne fournit pas seulement l'occasion de montrer comment s'opère la
"redécouverte" des faits eux‑mêmes, mais aussi celle de leur
agencement, de leur progression logique, de leur organisation ou de leur
utilisation"[ccxl].
On
voit comment, déjà dans les instructions officielles, la méthode de redécouverte se fond
dans les considérations plus formelles. Il faut par ailleurs, faire remarquer
combien cette question méthodologique de la redécouverte a régulièrement connu
de nombreux détracteurs — les tenants de la méthode axiomatique — tels
certains acteurs de la Réforme Lagarrigue dans les années 1970. Car le malaise qui va alors s'étendre
dans l'enseignement de la physique sera l'occasion d'un
sursaut par les sociétés savantes scientifiques, initiant alors une nouvelle
Réforme des sciences physiques.
III. Expérience et modèles explicatifs dans la Réforme Lagarrigue
Durant les 20 années qui suivent la publication
des textes sur la redécouverte en physique et la prise en compte de
l'activité de l'élève au cours de l'apprentissage, il revient aux professeurs de mettre en application
cette nouvelle méthode. Peu d'entre eux, pourtant, s'y consacrent : la plupart des
professeurs continuent de dispenser, devant des élèves passifs, un enseignement
fondé sur la démonstration expérimentale. Ils se
réclament, en effet, d'une physique toujours expérimentale, même s'ils ont
souvent conscience du caractère trop artificiel des expériences qu'ils
proposent. L'inspection générale rappelle pourtant l'importance des expériences
initiales de la vie courante, et diffuse aux nouveaux professeurs le texte
alors emblématique de Lazerges tenant lieu de ligne de conduite à tenir[ccxli]
: "La connaissance confuse qui est la base de
la redécouverte est le plus souvent d'ordre expérimental. La vie quotidienne
fournit ainsi un très grand nombre d'expériences, des expériences gratuites […]
autrement spectaculaires et probantes que bien d'autres réalisées dans nos
amphithéâtres. Ces faits doivent être évoqués dans l'enquête liminaire de la
méthode naturelle[ccxlii], puisqu'ils constituent le connu ; mais les expériences que nous
réalisons, ou que les élèves réalisent, permettent apporter ce connu dans nos
murs, pour expérimenter sur lui, en ramenant au besoin à l'échelle de
l'amphithéâtre ou de la salle de cette grande expérience que la nature ou la vie quotidienne nous
donne."[ccxliii].
En réalité, chaque nouvelle partie du programme comportait une brève
allusion à la vie quotidienne, sorte d'introduction pour étonner. Ainsi, en
optique, la réfraction était introduite par le baton qui a l'air cassé Cet
nouvelle conception de la pédagogie des sciences aurait réclamé une formation
continue systématique des professeurs, tant l'écart entre les exigences et
l'habitude était grand. Or, même au niveau de l'année de préparation du CAPES
(certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement secondaire) pratique,
on ne trouvait trace chez les conseillers pédagogiques de la méthode de la
redécouverte. Les seules occasions d'entendre parler de cette rénovation
étaient les journées dites pédagogiques, menées par l'inspecteur général ou
l'inspecteur pédagogique régional : journée symbolique, sorte de petite messe
où les conseils étaient proférés sans discussion organisée. La conviction
tenait lieu de formation.
La limite est ténue entre l'expérience nécessaire et l'expérience alibi. Les professeurs ont d'ailleurs souvent
conscience de mener une caricature expérimentale en cours, leurs expériences
servant de prétextes, ainsi que le raconte Cesbron dans Notre prison est un royaume : "Dès
la rentrée le garçon s'était pris de passion pour le briquet à air, la machine
pneumatique et tous ces instruments ténus et précieux, faits
de bois verni, de verre, de cuivre, qui servaient en classe de physique à montrer des évidences.
Sa vocation fut foudroyante […] Ah ! Prouver la
pesanteur des objets, la chaleur de l'eau bouillante, la fraîcheur de la glace
[…] Poser, après mille
préparatifs, un objet sur un plan incliné et le voir rouler comme prévu […]
C'était dit : il serait professeur de sciences physiques"[ccxliv].
Et Lazerges, qui fait cette citation, de rappeler aux professeurs qu'il faut
absolument ne pas faire d'expériences dont le résultat est déjà connu des
enfants.
1. Création de la Commission Lagarrigue - Mise en avant des situations concrètes et de l'étude expérimentale des phénomènes
Un malaise grandit ainsi, peu à peu, au sein de la
communauté scientifique : "L'enseignement des sciences expérimentales ne parvient pas à réaliser, en France,
tout ce qu'on attend de lui. Il devrait initier les enfants à la technique et
leur révéler les lois de la nature, leur apprendre à réaliser des expériences et leur révéler l'esprit
scientifique. S'il n'y parvient pas, cela tient en partie à la manière dont il
est présenté et en partie à l'ensemble dans lequel il s'insère"[ccxlv].
Sous l'impulsion de l'un des physiciens les plus
éminents de l'époque, le professeur Brossel, alors Président de la Société de Physique (SFP), un groupe de travail
est créé comprenant des représentants de l'Union des Physiciens (UDP), de la
Société chimique de France (SCF) et de la Société Française de Physique.
"Ce groupe avait pour but d'examiner la situation actuelle de
l'enseignement des sciences physiques dans le second degré. Les raisons de
s'alarmer ne manquaient pas. La première, qui mesure en quelque sorte le
malaise de cet enseignement, est la désaffection sensible des élèves vis-à-vis
des sections scientifiques : terminales C par exemple, avec pour conséquence la
stabilisation , la diminution parfois des candidats étudiants aux sections MP
et PC de nos universités. La deuxième, c'est la suppression de la physique eu baccalauréat en
terminale A. Il nous paraît extrêmement grave que la grande majorité des futurs
cadres de la nation ne reçoive pratiquement pas de formation aux sciences
expérimentales. Indépendamment du rôle essentiel que jouent ces sciences dans
l'économie d'une nation moderne, elles semblent l'outil idéal de formation de
l'esprit pour compléter ce qu'un enseignement de plus en plus abstrait des
mathématiques, certes nécessaire, apporte à l'esprit. La référence constante à
l'expérimentation, au réel, le fait d'aborder un même problème avec des approches si
différentes et parfois contradictoires, font des sciences physiques
l'instrument le mieux adapté à la
préparation aux multiples problèmes de la vie qui se
présentent rarement avec la beauté d'un problème mathématique parfaitement
défini.[…] Outre l'intérêt
pratique certain de l'enseignement des sciences physiques, aussi bien comme
formation de l'esprit que par leur contenu même, nous aimerions donner aux
élèves surtout à ceux des sections littéraires, un aperçu de la richesse
intellectuelle et philosophique de ce qu'on appelle, depuis le début du siècle,
la "Physique moderne" […]
En cette moitié du XXe siècle, on ne saurait concevoir un homme cultivé
qui n'ait pas au moins un aperçu de ces problèmes et de la richesse de nos
connaissances"[ccxlvi].
La vétusté des programmes est aussi un argument
décisif dans la demande de changement : "Les programmes […] n'ont pas
évolué depuis des décennies […] Première conséquence : un décalage croissant
vis-à-vis des mathématiques, déjà élaborées [trop peut être] enseignées au même moment aux mêmes
élèves"[ccxlvii].
Les physiciens universitaires sont les plus ardents défenseurs de la rénovation
: "Les sciences physiques ont vu un prodigieux
développement depuis le début du siècle, surtout ces trente dernières années.
Nos enfants en voient les manifestations tous les jours, mais s'étonnent et de
désespèrent du caractère archaïque et souvent rébarbatif de l'enseignement
actuel des sciences physiques."[ccxlviii]
Aussi, les trois sociétés scientifiques (SFP, UDP
et SCF) présentent en 1970 un rapport demandant une rénovation en profondeur de
l'Enseignement des Sciences physiques. Ce projet s'inscrit dans un contexte
d'allongement de la scolarité obligatoire — tous les élèves doivent aller
jusqu'en classe de 3ème — ainsi que de rénovation des enseignements : les mathématiques avec la réforme
Lichnérowicz et les classes
préparatoires avec la réforme Fouchet-Aigrain. A ces préoccupations disciplinaires s'ajoute que, dans cette même
période, se développe un enseignement de masse qui impose, en particulier, une
redéfinition des buts et des méthodes de l'enseignement de la physique. A l'étranger, les plans de réforme de l'enseignement scientifique
constituent des références (PSSC, HPP aux USA et Nuffield en Grande‑Bretagne[ccxlix]).
Une
commission est donc créée en 1970 par le ministre Olivier Guichard. Elle est présidée par André Lagarrigue, physicien, président de la Société française de physique et professeur d'Université
à Orsay[ccl].
Trois missions lui sont initialement dévolues : amélioration de
l'enseignement de la technologie dans le premier cycle (classes de quatrième et
de troisième) ; rénovation des contenus et des méthodes de l'enseignement des
sciences physiques dans le second cycle ;
revoir la formation des maîtres. La seconde commission de 1975 se voit proposer
de redéfinir les objectifs et les programmes d'un enseignement des sciences
physiques allant de la classe de sixième à la terminale. Il s'agit-là d'un
changement d'importance, les sciences physiques n'étant jusqu'alors pas
enseignées dans le premier cycle, alors que la technologie l'était à partir de
la classe de quatrième. D'où la nécessité d'un profond remaniement : la
technologie étant disjointe des sciences physiques et les cadres étant
différents, il faut concevoir de manière entièrement nouvelle un enseignement
pour les collèges. C'est, après la
Troisième République, la deuxième fois que les sciences physiques interviennent
dans les classes de sixième et cinquième.
Dès le début de ses travaux, la Commission dégage
les idées essentielles qui doivent la guider. Il en résulte les lignes
directrices fondant les nouveaux enseignements. Pour le premier cycle, compte
tenu du jeune âge des enfants de sixième et de quatrième, la Commission
recommande très explicitement de s'appuyer sur les conclusions des psychologues
et des psychopédagogues : l'enfant qui entre en sixième est encore très souvent
à un stade d'évolution au cours
duquel il passe d'un mode de pensée actif et concret à un mode plus formel.
D'où, puisque les objets suscitent sa curiosité et que, le plus souvent, un
phénomène physique les sous-tend, il convient
d'enseigner les Sciences physiques en même temps que la technologie :
"Les objets techniques, ceux de la vie quotidienne, sont sources de
questions scientifiques. A son tour, la connaissance, même élémentaire, permet
d'expliquer les objets et d'acquérir dans leur maniement un savoir-faire de
base : l'exemple typique d'un sujet où la science et la technologie les plus
utilitaires se rejoignent est celui de l'électricité domestique. Pour que ce
savoir-faire se développe, il faut que l'enfant manipule, construise et
questionne."[ccli].
L'introduction de la physique en classe de 6ème, conjointement avec la
technologie, est une innovation notable de la Commission.
Cette façon de fonder les orientations des
programmes par un recours aux spécificités de la psychologie de l'apprentissage
est remarquable, d'autant que les enseignements de physique qui, jusqu'alors, ne
concernaient que le second cycle, mettaient en avant l'objectivité de l'objet
d'étude, et par extension abusive, conduisaient à un apprentissage neutre, sans
tenir compte de l'apprenant. Or, les travaux de Piaget deviennent des références
en matière de psychologie cognitive. La notion de construction des
connaissances par l'apprenant, et celle de représentation initiale — déjà
évoquée par Bachelard — investit les recherches en didactique. L'approche
sensualiste selon laquelle la prise de conscience de la causalité à l'œuvre en physique
provient de la répétition des observations, est ébranlée. L'activité de l'élève
— déjà perceptible dans le thème beaucoup plus ancien de "méthodes
actives", dans l'enseignement élémentaire de l'entre-deux guerres —
devient centrale dans son apprentissage. A partir de ces considérations sur le
déroulement de l'apprentissage, la Commission insiste sur la part d'initiative
à laisser à l'élève et au maître : "Il [l'enseignement des sciences
physiques] doit être d'abord, dans les premières classes, l'occasion d'observer,
de manipuler, de lier le travail sur les objets et la réflexion"[cclii].
Cette direction évoque les idées des prédécesseurs — Brunhold, Lazerges — réclamant pour le second cycle, une activité réelle des
enfants. Elle met en avant le caractère expérimental de l'enseignement —
parfois, d'allure positiviste — à substituer, dans le second cycle, au
caractère de mathématiques appliquées jusqu'alors trop
en vigueur dans l'enseignement de la physique.
Car
la question de l'expérimental est l'une des idées fortes défendues par la
commission : "L'enseignement des sciences physiques pour échapper à l'abstraction et à cette subordination à son outil mathématique, doit être
largement expérimental : si la situation évolue ici sensiblement depuis quelque
temps (organisation de travaux pratiques "intégrés"), il n'en reste que
trop souvent l'expérience (surtout celle que font
eux-mêmes les élèves) sert à "vérifier une loi " trouvée
"abstraitement" ; on ne constate que trop rarement la pratique
inverse : observation au départ, tentatives théoriques
et expérimentales, "loi physique". (Serait-ce d'ailleurs le meilleur schéma ?)"[ccliii].
Aussi le rôle et le choix des expériences est-il considéré comme essentiel. Cet
aspect doit se retrouver aussi dans l'évaluation : "l'examen devra permettre
de vérifier la compréhension physique des phénomènes"[ccliv]. L'approche
qualitative, et donc expérimentale des phénomènes, doit devenir première,
reportant la formalisation à une étude qui fait suite
: "…il conviendra d'équilibrer le raisonnement mathématique par une
analyse attentive des situations réelles"[cclv].
Cette
fois, l'expérimental n'est pas appelé en vertu du caractère naturellement
pratique de la physique, mais comme un contrepoids à l'envahissement par les mathématiques : "En regard, c'est
l'envahissement par les mathématiques délibérément les plus abstraites […]
Faut-il ajouter que cette école de dogmatisme a pour dernier souci, et de
motiver ses abstractions par référence initiale à quelque problème concret, et de veiller à fournir aux autres disciplines les outils
mathématiques [ou si l'on préfère de "calcul"] qui leur sont
nécessaires. […] la pédagogie mathématicienne entend couler l'ensemble des
élèves dans le moule unique d'une discussion linéaire à travers une succession
figée d'axiomes et de théorèmes."[cclvi]. Et l'auteur de
conclure : "Il va de soi qu'une telle situation accentue le caractère
subalterne de la place accordée à l'enseignement des sciences physiques."[cclvii].
De
plus, un autre argument en faveur de l'expérimental est qu'il vise au
développement personnel de l'enfant car "elles [les sciences physiques] aident
puissamment l'enfant dans son processus de maturation et la compréhension du
monde où il vit : il convient donc de considérer les sciences physiques non pas
en elles-mêmes, mais dans ce qu'elles apportent."[cclviii] D'ailleurs
dans le second cycle, "l'enseignement [des sciences physiques] […] doit […] ne pas
être orienté vers les seuls besoins de futurs physiciens ou chimistes"[cclix].
Ce que l'universitaire et physicien M. Hulin confirme : " […]
l'enseignement des sciences physiques doit viser non pas à former des
physiciens ou des chimistes mais à apporter un élément de culture générale à
des élèves très divers. Certains se tourneront vers des carrières médicales,
économiques, littéraires ; d'autres même abandonneront le lycée en fin de 3e : il faut d'abord les armer pour leur
études ou leurs activités professionnelles futures. L'on ne portera d'ailleurs
aucun tort aux futurs physiciens, ingénieurs ou techniciens en considérant les
finalités de notre enseignement d'un point de vue général, et sans viser à leur
fournir très tôt des connaissances spécifiques adaptées à leurs seuls
besoins."[cclx].
En
somme, la réforme Lagarrigue met l'accent pour le
premier cycle, tout d'abord sur l'absolue nécessité d'avoir réellement recours
aux situations quotidiennes spécifiques d'une approche expérimentale et active
des phénomènes. Cette conception pédagogique va dans le sens d'une pratique
expérimentale réelle de l'enfant, au service d'une construction expérimentale
de ses savoirs. Le deuxième point fort et original des propositions est le
rapprochement de l'enseignement de la physique de celui d'une technologie
rénovée. Cette dernière matière offre souvent des occasions réelles et
quotidiennes de questionnement de la nature à travers le phénomène physique qui sous-tend le
fonctionnement des objets techniques. D'où le lien privilégié des sciences
physiques avec les objets techniques
du monde moderne. Le souci d'une participation des élèves dans les cours est
alors bien assuré par l'apport d'un objet technique et son analyse qui
généralement, peut conduire aux prolongements naturels de l'étude des
phénomènes physiques. D'où la méthode suggérée : partir des
objets techniques pour aller à une question de nature scientifique, puis
revenir à eux afin d'expliquer leur fonctionnement et acquérir un savoir-faire
de base dans leur maniement. Cependant, les sciences physiques étant aussi une
science de la nature, il est précisé de ne pas omettre d'équilibrer les aspects
techniques par un recours aux observations faites dans la nature et, lorsque
cela est possible, d'en donner des explications.
2. Les modes de raisonnement des sciences physiques - Des modèles explicatifs à la modélisation mathématique
Ces directions de travail pour le premier cycle
s'accompagnent d'une ultime remarque fondamentale : "De ce qui précède
résulte une attitude scientifique vis-à-vis de l'environnement naturel et
technique. Celle-ci doit déboucher vers un niveau d'explication plus élaboré, plus
synthétique, qui est le propre de la science"[cclxi]. Pour la
première fois les recommandations en matière d'enseignement scientifique se
réfèrent à une vision plus synthétique de la science. Déjà se profile l'idée de
la modélisation.
Dans le second cycle, on note le même type
d'évolution dans les recommandations. Depuis la réforme de 1902 — soit
plus d'un demi‑siècle — les textes prévoyaient un enseignement expérimental
fondé sur l'induction des lois à partir des faits. Conformément aux
idées positivistes de la fin du XIXe siècle, et jusqu'à la moitié du XXe
siècle, l'enseignement de la physique mettait en effet l'accent
sur les faits expérimentaux — montrés plus ou moins concrètement. Or,
comme décrit dans les chapitres précédents, la physique du lycée a maintenu ses
caractéristiques dogmatiques : enseignement des résultats de la science
plutôt qu'élaboration par l'élève des concepts ou lois de la physique. Même les textes officiels des années 1945 -
1955 sur la redécouverte, ou la méthode naturelle active, sont
demeurés lettre morte dans la majorité des cas. La physique est montrée comme
la science des faits, et le matériel demeure l'indispensable
outil complémentaire des lois, l'ensemble se juxtaposant en un tout
incontestable.
Car l'expérience et son corollaire, l'instrument, sont jusqu'alors toujours
considérés comme les attributs distinctifs de la physique. C'est en effet une constante des débats du XIXe et du début du XXe
siècle sur la place comparée des mathématiques et des sciences physiques dans l'enseignement secondaire, que de
considérer l'expérience comme le seul outil fondant leur différence.
L'outillage formel désigne les mathématiques, et l'expérience, les sciences
physiques. Ce qui va de pair avec le fait que, tout au long du XIXe siècle, un
cours de physique est centré sur le discours de l'expérience [physique dite
élémentaire], avec, exceptionnellement, une succession de formules plaquées sur des phénomènes
[pour la physique dite de physique spéciale][cclxii]. L'existence
du matériel — même lorsqu'il est seulement montré — affirme la séparation
d'entre les mathématiques et les sciences physiques.
Ces traits de l'enseignement de la physique montrent l'importance du
statut des faits expérimentaux comme base de la méthode expérimentale, méthode promue au rang de méthode
universelle du chercheur d'après les travaux de Claude Bernard[cclxiii]. Cette
méthode qui consiste en un double travail d’abstraction et de généralisation, conduit, dans un premier temps, le
physicien à dégager, par l’analyse des faits concrets et particuliers,
un certain nombre de lois qui sont des propositions générales
reliant plusieurs notions abstraites. Dans un second temps, poussant plus loin
l’abstraction, il formule des jugements plus généraux, c’est-à-dire des
principes permettant de retrouver, par une déduction plus ou
moins longue, les lois précédemment établies. Les faits sont premiers et
commandent l'élaboration de la loi.
Or, les avancées sur l'épistémologie des sciences
en ce milieu du XXe siècle, mettent en cause cette conception de la démarche duca chercheur. Les
travaux de M. D. Grmek à propos du raisonnement
expérimental chez Claude Bernard ont montré que le
raccourci méthodologique présenté dans les travaux du savant n'était qu'une
reconstruction intellectuelle a
posteriori, et non la méthode universelle dont se serait
inspiré l'auteur[cclxiv].
Cette reconstruction est aujourd'hui admise par la communauté des historiens
des sciences : par exemple, la découverte par Newton de la décomposition de la
lumière blanche par le prisme — expérience prototypique des débuts de la physique expérimeentale — est
ainsi analysée par Michel Blay : "l'expérience du prisme apparaît bien
plutôt comme une expérience mise en place pour développer l'hypothèse formulée antérieurement
concernant la réfrangibilité spécifique des différents rayons ; l'expérience du
prisme au sens newtonien est une expérience construite et non donnée. Le
regard, à présent porté sur la lumière et les couleurs par Newton, inaugure à
proprement parler le nôtre."[cclxv] De même, dans les études sur
l'enseignement scientifique expérimental des niveaux élémentaire et du premier
cycle, la démarche OHERIC (observation - hypothèses - expérience
- résultats - interprétation - conclusion) ainsi nommée par les didacticiens
des sciences qui la rejettent, est-elle considérée comme une démarche
reconstruite par le savant à des fins d'explication ou de publication[cclxvi].
Il est intéressant de signaler aussi les ouvrages contestant l'existence d'une
démarche modélisée, d'une voie royale conduisant à la découverte : Feyerabend
s'incrit "Contre la méthode"
en donnant de nombreux exemples[cclxvii].
Aussi le travail de la Commission prend en compte
ces résultats dans sa réflexion sur l'enseignement rénové des sciences
physiques. Du point de vue de la physique au lycée, le groupe considère comme l'un des objectifs les plus importants, la
formation d'une attitude scientifique vis‑à‑vis de l'environnement naturel et
technique. Aussi, bien que la physique du premier cycle passe nécessairement
par l'expérience et la manipulation de
l'élève, elle ne saurait suffire pour une formation complète : dès le second
cycle, il convient d'approfondir la première approche expérimentale rencontrée
en classe de quatrième.
Car un niveau d'explication plus élaboré, plus
synthétique — qui est le propre de la science — doit nécessairement
être peu à peu, pris en compte : "En classes de sixième et de
cinquième, on partira des données des sens et d'observations immédiates, le
niveau d'abstraction restant élémentaire. En
quatrième et en troisième apparaîtront des modèles explicatifs non
mathématiques [modèle de l'atome] et des concepts plus généraux [énergie]."[cclxviii]. Quant au
second cycle, "la formulation de lois physiques doit jouer un rôle important
mais non excessif."[cclxix].
Deux points retiennent l'attention : le premier,
opère la distinction entre réel concret et modèle explicatif non
mathématique ; le second réintroduit la place du formalisme mathématique, comme un outillage au service de la
formalisation des lois. C'est
bien la question de la modélisation — qu'elle soit non mathématique, ou
formalisée par les mathématiques — qui caractérise l'une des innovations les plus marquantes
introduites par la Réforme Lagarrigue.
Le caractère de modélisation des sciences
physiques au lycée est ainsi clairement
réaffirmé : "Les sciences physiques sont à la charnière entre le concret, que modifient l'expérimentation et les procédures
techniques, et des structures abstraites qu'utilise et qu'enrichit l'activité
théorique. Cette dualité caractéristique doit "passer" dans
l'enseignement avec le maximum d'authenticité."[cclxx]. Elle doit être
constitutive de la méthodologie et de la problématique des sciences physiques :
" […] les sciences physiques reposent sur l'interaction entre un réel
(brut puis modifié par l'expérimentation), des concepts, des lois, un
formalisme, des applications ; […]
tous ces éléments sont essentiels ;
[…] on ne saurait, sans défigurer la réalité, établir entre eux de
hiérarchie […] l'ensemble est en permanence ouvert et évolutif."[cclxxi].
Or,
le caractère arrêté des cours de sciences, véritable catalogue des notions à
retenir, est à l'opposé de l'ouverture revendiquée par le physicien. Il faut inculquer aux élèves l'idée fondamentale que " […] le
progrès scientifique, dans son ensemble, correspond à une interaction
dialectique entre observation, manipulation, élaboration de modèles progressivement mathématisés,
pour finalement revenir à l'expérimentation"[cclxxii]. Aussi, cette
visée dialectique doit imprégner le cours de sciences si l'on veut que l'élève
acquière une attitude et un esprit scientifiques.
L'innovation
va donc marquer l'enseignement des sciences : la rupture consiste à
changer de point de vue dans l'apprentissage. Alors que jusqu'à présent, la position clé du
maître dans la classe faisait de lui un meneur d'esprit, chargé de montrer la science — ou
plutôt ses résultats — à des élèves attentifs à la recevoir, désormais,
l'objectif change au profit d'une activité authentique de l'élève. Le
professeur doit donc privilégier les démarches qui s'apparentent à celle du
chercheur pour les faire vivre aux élèves. Etablir des concepts, des lois, comme dans un laboratoire,
devient la problématique nouvelle : le professeur dévolue un problème
scientifique à l'élève, invité à mener sa propre recherche au sein d'un groupe.
Le statut épistémologique de l'élève devient celui d'un chercheur en herbe.
Prise
au pied de la lettre, cette volonté de faire mener ses propres recherches par
l'enfant peut paraître irréaliste. Il est d'ailleurs évident que la position du
chercheur est différente de celle de l'élève, et pourtant l'un et l'autre
doivent élaborer des réponses aux questions posées à la nature. Mais l'écart entre les deux provient de ce que le chercheur invente
des réponses pour la société, et fait ainsi progresser la science ; l'élève
invente les réponses à ses propres questions, se situant alors dans une
perspective d'apprentissage, et élaborant des savoirs pour le seul
groupe-classe ; de plus, les solutions trouvées existent préalablement dans les
ouvrages scientifiques, et peuvent constituer une vérification du travail mené.
Là réside la distinction : avec les ouvrages scientifiques existants,
l'enfant et la classe disposent d'une possiblité de validation de leurs
travaux, tandis que le chercheur, confronté à la communauté scientifique, ne
peut que coroborer les siens[cclxxiii]
et doit faire reconnaître ses résultats.
Aussi,
dire de l'élève qu'il assure toute la tâche d'un chercheur en herbe n'est
qu'une réduction de la réalité, dont les limites sont commandées par la
nécessité de l'apprentissage. Seules, les démarches sont transférables,
appliquées à des situations que le professeur a la charge de concevoir.
L'authenticité de la recherche de l'élève s'inscrit au sein d'un apprentissage
voulu et dont il bénéficie, et non dans un progrès de la science au bénéfice de
la société. Pour cela, les projets de la réforme s'inscrivent à l'opposé des
conceptions antérieures de l'enseignement de la physique : c'est par l'observation, l'activité pratique et l'exercice de la réflexion théorique que
l'élève doit y parvenir. On notera qu'aux points habituels, que sont
l'observation et l'activité pratique, s'ajoute l'exercice de la réflexion
théorique pour la première fois exigée dans l'enseignement secondaire et
évocatrice de la modélisation. Car il ne s'agit pas, ici, de calculssystème ni d'équations, mais d'exercice théorique de la pensée, et principalement, au lycée, du rapport entre l'outillage mathématique et l'étude expérimentale :
si les sciences physiques tirent profit des outils
mathématiques elles ne sauraient s'y
réduire. C'est par le va-et-vient de la réflexion mathématique entre problèmes et solutions que naissent au passage, de nouveaux concepts, de
nouvelles méthodes et qu'apparaissent de nouvelles interrogations. Aussi le maître
doit-il centrer son enseignement sur "la confrontation, passive puis
active, par l'observation puis l'expérimentation, avec le concret (aspect présent, certes,
dans la genèse des mathématiques, mais que leur présentation axiomatisée tend à
masquer)."[cclxxiv].
Ces
quelques lignes définissent une nouvelle direction pour la conduite du cours de
sciences physiques. Et pourtant, leur lecture critique laisse entrevoir une ambiguïté des
rapports de la physique et des mathématiques et évoque les restes d'un
positivisme attaché au primat de l'expérience et à la notion centrale de fait : "La Commission a
fréquemment mis en avant que l'originalité des sciences physiques, en
particulier par opposition aux mathématiques, tient à leur caractère de
sciences expérimentales, et que ce caractère doit apparaître de manière déterminante au niveau
de l'enseignement. Sans remettre en question cette composante nécessaire, je
pense qu'il serait opportun d'approfondir les modalités précises de son
intervention au niveau proprement pédagogique. On peut craindre en effet que la
Commission ne fasse dans ce domaine un peut trop confiance à des intuitions
teintées de positivisme, et donc douteuses."[cclxxv]. Ici se
démarque la volonté de rompre avec le positivisme encore sous-jacent chez bon
nombre de scientifiques et d'enseignants. La modélisation prend en compte le
fait expérimental, à condition de l'insérer au sein d'une pensée hypothétique,
débouchant nécessairement sur de nouvelles conceptions de l'apprentissage en
science.
Car
une nouvelle image de la démarche en sciences expérimentales émerge ainsi comme un contrecoup des
travaux de la Commission Lagarrigue. Le groupe de travail alors mis en place est devenu un laboratoire de
recherche sur l'enseignement des sciences physiques. Une
vingtaine de personnes environ regroupant des physiciens de différentes
organisations (enseignement supérieur, CNRS, lycées, CES et centre de formation
de professeurs de C.E.G ou C.E.T ainsi
que des spécialistes de psychologie) travaillent à définir une nouvelle
conception de l'enseignement des sciences ; ils mettent au point et
expérimentent de nouveaux cursus pour le premier cycle[cclxxvi]. Dans la
ligne de ces travaux, une unité de recherche sur les sciences expérimentales
est développée à l'Institut national de recherche et de documentation
pédagogiques (INRDP) dont les travaux s'élargissent aux activités
expérimentales de l'école élémentaire[cclxxvii]. Un ouvrage
émanant de ce groupe de recherche fait paraître en 1978 un ouvrage qui rappelle
l'erreur de conception que constitue
la "méthode expérimentale",
résumée par le raccourci OHERIC — O= observation, H = hypothèse, E = expérience, R = résultats, I = interprétation — comme heuristique dans
la physique et son enseignement[cclxxviii].
"Une pédagogie pour les sciences
expérimentales" est ainsi proposée, qui repense la façon d'enseigner
les sciences au collège[cclxxix].
L'aspect
expérimental de l'enseignement est réinterprété : tout comme le physicien mène son expérimentation dans le cadre d'une
théorie au moins ébauchée, tirant
des renseignements largement déterminés par ses présupposés théoriques, le
professeur est invité à respecter ce précédent de la réflexion sur
l'expérimentation menée dans sa classe. Car la fonction de l'expérience dans la recherche est d'assurer la possibilité d'un choix
entre deux ou plusieurs schémas explicatifs préalablement élaborés. Elle ne se
situe plus comme un fait donné et décisif, mais elle joue alors pleinement le
rôle d'expérience cruciale, non pas au sens de donnée incontournable, mais comme
un recours à la prise de décision.
C'est
finalement un renversement de l'approche en sciences qui s'impose, avec ces
conceptions nouvelles de la science : alors que l'enseignement des sciences
physiques, guidé par les concepts, suivait une progression linéaire allant du plus simple au plus
complexe, il convient désormais — devant l'accroissement de complexité des
phénomènes physiques, et pour satisfaire à l'exigence de scientificité — de se
résoudre à une démarche par approximations
successives oscillant entre modèles théoriques et interrogation expérimentale
de la nature. "Ainsi, physiciens et chimistes sont condamnés à louvoyer en
permanence dans l'à-peu-près […]
attitude […] qui peut
paraître décevante à des débutants."[cclxxx]. Cette
démarche d'authenticité au regard de celle des chercheurs débouche sur un
remaniement complet des démarches pédagogiques. Pour guider le professeur, une
grille des principaux traits de la démarche en classe est conçue par M. Hulin, alors physicien membre du groupe de
travail : "—On renonce à définir les axiomes de départ. A la place, on
profite d'observations préliminaires pour ébaucher un "modèle" du système ou du phénomène physique étudiés, en dégageant les
paramètres dont on peut penser qu'ils ont un rôle prépondérant, et en
esquissant une première mise en forme mathématique des relations
entre ces paramètres. — Cette réflexion préalable suggère certaines propriétés
du système, en même temps que les conditions qu'il convient de respecter pour
pouvoir les mettre en évidence. Elle débouche ainsi sur l'expérimentation, dont on doit bien comprendre qu'elle n'est que très rarement à
l'origine de la recherche. — Suivant les résultats de l'expérience, le modèle est abandonné,
ou adopté, perfectionné et exploité pour des expériences ultérieures ou des
applications.
On
assiste ainsi à un aller-retour retour permanent entre la réflexion théorique
et la pratique expérimentale ; l'expérimentation, sauf exception, doit s'appuyer
sur une réflexion préalable ; la théorie se nourrit du résultat des
observations et des expériences, et se laisse éventuellement guider par le
formalisme mathématique. L'ensemble
forme un tout, qui ne vaut que par l'échange
entre ses parties : ce qui, en définitive, fait adopter une théorie physique, c'est la cohérence progressivement constituée entre ses composantes
théoriques (y compris le formalisme mathématique qu'elles mettent en œuvre)
[sic], et les résultats des expériences[cclxxxi]. Par ces
recommandations, la démarche d'élaboration des savoirs
constitue en même temps une construction intellectuelle de la part de l'élève,
lequel, aidé du maître dans les débats et les discussions comparatives au sein
de la classe, est actif. Ses représentations mentales (modèles initiaux), ou
idées préalables seront testées, voir, remises en question, tout en assurant
une vigilance quant à la validité restreinte des modèles établis. C'est bien
l'activité de modélisation qui est d'abord mise en valeur, l'expérience et les mathématiques, n'intervenant que dans ce cadre. La physique scolaire de la deuxième
moitié du XXe siècle est appelée à renverser les valeurs précédemment établies
: celle du formalisme des lois, puis, celle de
l'expérience inductrice des lois.
Il
n'est donc pas étonnant que la définition des programmes du premier cycle soit
fixée non seulement en termes de connaissances à acquérir, mais que soient
aussi précisés les objectifs et les savoir-faire recherchés. D'autre part, la
complexité de la démarche n'échappant pas aux
membres de la Commission, ceux-ci prennent le soin d'introduire une dimension
nouvelle dans le second cycle, la vulgarisation scientifique, comme substitut à
l'étude des sujets trop difficiles : "Il ne faudra pas craindre de laisser
une part raisonnable à la vulgarisation de certains sujets importants dont
l'étude rigoureuse est inaccessible à ce niveau."[cclxxxii]. La
reconnaissance de la vulgarisation, jusqu'alors dénigrée comme de niveau
inférieur à celui de l'enseignement scientifique proprement dit, marque un
tournant dans les préoccupations de la communauté scientifique en matière
d'enseignement.
S'il
faut résumer les idées fondamentales ayant inspiré la Commission, nous
retiendrons celles présentées par M. Hulin dans son historique de la
Commission [cclxxxiii]
:
1. Insistance sur le recours expérimental comme caractéristique des sciences physiques :
a .
L'opposition "observation-expérimentation" …
b.
Lutte contre "l'envahissement par les mathématiques les plus abstraites",
avec ses conséquences : pas "d'outils" pour les autres disciplines,
sélection par l'abstraction, difficulté du recrutement des classes préparatoires P-P'.[cclxxxiv]
c.
Valorisation de l'expérience comme point de départ
possible, mais dans des conditions épistémologiquement très floues (empirisme
et positivisme forcenés, débat "abstrait vs. concret" posé dans des termes naïfs, Position primaire de la Commission
dans ce domaine).
d.
Réaction contre le caractère de mathématiques appliquées de
l'enseignement de la physique
2.
Importance de l'acquisition de connaissances scientifiques et techniques de
base qui implique :
a.
des ordres de grandeur
b.
des schémas d'explication qualitative
c.
l'explication de la modélisation, et la
proposition de modèles, en particulier microscopiques (au niveau atomique ou
moléculaire)
d.
une information (au besoin descriptive) sur le monde technique, les grands
procédés techniques et industriels, etc.
e.
une information (elle-même au besoin descriptive) sur les connaissances
fondamentales en physique (y compris les plus
récentes).
3.
Entraînement à la manipulation, à l'observation, la
réalisation et la représentation d'objets et de phénomènes :
a.
confrontation avec l'appareillage de la vie quotidienne… ; réalisations de
projets.
b.
début de pratique expérimentale, entraînement à la mesure.
c.
représentations graphiques sous des aspects très divers (schémas,
représentations graphiques de dépendances fonctionnelles entre variables de
relations systémiques).
d.
outils logiques et linguistiques.
4.
Entraînement aux modes de raisonnement des sciences physiques
a.
tenter de présenter aux élèves "l'interaction dialectique" entre
théorie et expérience.
b.
présenter les grands concepts avec un effort synthétique pour permettre aux élèves de mieux
percevoir l'unité conceptuelle de la discipline au travers de l'étude de
phénomènes très divers.
c. commencer, au moins,
une familiarisation avec les grands principes (de conservation,
d'invariance, de symétrie). On
sent ici toute l'influence du PSSC, de Feynmann, etc.)[cclxxxv].
5. […]
affirmation répétée qu'on ne cherche pas à former de futurs physiciens, ni même
de futurs ingénieurs.
Les travaux de la Commisson Lagarrigue ont donné lieu à de
multiples expérimentations, ainsi qu'à des avant-projets de programmes
accompagnés de commentaires. Cependant, parmi les missions fixées à la
Commission Lagarrigue — préciser les buts de
l'enseignement de la physique, la chimie, la technologie ; en établir les programmes et rédiger les commentaires
; proposer des directions de formation initiale et continue des professeurs ; envisager la création
d'un organisme de révision régulière des buts et des programmes — seuls
ont été menés à bien les programmes et leurs commentaires. Divers obstacles en
sont l'explication : le décès du président
Lagarrigue, la mise en œuvre de la réforme Haby (durant laquelle des contraintes
de réponses rapides ont stoppé le bon déroulement) au cours de laquelle il est
mis fin à l'existence de la Commission en 1976.
Il est néanmoins intéressant de noter l'innovation
majeure que constituent les thèmes librement choisis par les professeurs pour l'enseignement de la
physique-chimie dans les classes
littéraires. En revanche, disparaissent des programmes scientifiques, des
chapitres pourtant proche de la physique au quotidien, tels que
l'hydrostatique, la résistance de l'air, les propriétés physiologiques des
sons, le principe de la radio, le second principe de la thermodynamique.
Vraisemblablement, ces points embarrassaient les professeurs, contraints à les
traiter rapidement, d'où un risque en cas de sujet au baccalauréat. De même,
l'appréciation des ordres de grandeur a été mal perçu par les enseignants. Par
contre, le projet de retenir les "grands principes" a retenu toute
l'attention du corps professoral, qui y a vu une valorisation et une
modernisation de son enseignement.
La Commission Lagarrigue a constitué une tentative
de rénovation de l'enseignement des sciences physiques. Son
objectif de développer la modélisation de situations expérimentales semble
cependant avoir abouti à un échec : sa dissolution prématurée n'a pas permis la
rédaction d'un livre du maître indispensable aux professeurs, ceux-ci étant, dans leur grande masse, restés en dehors de la réforme
circonscrite à quelques établissements seulement. Par ailleurs la question de
la formalisation mathématique semble avoir
été un obstacle important pour les professeurs : alors que généralement,
ceux-ci utilisent les mathématiques dans leur forme algorithmique, la
formalisation et son contexte élargi
commandent de leur accorder une valeur plus générale. Ce que, vraisemblablement
les enseignants n'ont pas réellement mis en œuvre, faute sans doute, de
formation appropriée.
A titre de décharge des professeurs, et d'explication de la situation, notons
l'importance des conditions matérielles rencontrées : le matériel scientifique des laboratoires est
spécifiquement consacré, non à la mise en place d'une modélisation mais plutôt
à la démonstration de physique. Or celle-ci entre dans un cadre prévu à l'avance par le professeur
qui utilise l'expérience en tant que preuve de la
loi énoncée a priori. Dès lors que l'on
demande à l'élève d'entrer dans une démarche de modélisation, son
cheminement devient susceptible d'imprévision : le matériel ne peut être
préparé, ni même envisagé au préalable. Il est alors très difficile, voire
insurmontable, de concevoir des situations de recherches authentiques avec le
matériel adéquat. Ceci pèse d'autant plus que la formation des professeurs est
demeurée ponctuelle, à l'inverse des IREM dans la formation des enseignants aux
mathématiques modernes[cclxxxvi].
De plus, le niveau de mathématiques des élèves est marqué par l'introduction de
ces nouvelles mathématiques, encore mal insérées en physique. Or, selon les
remarques de M. Hulin à propos des symétries
d'un système, la géométrie fait défaut en physique,
comme élément visuel, sensible, qui lui semble de nature à faire impression sur les
élèves.
A ces considérations scientifiques s'ajoutent des
remarques d'ordre linguistique : il faudrait que les élèves maîtrisent
parfaitement les connecteurs logiques afin de traduire exactement la logique
des raisonnements. Ce dernier point atteint la situation parfois difficile des
publics socialement défavorisés :
la mauvaise maîtrise de la langue française est particulièrement
sensible chez certains enfants de milieux modestes et/ou de langue naturelle
étrangère parce que de milieu issus de l'immigration. Quant aux connecteurs
logiques, leur apprentissage n'est pas systématiquement mis en œuvre, d'où les
confusions fréquentes entre, notamment, la cause et la conséquence : donc,
parce que, etc..sont encore mal maîtrisé au premier cycle. Les problèmes dépassent ainsi les stricts aspects techniques ou scientifiques. La
maîtrise double des langages naturels et mathématiques constitue un frein pour
certaines populations scolaires.
Aussi le vrai problème, selon M. Hulin, professeur à l'Université Pierre et Marie Curie (Paris VI),
"semble être celui de l'élaboration d'une tactique (ou même d'une
stratégie) pédagogiques adéquates, visant à transmettre une certaine
représentation du monde physique, qui est ce qu'elle est et indépendamment de nous, plutôt qu'une sorte
de troncation de cette représentation qui la rendrait en principe plus
accessible. Et l'obstacle majeur que nous devons surmonter n'est pas tant celui
d'un exposé des solutions que les physiciens ont élaborées pour organiser,
structurer notre vision du monde, que celui de la transmission de la
problématique même qu'ils ont adoptées pour parvenir à ce but. Car c'est entre
les interrogations du non-physicien et du physicien en face de
la nature que se situe la coupure,
la solution de la continuité majeure. La difficulté fondamentale qui pèse sur
notre enseignement vient de ce que nous ne faisons pas véritablement entrer les
élèves dans notre jeu : une sorte de docilité de certains d'entre eux, surtout
quand elle peut s'étayer sur une raisonnable maîtrise des outils mathématiques que nous faisons
intervenir très (trop) tôt, peut nous donner l'illusion d'un succès partiel.
Dans un premier temps, tâchons au moins d'admettre cet échec, et faisons effort
pour que notre enseignement soit plus explicite quant à la démarche de nos sciences et à la
nature même des problèmes auxquels elle s'attaque."[cclxxxvii]
Ces réflexions traduisent les questions de fond
que nous laisse l'insatisfaction récurrente toujours liée à l'enseignement des
sciences physiques. Il est vrai qu'une science comme la physique est en constante
évolution, d'où la nécessité de faire évoluer ses pratiques d'enseignement. En
matière de contenus, nombreuses sont les découvertes qu'il faut progressivement
introduire dès l'enseignement secondaire. Les exemples historiques ne manquent
pas : le cas de la lumière, vue à l'origine par comme un ensemble de grains qui
partent de l'œil, puis, sa conception ondulatoire au XVIIIe siècle pour
expliquer les interférences puis la diffraction par un petit orifice ; fin XIXe
siècle — après que le concept de champ soit
construit — la lumière est alors considérée une onde électromagnétique au
sein d'un ensemble plus vaste recouvrant les rayons ultra violets et les rayons
infrarouges ; au XXe siècle, sa structure corpusculaire avec les découvertes
sur l'effet photoélectrique et le concept de quantum d'énergie lumineuse
donnant lieu in fine (considération toujours actuelle) à la dualité
onde-corpuscule proposée par le chercheur De Broglie, considérant la lumière
selon les circonstances expérimentales, tantôt comme une onde, tantôt comme un
corpuscule, d'où l'unification des ondes électromagnétiques allant des rayons
gamma, rayon X et rayons "cathodiques" aux ondes hertziennes[cclxxxviii].
Le cas de la chaleur et celui de l'énergie constituent d'autres exemples
pertinents : au calorique présent jusqu'aux années 1870, puis à la théorie mécanique de la chaleur à
la fin du XIXe siècle, succèdent une approche de l'énergie (anciennement fondée
sur le seul travail des forces) et ses transformations (notamment dans les machines thermiques) puis
la thermodynamique. La physique moderne propose de nouvelles représentations de
l'atome, la molécule, le noyau, les particules élémentaires.
A ces changements conceptuels s'ajoutent de
nouveaux paradigmes qui prévalent peu à peu en physique : la causalité cède la place à une vision
plus systémique ; l'intérêt est porté sur la recherche d'invariants, les lois de conservation, les lois de
transformation notamment dans les opérations de symétrie. Et puisque la
physique implique une formalisation, le recours aux outils mathématiques doit aussi se moderniser :
par exemple, le caractère tensoriel des grandeurs physiques doit être explicité
en distinguant le scalaire du vecteur, voire du pseudovecteur[cclxxxix].
On voit bien comment, de ces changements
conceptuels et formels, il s'en suit
un renouvellement nécessaire de la présentation élémentaire de certains
phénomènes[ccxc],
donc de l'enseignement de la physique. Les nombreuses réformes de l'enseignement de la physique et de la
chimie, ne se justifient que par la tentative d'y répondre[ccxci].


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